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Full text of "revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXV  ANNÉE 

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REVUE 


DES 


DEUIL  MONDES 


XXV  ANNÉE 

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f  ARIS.  —  IMPnrMERlE  DE  J.  GLATS 

RUB   SAINT-BEROIt,   7. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXV  ANNÉE 

SSCONDB     siRIK    DX    LA    NOUTELLK    piRIODK 


TOME  ONZIÈME 


PARIS 

BUREAU     DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

>ui  ■àiht-bihoIt,  90 

1855 


ISRAËL  POTTER 


LÉGENDE  DÉMOCRATIQUE  AMÉRICAINE. 


Le  peuple  a  besoin  de  grands  hommes  et  de  héros  :  il  ne  saiTrait 
s  en  passer  non  plus  que  de  merveilleux  et  même  de  superstitions.  Il 
faut  que  les  amis  des  lumières  en  prennent  leur  parti.  Les  phéno- 
mènes  du  moyen  âge  se  reproduisent  parmi  nous;  seulement  ils 
preoDent  une  nouvelle  forme,  qui  nous  abuse  et  nous  fait  croire  à 
des  nouveautés  là  où  il  n'y  a  souvent  que  des  faits  vieux  comme  le 
monde.  On  avait  cru  l'amour  du  surnaturel  perdu  pour  toujours, 
et  voUà  que  la  démocratique  Amérique  invente  les  esprits  frappeurs 
et  les  tables  tournantes!  voilà  qu'elle  rédige  des  journaux  de  ma^e 
noire,  et  donne  à  ses  paysans  yankees  assemblés  dans  leurs  granges 
le  spectacle  des  mystères  du  mesmérisme  et  des  extases  somnam- 
buliques  I  De  même  que  les  peuples  ont  soif  d'un  merveilleux  tou- 
jours présent,  agissant  dans  le  monde  actuel,  et  d'un  merveilleux 
révélateur  des  temps  à  venir,  ils  ont  besoin  d'un  merveilleux  histo- 
rique et  légendaire.  Llmagination  populaire  aime  à  transformer  la 
réalité  historique,  à  grandir  ce  qui  était  déjà  grand  par  soi-même, 
à  faire  des  héros  d'hommes  qui  souvent  n'ont  rien  eu  d'extraordi- 
naire, et  à  transCgurer  les  héros  en  demi-dieux.  On  avait  cru  jus- 
qu'à présent  qu'une  certaine  perspective  historique  était  nécessaire 
pour  que  ce  fait  pût  s'accomplir,  on  avait  cru  que  le  passé  ne  de- 
vait pas  être  trop  près  du  présent.  Les  États-Unis,  qui  ont  déjà 
donné  tant  de  démentis  aux  opinions  reçues,  se  sont  encore  char- 


O  BETUE   DES  DEUX   MONDES. 

gés  de  prouver  le  contraire.  Chez  eux,  dirait  M.  Michelet,  la  légende 
a  commencé  de  bonne  heure.  Nous  ne  plaisantons  point.  De  plus 
en  plus  les  Américains  du  Nord  entourent  d*une  atmosphère  mer- 
veilleuse des  faits  et  des  personnages  qui  sont  très  près  de  nous, 
et  leur  donnent  un  caractère  différent  de  leur  caractère  historique. 
Les  guerres  et  les  acteurs  de  la  révolution  prennent  sous  leur  plume 
ou  dans  leur  bouche  une  grajideur  gigantesque.  Il  n'est  personne 
assurément,  parmi  ceux  qui  sont  habiiués  à  la  lecture  des  livres 
américains,  qui  n'ait  été  mille  fois  étonné  de  voir  Franklin  ou  Was- 
hington transformés  en  géans.  Vous  irriteriez  fort  un  Américain,  si 
vous  lui  disiez  que  ces  deux  hommes  sont  de  taille  ordinaire,  que 
Franklin  fut  un  homme  très  fin,  honnêtement  rusé,  professant  une 
morale  excellente  sans  doute,  maïs  à  tout  prendre  trop  souvent  ca- 
suistique, n'aimant  pas  à  se  donner  de  peines  inutiles  et  habile  à  se 
les  épargner;  que  Washington  fut  tout  simplement  un  honnête  cœur 
et  une  conscience  probe.  Les  personnages  les  moins  poétiques  de  la 
terre  tournent  à  la  légende  à  une  distance  de  moins  de  soixante  ans. 
Les  Américains  d'aujourd'hui  parlent  de  l'époque  et  des  héros  de 
leur  révolution  comme  de  la  Grèce  primitive  et  de  ces  générations 
de  demi-dieux  qui  fondèrent  les  premiers  états  et  élevèrent  les  pre- 
mières villes. 

dltte  tendance  n'est  pas  d'ailleurs  particulière  seulement  à  la 
foule  démocratique,  comme  on  pourrait  le  croire.  On  la  retrouve 
chez  les  hommes  les  plus  distingués  de  l'Amérique,  et  c'est  au  même 
sentiment  que  vient  d'obéir  M.  Uerman  Melville,  l'ingénieux  auteur 
de  Tf/pee  et  Omoo,  de  Mardi  et  de  le  Baleine,  en  écrivant  son  der- 
BÎer  livre  (1).  Le  fond  de  son  récit  est  historique;  son  héros  est  un 
obscur  soldat  de  la  révolution,  qui  assista  à  la  bataille  de  Bunker- 
Hill,  fut  fait  prisonnier,  et  resta  quarante-huit  aAS  en  Angleterre 
dans  l'indigence  et  l'abandon.  Ce  ne  fat  qu'en  1824  que  le  consul 
américain  à  Londres,  ayant  entendu  parler  du  pauvre  exUé,  lui  pro- 
cura un  passage  à  bord  d'un  vaisseau  qui  partait  pour  l'Aïuérique. 
Arrivé  dans  son  pays,  le  scidni  de  Bunker-flill  raconta  ses  aventures 
et  les  fit  publier  à  Providence  en  un  petit  volume  populaire  du  prix 
de  trente  et  un  eenU  (2) ,  que  les  colporteurs  répandirent  dans  les 
campagnes,  et  qui  fit  passer  sans  doute  plus  d'une  heureuse  soirée 
aux  fermiers  américains.  Ce  petit  volume,  imprimé  dans  le  goût 
de  notre  Bibliothèque  Bleue  et  de  nos  livres  populaires,  ne  se  ren- 
contre plus  guère  en  Amérique,  et  c'est  d'un  vieil  exemplaire  en 
lambeaux  que  IL  flerman  Melville  prétend  avoir  tiré  son  récit  des 


'<1)  Israël  Potier  :  his  flfty  years  of  exile;  1  vol.  New-York,  Putnam  1855. 
(9)  Un  cent,  la  centième  partie  d^m  dollar^  à  pea  près  cinq  centimes  de  France. 


JTSE   LÉGEZa»  DÉaOCIÂTIQUS   AlfÉRIGAlNE.  7 

aventures  d'Israël  Poiter,  dereira  sous  sa  plume  une  sorte  de  légende 
à  la  fois  démocratique  et  patriotique:. 

Depuis  la  préface,  dédiée  à  scm  îdtesse  le  montment  de  Bunker-lIiU, 
jusqa  aux  dernières  pages,  qui  sont  réeUement  touchantes,  ce  livre 
semble  en  effet  une  tentative  pour  dé{doyer  dans  le  cadre  d'un  récit 
populaire  deux  qualités  essentielles  de  Tesprit  américain ,  Tamour- 
propre  démocratique  et  l'orgueil  national.  Pour  ne  parler  que  d« 
cadre  d* abord ,  H.  MelviUe  a  procédé  comme  tous  les  légendaires; 
chez  lui  comme  chez  eux,  on  retrouve  l'amour  du  héros  poussé  ea 
quelque  sorte  jusqu'à  la  susceptibilité,  la  narration  lente  et  détaillée, 
k  calque  fidèle  et  minutieux  de  la  réalité,  l'apothéose  et  la  suhlimisa^ 
(ïoii,  si  nous  pouvons  ainsi  parler,  des  faits  les  plus  humbles.  Comme 
les  pieux  conteurs  qui  faisaient  souvent  un  saint  d'un  honnête  ana- 
chorète, M.  MelviUe  transfigure  un  pauvre  soldat  de  la  guerre  de 
l'indépendance,  auquel  il  prête  toutes  les  vertus  de  la  génération  ré- 
volutionnaire; il  le  présente  comme  le  type  de  ces  vertus  sur  la  terre 
ennemie,  comme  le  symbole  de  la  démocratie  dans  un  pays  arist^ 
cratique.  a  Nous  avons  voulu,  dit-il,  payer  un  tribut  de  reconnais- 
sance à  la  mémoire  de  ce  simple  soldat,  qui,  pour  prix  de  ses  ser- 
vices et  de  ses  longues  souffrances,  n'obtint  pas  même  une  pension  du 
gouvernement,  d  Telle  a  été  l'intention  du  spirituel  biographe  d'Is- 
raél  Potter;  mab  ce  qui  doit  nous  frapper  dans  son  récit,  c'est  moins 
encore  Fheureuse  application  des  procédés  de  la  légende  à  une  his- 
toire populaire  que  le  naïf  orgueil  qui  l'anime,  et  où  se  reconnaît; 
nous  l'avons  dit,  la  double  influence  de  la  démocratie  et  du  patrio- 
tisme. L'esprit  démocratique  peut  seul  expliquer  cette  glorification 
d'un  mort  inconnu,  humble  soldat  et  simple  citoyen,  tombé  dès  le 
début  de  la  lutte,  condamné  à  souffrir  dès  les  premiers  pas  de  la  pa- 
trie, mais  dont  les  souffrances  sont  indissolublement  unies,  quelque 
obscures  qu'elles  soient,  à  la  naissance  des  États-Unis.  Quant  au  pa- 
triotisme, qui  peut  en  méconnaître  l'empreinte  dans  ce  type  où  res- 
pire un  si  profond  sentiment  de  ce  qui  fait  la  force  de  la  société  amé- 
ricaine? Les  mêmes  vertus  qui  soutinrent  quarante  ans  l'exilé  dans 
sa  lutte  contre  la  détresse  sont  aussi  celles  qui  pendant  ces  mêmes 
quarante  années  décuplaient  la  population  de  l'Amérique  du  Nord, 
défrichaient  les  terres,  creusaient  des  canaux,  bâtissaient  des  villes, 
et  élevaient  ce  pays  au  rang  de  puissance  du  premier  ordre.  Israël 
Potter,  on  en  jugera  par  le  récit  qu'on  va  lire,  représente  le  carao 
tère  américain  au  moment  où  il  était  encore  en  formation ,  avant 
que  cinquante  années  d'une  prospérité  inouie  eussent  transformé 
soo  assurance  énergique  en  un  imperturbable  aplomb,  son  indépen- 
dance républicaine  en  un  dédain  orgueilleux  et  menaçant.  L'indiffé- 
leDce  devant  la  souffrance  et  le  danger,  les  habitudes  démocratiques 


8  REYUE   DES  DEUX   MONDES. 

de  langage  et  d'esprit,  rimpolitesse  involontaire,  l'impuissance  de 
se  plier  aux  coutumes  les  plus  simples  des  pays  étrangers,  toutes 
ces  particularités  du  tempérament  d'Israël  Potter  se  retrouvent  et  se 
retrouveront  longtemps  encore  dans  le  tempérament  américain. 

Le  héros  de  M.  Melville  nous  a  rappelé  un  autre  personnage  non 
moins  original,  le  Sam  Slick  de  M.  Halliburton.  Entre  ces  deux  types 
tracés,  l'un  par  un  patriote  des  États-Unis,  Fautre  par  un  tory  de 
la  Nouvelle-Ecosse,  il  n'y  a  que  la  naïveté  en  moins  et  l'arrogance 
en  plus;  mais  cette  différence  est  considérable  et  suffit  pour  mon- 
trer le  chemin  que  les  Américains  ont  parcouru  depuis  la  révolu- 
tion. A  notre  avis,  ils  ont  toujours  les  mêmes  qualités,  seulement 
sous  une  forme  moins  naïve  et  moins  simple.  Il  y  est  entré  de  l'al- 
liage. Cette  indépendance  est  devenue  de  l'orgueil,  cet  aplomb  dans  le 
danger  est  devenu  souvent  de  la  jactance,  et  pour  tout  dire,  quoi- 
que les  Américains  n'aient  rien  perdu  des  vertus  essentielles  de  leurs 
pères,  ils  ne  les  ont  pas  améliorées;  ils  les  ont  accusées  de  plus  en 
plus,  ils  les  ont  exagérées,  voilà  tout.  Loin  de  les  perfectionner  mo- 
ralement et  d'en  faire  une  force  intellectuelle,  ils  en  ont  fait  pour 
ainsi  dire  une  force  mécanique,  qui  agit  fatalement  comme  la  vapeur 
et  l'électricité,  si  bien  que  dans  ces  vertus  tout  est  pour  ainsi  dire 
matériel  et  de  tempérament  plutôt  que  moral  et  réellement  humain. 
Pour  notre  part,  nous  préférons  le  caractère  d'Israël  et  de  ses  com- 
pagnons d'armes  à  celui  des  énergiques  know  noihing  et  de  ces  aven- 
turiers toujours  prêts  à  partir  pour  la  conquête  de  Cuba  ou  des  états 
du  roi  Kamehameha. 

I. 

Les  touristes  qui  n'ont  pu  encore  se  plier  à  nos  habitudes  de  voyage 
à  la  vapeur  et  qui  aiment  à  jouir  paisiblement  de  chaque  pouce  de 
terre  qu'ils  foulent,  de  chaque  site  pittoresque  qui  s'offre  à  leurs 
yeux ,  peuvent  visiter  la  partie  est  du  comté  de  Berkshire  dans  le 
Massachusetts.  La  physionomie  singulière  de  cette  contrée  inconnue 
leur  fournira  d'amples  sujets  de  rêveries  poétiques.  La  route  passe 
sur  des  hauteurs,  et,  pendant  presque  tout  le  voyage,  il  semble  que 
l'on  se  promène  sur  quelque  terrasse  de  la  lune  :  vous  perdez  tout  à 
fait  le  sentiment  des  vallées  qui  s'étendent  à  vos  pieds  et  même  pour 
ainsi  dire  le  sentiment  de  la  terre.  Parfois,  lorsque  votre  cheval  galope 
sur  un  terrain  uni  et  plat  comme  une  table,  et  que  votre  œil  parcourt 
les  cimes  des  paysages  au-dessus  desquels  vous  passez,  il  vous  sem- 
ble que  vous  êtes  quelque  constellation  accomplissant  sa  course  dans 
le  ciel.  Des  bois  et  des  pâturages  coupés,  à  de  rares  intervalles,  par 
quelques  champs  de  pommes  de  terre  composent  tout  ce  pays,  dont 


UNE   LÉGENDE  DÊMOGBATTQUE  AMÉRICAINE.  9 

les  chevaux,  les  bœufs  et  les  moutons  sont  les  principaux  babitans; 
miis  durant  toute  l'année  de  tièdes  colonnes  de  fumée,  s' élevant  pa- 
resseusement des  profondeurs  de  la  forêt,  témoignent  de  la  pré- 
sence de  ce  demi-sauvage  le  charbonnier,  et  au  commencement  du 
printemps  des  ondulations  de  légère  vapeur  indiquent  que  le  fabri- 
cant de  sucre  d'érable  s'est  mis  à  l'ouvrage.  Quant  à  la  profession  de 
Uboureur,  elle  est  presque  inconnue  dans  cette  contrée  maigre  et 
piem?use,  dont  toutes  les  parties  arables  ont  été  depuis  longtemps 
épuisées. 

Cependant  cette  contrée  n'a  pas  été  toujours  aussi  abandonnée  et 
aossi  stérile.  C'est  là  que  s'établirent  les  premiers  colons,  qui  pré- 
férèrent d'abord  ces  hauteurs  salubres  et  pauvres  aux  vallées  plus 
riches,  mais  remplies  des  miasmes  et  de  l'humidité  d'une  nature 
primitive  non  transformée  par  la  main  de  l'homme.  Peu  à  peu  ce- 
pendant ils  désertèrent  ces  hauteurs  et  descendirent  dans  la  val- 
lée; aussi  ces  villages  de  la  montagne  présentent-ils  un  aspect  sin- 
gulier de  désolation  :  on  dirait  qu'ils  ont  été  visités  par  la  peste  ou 
la  guerre.  De  loin  en  loin  on  rencontre  une  maison  entièrement 
abandonnée.  La  solide  charpente  de  ces  anciennes  habitations  leur 
permet  de  résister  aux  ravages  du  temps.  Tachées  de  gris  et  de 
vert  par  la  pluie,  ces  habitations  portent  pour  ainsi  dire  les  couleurs 
du  paysage  environnant  et  ne  font  qu'un  avec  lui.  Un  de  leurs 
caractères  est  l'immense  cheminée  en  pierres  grises  qui  s'élance 
du  milieu  du  toit  comme  une  cloche  ou  une  tour.  Les  vestiges  de 
l'ancienne  activité  sont  encore  visibles  partout.  La  pierre  abondant 
dans  ces  montagnes,  les  premiers  colons  remplacèrent  les  haies  par 
des  murailles  épaisses  et  hautes.  En  vérité,  quand  on  considère  la 
hauteur  et  l'étendue  de  ces  murs,  les  énormes  blocs  qui  les  com- 
posent, on  croit  voir  une  œuvre  de  titans.  Que  les  premiers  colons 
aient  pris  d'aussi  rudes  peines  pour  enclore  un  sol  aussi  ingrat,  cela 
indique  assez  de  quelle  trempe  solide  était  le  caractère  des  hommes 
de  la  révolution.  Aujourd'hui  encore  les  meilleurs  maçons  viennent 
de  ces  contrées  montagneuses. 

Cest  au  milieu  de  ce  paysage  que  naquit  Israël  Potter,  qui  certes, 
à  Tépoque  où  il  menait  paître  les  bestiaux  de  son  père  sur  les  col- 
lines de  la  Nouvelle-Angleterre,  ne  songeait  pas  qu'il  viendrait  un 
jour  où  il  serait  traqué  comme  rebelle  fugitif  à  travers  une  moitié  de 
la  vieille  Angleterre,  qu'il  échangerait  les  fraîches  vapeurs  de  ses 
montagnes  pour  le  fog  épais  de  Londres,  et  que  lui,  l'enfant  né  sur 
les  bords  de  l'étincelant  et  pur  Housaton ,  irait  passer  la  meilleure 
partie  de  sa  vie,  pauvre  et  mendiant,  sur  les  bords  de  la  Tamise. 

La  vie  errante  d'Israël  Potter  commença  de  bonne  heure.  A  dix- 
boit  ans,  il  s'émancipa  du  joug  paternel.  11  s'était  pris  d'amour  pour 


10  REVUE  DGS  Deux  liONI^S. 

la  fille  d'un  fermier  voisin  que  le  père  Potter  considérait  comme  un 
parti  peu  sortable  pour  son  fils.  Poussé  au  désespoir  par  la  résolu- 
tion de  son  pèra,  le  pauvre  garçon  prit  la  détermination  de  s'évader 
secrètement  et  d'aller  chercher  une  autre  demeure  et  d'autres  amis. 
Un  dimanche  matin,  pendant  que  toute  la  famille  était  à  l'église,  il 
fit  un  petit  paquet  de  ses  hardes,  le  cacha  dans  un  bois  qui  s  éten- 
dait par  derrière  la  maison,  et  le  soir,  par  une  chaude  nuit  de  juillet, 
il  mit  son  projet  à  exécution.  Il  se  coucha  au  pied  d'un  pin  afin  de 
se  reposer  jusqu'à  l'aurore.  Lorsqu'il  se  réveilla  et  qu'il  entendit  le 
murmure  si  triste  du  pin  au-<lessus  de  sa  tète,  toutes  les  fibres  de 
son  cœur  tremblèrent,  et  des  larmes  coulèrent  de  ses  yeux  ;  mais 
il  pensa  à  la  tyrannie  de  son  père,  à  ses  amours  déçues,  et  alors  il 
plaça  résolument  son  paquet  sur  son  épaule,  puis  se  mit  en  marche. 

L'intention  d'Israël  était  de  se  rendre  dans  la  contrée  nord-ouest 
skuée  entre  les  colonies  holLindaises  des  bords  de  l'Hudson  et  les 
colonies  yankees  de  l'Housaton,  afin  d'éviter  toute  recherche.  Il  y  ar- 
riva sans  av^itures,  se  mit  aux  gages  d'un  fermier  pour  trois  mois, 
le  temps  de  la  moisson,  et  puis  passa  sur  les  bords  du  ConnecticuL 
lA  il  loua  son  travail  pour  trois  mois  encore,  moyennant  un  salaire 
de  deux  cents  acres  de  terre  situées  dans  le  New-Hampshire.  Le  bon 
marché  de  cette  terre  provenait  non-seulement  de  son  état  inculte, 
mais  des  périls  qui  l'environnaient.  Les  rares  hakitans  de  cette  con- 
trée craignaient  à  chaque  instant  d'être  assaillis,  tués  ou  faits  pri- 
sonniers par  les  sauvages  du  Canada,  qui,  depuis  la  guerre  avec  la 
France,  ne  manquaient  pas  une  occasion  de  faire  irn^tion  dans  ce 
pays  sans  défense. 

Trompé  par  son  maître  et  n'ayant  en  main  aucun  moyen  légal 
de  se  faire  rendre  des  comptes,  Israël  s'engagea  en  qualité  d'aide 
parmi  les  arpenteurs  royaux  qui,  à  cette  époque,  dressaient  le  ca- 
dastre des  terres  qui  s'étendent  tout  le  long  du  Connecticut.  Après 
avoir  réuni  une  petite  somme,  Israël  se  fit  chasseur-  Daims  et  castors 
abondaient,  et  au  bout  de  quelques  mois  notre  béros  avait  une  assez 
jolie  provision  de  fourrures  à  vendre.  Avec  le  produit  de  ses  four- 
rures, il  acheta  cent  acres  de  ierre  et  se  bâtit  une  cabane;  en  deux 
ans,  il  défricha  et  mit  en  plein  rapport  trente  acres  de* sa  petite  pro- 
priété. Les  travaux  agricoles  »e  l'occupaient  que  pendant  l'été;  l'hi- 
ver il  cbassait.  A  la  fin  des  deux  ans,  il  revendit  sa  terre  à  un  assez 
bon  prix,  se  mit  à  faire  le  conunerce  avec  les  sauvages,  et  traversa 
le  Canada  en  qualité  de  colporteur.  Ce  voyage  fut  lucratif.  Content  et 
la  poche  pleine,  Israël  eut  l'envie  de  visiter  sa  fiancée  et  ses  parens, 
dont,  depuis  trois  ans,  il  n'avait  pas  de  nouvelles.  Ses  parens  furent 
joyeux  et  étonnés  de  le  revoir,  car  ils  l'avaient  cru  mort;  mais  le  père 
Potter  n'avait  pas  cba  ngé  de  résolution  et  se  montra  aussi  inflexible 


UNE    LÉGEHIIE  hÈÈÊOQUmqVE  ÂMÉRIGAmE.  11 

fi'iotrefois.  Israël  céda  donlotireusement  à  la  fatalité  et  se  décida 
iifaitter  de  nouveau  ses  belles  collines,  mais  cette  fois  pour  les 
focs  bleas  de  l'Océan,  car  si  un  ermitage  dans  une  forêt  est  la  r^ 
taite  favorite  d'im  misanthrope  à  Tesprit  étroit,  un  bamac  sur 
FOcéan  est  l'asile  des  cœurs  braves  et  malheureux.  L'Océan  déborde 
poar  ainsi  dire  de  tragédies  et  de  plaintes,  et  dans  cette  immen- 
sité de  terreur  les  chagrins  particuliers  d'un  homme  se  perdent 
cwmne  une  goutte  d'eau. 

Israël  se  rendit  à  pied  jusqu'à  Providence  (Rhode-Island)  et  s'em- 
barqua à  bord  d'un  sloop  chargé  de  chaux  qui  partait  pour  les  An- 
tlDes.  Dix  jours  après,  le  bâtiment  prit  feu,  et  il  fut  impossible 
d'éteindre  les  flammes.  Les  hommes  de  l'équipage,  au  nombre  de  huit, 
L  eurent  que  le  temps  de  se  jeter  dans  le  bateau,  et  pendant  deux 
jours  errèrent  abandonnés  au  hasard  des  ragues.  Ils  furent  enfin  re- 
cueillis par  un  vaisseau  hollandais  qui  faisait  route  pour  l'Europe 
et  où  ils  furent  humainement  traités*  Après  une  semaine,  tandis 
qœ  le  naïf  Israël  s'adressait  mentalement  mille  questions  sur  la 
Hollande  et  se  demandâût  s'il  y  avait  moyen  d'y  faire  la  chasse  au 
daim  et  au  castor,  un  brick  américain  apparut  tout  à  coup.  De  nou- 
veau recueilli  sur  ce  bâtiment  national ,  Israël  parcourut  quelque 
temps  les  mers,  visita  la  côte  d'Afrique  et  se  fit  même  un  moment 
baleinier.  Dans  cette  dernière  carrière,  il  put  expérimenter  par  lui- 
même  tous  les  périls  et  toutes  les  privations  du  baleinier  jeté  sur  des 
mers  éloignées  et  barbares,  périls  et  privations  qui,  grâce  aux  efforts 
de  la  science,  n'existent  plus  en  grande  partie.  Puis,  fatigué  bientôt 
de  rOcéan  et  soupirant  après  la  terre,  Israël  reprit  le  chemin  de 
ses  montagnes. 

L'espoir  de  revoir  sa  fiancée  hâta  son  retour;  mais,  hélas  I  cet 
espoir  devait  être  déçu  :  l'infidèle  jeune  fille  appartenait  à  un  autre^ 
Israël  essaya  de  tromper  ses  peines  par  le  travail.  Le  travail  des 
champs  guérit  l'homme  de  ses  chagrins.  Ces  tranquilles  occupations 
exigent  un  esprit  tranquille.  Là,  dans  cette  bonne  mère,  la  terre,, 
TOUS  pouvez  semer  et  moissonner  en  toute  sécurité,  sans  craindi*e 
de  voir  votre  semence  déracinée  comme  dans  les  cœurs  humains,  où 
nous  jetons  follement  tant  de  germes  précieux.  Mais  si  le  désert, 
rOcéan  et  la  forêt ,  si  la  chasse  au  daim  et  la  pêche  à  la  baleine 
n'avûent  pas  été  assez  forts  pour  guérir  le  pauvre  Israël  de  son 
iinoursans  espoir,  d'autres  événemens  se  préparaient,  assez  puis- 
Kuispour  accomplir  cette  cure  délicate. 

Qd  était  en  1774.  Les  diflftcultés  longtemps  pendantes  entre  les 
coIoDies  et  l'Angleterre  étaient  arrivées  à  une  crise  décisive.  Les 
''^^lités  étaient  certaines.  Des  compagnies  se  formèrent  dans  toutes 
b  villes  de  la  Nourelle-Angleterre  et  se  tinrent  prêtes  à  marcher. 


12  BEYUB  DES  DEUX  MONDES. 

Israël  s'enrôla  dans  le  régiment  du  colonel  John  Patterson.  La  ba- 
taille de  Lexington  fut  livrée  le  18  avril  1775,  et  la  nouvelle  en  arriva 
dans  le  comté  de  Berkshire  le  20,  à  midi.  Cette  nouvelle  surprit 
Israël  à  sa  charrue;  un  demi-acre  de  terre  restait  encore  à  labourer. 
Le  brave  colon  termina  ce  travail,  prit  son  havresac,  mit  son  fusil 
sur  l'épaule,  et  se  dirigea  sur  Boston  avec  le  régiment  de  Patter- 
son.  Le  régiment  resta  campé  plusieurs  jours  aux  environs  de  Char- 
leston  (Massachusetts).  Le  17  juin,  un  millier  d'hommes  furent 
employés  à  fortifier  Bunker-Hill.  Commencée  à  la  tombée  de  la  nuit, 
la  redoute  était  achevée  au  lever  de  l'aurore.  On  connaît  les  détails 
de  cette  célèbre  bataille.  Pleins  d'aristocratique  dédain  pour  leurs 
ennemis,  les  grenadiers  anglais  montent  à  l'assaut  avec  une  lenteur 
impassible,  et  le  feu  des  colons,  chasseurs  habiles  et  habitués  à  ne 
pas  perdre  inutilement  leur  poudre,  éclaircit  rapidement  leurs  rangs; 
mais  bientôt  les  munitions  viennent  à  manquer,  on  va  se  rencontrer 
corps  à  corps.  Il  n'y  avait  pas,  du  côté  des  Américains,  un  fusil  sur 
vingt  qui  fût  pourvu  d'une  baïonnette.  La  tète  nue  et  les  manches 
retroussées,  les  terribles  fermiers,  en  frappant  à  droite  et  à  gauche, 
s'ouvrent  un  chemin  à  travers  les  grenadiers.  Au  milieu  de  la  mêlée, 
Israël  vit  tout  à  coup  une  épée  dirigée  vers  ses  pieds.  Pensant  que 
c'était  quelque  ennemi  à  terre  qui  cherchait  à  frapper  encore  un 
dernier  coup,  il  écarte  le  fer  avec  la  crosse  de  son  fusil;  mais  la 
main  qui  tenait  l'épée  était  glacée  par  la  mort  et  la  serrait  encore 
vigoureusement,  comme  si  elle  eût  refusé  de  la  rendre.  En  ce  même 
moment,  une  autre  épée  se  dirigeait  vers  sa  tète,  et  l'assaillant 
tombait  sous  les  coups  d'un  camarade  d'Israël.  Cependant  Potter 
n'échappa  pas  intact  à  cette  bataille  meurtrière;  il  y  reçut  quatre 
blessures  :  une  blessure  au  coude,  une  à  la  poitrine,  plus  deux 
balles  logées,  l'une  dans  la  hanche,  l'autre  près  de  la  cheville.  Le 
soldat  fut  transporté  à  l'hôpital  de  Cambridge,  guérit  de  ses  bles- 
sures et  rejoignit  bientôt  son  régiment. 

Le  3  juillet,  Washington  vint  du  sud  prendre  le  commandement 
de  l'armée  rebelle.  Les  Anglais  qui  composaient  la  garnison  de  Boston 
souifraient  beaucoup  du  manque  d'approvisionnemens.  Washington 
prit  toutes  les  précautions  nécessaires  pour  les  empêcher  de  se  ra- 
vitailler. Il  équipa  trois  vaisseaux  armés  pour  intercepter  tous  les 
corsaires.  L'un  de  ces  vaisseaux  était  le  brigantin  le  Washington, 
de  dix  canons,  commandé  par  le  capitaine  Martindale.  11  était  fort 
difficile  de  se  procurer  des  marins,  et  on  demanda  des  volontaires 
parmi  les  soldats.  Israël  fut  un  de  ceux  qui  se  présentèrent.  Trois 
jours  après  son  départ  de  Boston,  le  brigantin  fut  pris  par  un  vais- 
seau anglais  de  vingt  canons.  Fait  prisonnier  avec  le  reste  de  1*  équi- 
page, Israël  fut  déposé  à  bord  de  la  frégate  le  Tartare,  qui  reçut 


UlfE    LÉGENDE    DÉMOCRATIQUE  AMÉRICAINE.  18 

Tordre  de  partir  immédiatement  pour  rAngletenre,  Les  prisonniers 
étaient  au  nombre  de  soixante-douze;  Israël  les  excita  à  la  révolte 
et  forma  avec  eux  le  projet  de  s'emparer  du  vaisseau,  mais  ils  furent 
trahis  par  un  déserteur  anglais,  deux  fois  renégat,  qui  avait  aban- 
donné son  drapeau  pour  passer  du  côté  des  Américains.  Israël  fut 
mbaux  fers,  et  y  resta  jusqu'à  l'arrivée  de  la  frégate  à  Portsmoutb, 
Pendant  la  traversée,  la  petite-vérole  avait  enlevé  environ  un  tiers 
des  captifs.  Les  survivans  furent  dirigés  sur  Spithead  et  jetés  à 
bord  d'an  ponton.  Là,  enfoui  dans  l'intérieur  du  bâtiment,  Israël 
vécut  tout  un  mois  comme  Jonas  dans  le  ventre  de  la  baleine;  mais 
un  beau  matin  un  des  canotiers  du  bateau  du  commandant  tomba 
malade,  et  Israël  fut  désigné  pour  le  remplacer.  Les  officiers  étant 
allés  à  terre,  c[uelques-uns  des  hommes  de  l'équipage,  en  joyeux 
Anglais,  proposèrent  d'aller  à  un  cabaret  du  voisinage  pour  y  boire 
ensenible  quelques  pots  d'ale.  Ils  partent,  et  Israël  avec  eux.  En 
entrant  dans  le  cabaret,  Israël  trouve  un  prétexte  spécieux  de  lais- 
:^r  là  ses  camarades;  prenant  ses  jambes  à  son  cou,  il  fuit  comme 
un  daim,  et  franchit  sans  s'arrêter  un  espace  de  quatre  milles. 
11  se  dirigeait  sur  Londres,  pensant  sagement  qu'au  milieu  de  cette 
fourmilière  il  serait  impossible  de  le  découvrir.  A  une  distance  de 
dix  milles,  au  moment  où,  se  croyant  en  sûreté,  il  passait  près  d'un 
petit  cabaret  de  village,  il  s'entend  interpeller. 

—  Eh!  arrêtez! 

—  Si  vous  voulez  vous  mêler  de  vos  affaires,  j'arrangerai  les 
miennes  tout  seul  et  de  mon  mieux,  répond  froidement  Israël,  et  il 
se  remet  à  courir  avec  une  vitesse  de  trente  milles  à  l'heure;  mais  les 
cris  deviennent  de  plus  en  plus  nombreux  :  —  Arrêtez  le  voleur! 
arrêtez!  —  Au  bout  de  quelques  minutes,  Tagile  cerf,  essoufflé  et  ha- 
letant, est  saisi.  Voyant  qu'il  ne  servirait  à  rien  de  mentir,  Israël 
se  déclara  franchement  prisonnier  de  guerre.  L'officier  qui  l'avait 
arrêté  le  fit  conduire  à  l'auberge.  Deux  soldats  furent  chargés  de 
garder  Israël,  qui  se  trouva  subitement  le  lion  de  la  localité.  Pen- 
dant toute  la  soirée,  l'auberge  fut  remplie  d'étrangers  accourus  pour 
voir  le  rebelle  Yankee,  qu'ils  se  représentaient  comme  une  sorte  d'ani- 
mal curieux  et  jusqu'alors  inconnu.  Israël  se  montrait  très  affable 
avec  eux.  Xi  leurs  plaisanteries,  ni  leurs  insultes  n'avaient  le  don  de 
l'émouvoir;  il  était  absorbé  dans  une  seule  pensée,  l'évasion. 

L'ofBcier,  qui  était  un  homme  de  bonne  composition,  donna  Tordre 
de  servh-  pour  cette  soirée  à  Israël  toutes  les  liqueurs  qu'il  pourrait 
désirer.  Israël  profita  de  la  permission  pour  inviter  les  deux  soldats 
à  boire  avec  lui.  Un  farceur  de  la  bande  proposa  qu'Israël  divertît 
I^  société  en  exécutant  une  danse;  il  avait  entendu  dire  que  les  lan- 
'^  étaient  des  danseurs  fort  habiles.  On  apporte  un  violon,  et  Israël, 


là  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

blessé  de  voir  ses  ennemis  se  conduire  aussi  peu  délicatement  en- 
vers un  malheureux  prisonnier,  mais  toujours  ahsorbépar  son  unique 
pensée,  consent  à  danser,  en  se  promettant  de  leur  exécuter  certains 
pas  yankees  de  son  invention.  Les  habitués  de  l'auberge  ne  lui  per- 
mirent de  s'arrêter  que  lorsque  le  souffle  lui  manqua  et  que  la  sueur 
ruissela  de  ses  membres.  Enfin  ils  se  retirèrent.  On  mit  les  menottes 
au  prisonnier,  et  on  étendit  une  couverture  auprès  du  lit  de  ses 
gardiens  afin  qu'il  pût  reposer.  Quelques  heures  se  passèrent  dans 
un  parfait  silence.  Le  moment  d'exécuter  ses  plans  était  venu,  ou 
jamais.  Les  deux  soldats  étaient  sous  Tinfluence  des  liqueurs  qu'ils 
avaient  bues.  Malheureusement  Israël  était  garrotté.  Conmient  faire? 
D  se  décida  à  employer  la  ruse  et  à  réserver  la  force  comme  dernière 
ressource.  Un  murmure  se  fit  entendre;  Israël  prêta  l'oreille  :  c'était 
un  des  soldats  qui  parlait  dans  son  sommeiL  —  Empoignez-les  I  di- 
sait-il, saisissez-les  !  ah  I  ah  !  de  grands  sabres  I  Attrape  ça,  déserteur! 

—  Qu'avez-vous  donc,  Phil?  répondit  d'une  voix  coupée  par  le 
hoquet  son  camarade,  qui  n'était  pas  encore  endormi.  Tenez-vous 
tranquille,  s'il  vous  platt. 

—  Je  vous  dis  que  c'est  un  prisonnier  évadé  !  Attrapez-le,  attra- 
pez-le ! 

—  Allez  au  diable  avec  vos  rêves  d'ivrogne,  dit  encore  son  cama- 
rade. Voilà  ce  que  c'est  que  de  trop  boire. 

Quelques  minutes  après,  le  rêveur  dormait  profondément,  et  ron- 
flait d'une  manière  retentissante.  Quant  à  celui  qui  était  éveillé,  le 
bruit  particulier  de  sa  respiration  avertit  Israël  que  son  insomnie 
était  due  aux  mêmes  causes  que  les  rêves  de  son  camarade.  Il  déli- 
béra un  instant  pour  savoir  ce  qu'il  avait  à  faire.  Enfin,  appelant  les 
deux  soldats,  il  leur  dit  qu'une  nécessité  pressante  l'obligeait  de 
sortir. 

— Allons,  debout,  Phil,  cria  le  soldat  qui  était  éveillé;  notre  homme 
a  besoin  de  sortir.  Dieu  damne  ces  Yankees  I  quelle  mauvaise  éduca- 
tion 1  Diable  d* Yankee,  ne  pourriez-vous  pas  être  plus  convenable? 

Ils  se  levèrent  tout  en  grommelant,  et,  saisissant  Israël  chacun 
par  un  bras,  l'accompagnèrent  au  bas  de  l'escalier.  La  porte  ne  fut 
pas  plus  tôt  ouverte,  que  le  prisonnier,  prompt  comme  l'éclair,  se 
débarrassa  de  ses  deux  gardiens  et  s'élança  au  milieu  des  ténèbres. 
Le  jardin  n'avait  pas  d'issue,  mais  un  arbre  s'élevait  le  long  du  mur  : 
Israël  grimpe  en  dépit  de  ses  menottes,  se  laisse  couler  en  dehors 
du  clos  et  fuit  à  toutes  jambes,  pendant  que  les  deux  soldats  errant 
dans  les  allées  poussaient  le  cri  d'alarme. 

Après  avoir  couru  l'espace  de  deux  ou  trois  milles,  Israël  s'arrêta 
pour  se  débarrasser  de  ses  menottes,  ce  qu'il  ne  fit  pas  sans  de  grandes 
difficultés.  L'aurore  se  leva,  et  il  se  trouva. dans  une  belle  campagne 


XIÏŒ    I±GE1I1>B   DÉMOGlAn(}DE  AMtlICAIlW*  IS 

bien  peignée,  coupée  de  haies,  et  toute  colorée  des  fraîches  teintes 
du  printemps  de  1776.  —  Dieu  me  protège  !  pensa-t-il,  je  vais  cer- 

Uinement  être  pris;  je  suis  dans  le  parc  de  quelque  gentilhomme. 

11  marcha  en  avant,  et,  arrivant  près  d'une  route,  il  s'aperçut  alors 
que  ce  qu'U  avsât  pris  pour  un  parc  n'était  que  la  campagne  an- 
glaise, grand  et  magnifique  parc  en  effet,  enclos  par  les  vagues 
de  la  mer.  En  passant  prte  d'un  champ,  il  aperçut  deux  êtres  hu- 
mûns  qui  travadUaient.  Ces  deux  personnages  aux  joues  rosées, 
aux  jambes  muscoleuses,  montrant  un  bas  bleu  tiré  jusqu'au  genou^ 
étaient  vêtus  de  longues  tuniques  blanches  d'étoffe  grossière,  et  por- 
taient des  chapeaux  de  paille  à  larges  bords.  Israël  ne  les  voyait  que 
de  proQl. 

—  Pardon,  mesdames,  dit-il  en  dtant  son  chapeau,  cette  route 
inëne-t-elle  à  Londres? 

A  cette  interpellation,  les  deux  personnages  se  retournèrent  et 
regardèrent  avec  une  sorte  d'étonnement  stupide  Israël,  qui  de  son 
côté  fat  aussi  surpris  qu'ils  avaient  pu  l'être,  en  s'apercevant  que 
c'étaient  des  hommes  et  non  des  femmes, 

—  Cette  route  conduit^Ue  à  Londres,  messieurs? 

—  Messieurs  I  Jolis  messieurs,  ma  foi  !  dit  l'un  des  deux. 

—  lolis  messieurs  en  effet  !  répéta  le  second. 

Les  deux  paysans  posèrent  leurs  outils,  regardèrent  curieusement 
Israël  et  secouèrent  la  tête. 

—  Cette  route  conduit-elle  à  Londres,  messieurs?  Soyez  assez 
bons  pour  répondre  à  un  malheureux,  je  vous  prie. 

—  Oh!  vous  allez  à  Londres?  Oui,  c'est  la  route,  tout  droit,  tout 
droit  devant  vous. 

Et  sans  ajouter  un  seul  mot,  les  deux  taureaux  humains,  après 
avoir  satisfait  leur  curiosité,  se  retournèrent  avec  un  flegme  extrar- 
ordinaire,  reprirent  leurs  outils,  et  se  remirent  au  travail. 

Israël,  l'instant  d'après,  entra  dans  un  village  tout  enveloppé  par 
le  s'dence  du  matin.  Il  jeta  un  coup  d'œil  à  travers  les  fenêtres  d'un 
cabaret  calme  en  ce  moment,  et  y  aperçut  les  traces  des  scènes 
bruyantes  de  la  veille,  des  bouteilles  vides  et  des  pipes  éteintes, 
dont  quelques-unes  étaient  cassées.  Il  passa,  et  remarqua  les  yeux 
d'un  homme  fixés  curieusement  sur  lui.  Aussitôt  il  se  rappela  qu'il 
portait  le  costume  de  matelot  anglais,  et  que  c'était  là  probable- 
ment ce  qui  avait  attiré  l'attention  de  cet  homme.  Il  s'éloigna  donc 
en  toute  hâte,  bien  résolu  à  saisir  la  première  occasion  de  changer  de 
vêtemens.  A  un  mille  du  village,  dans  un  endroit  écarté,  il  rencon- 
tra un  vieux  terrassier  qui  succombait  presque  sous  le  poids  de  la 
pioche  et  de  la  pelle  qu'il  portait  sur  son  épaule.  C'était  une  image 
vivante  de  la  pauvreté,  du  travail  et  de  la  détresse.  Israël  s'approcha 
du  vieillard,  et  Im  offiit  de  changer  d'habits  avec  lui.  Le  marché 


16  BEVUE   DES  DEUX  MONDES. 

fut  conclu.  Le  terrassier  revêtit  l'uniforme  de  marin,  et  passa  ses 
membres  grêles  dans  les  larges  pantalons  et  la  large  jaquette.  Le 
pauvre  Israël  endossa  de  son  côté  la  livrée  de  la  misère,  emblème  vé- 
ritable des  privations  qu'il  allait  avoir  à  endurer.  L'habit  était  com- 
posé de  pièces  et  de  morceaux  de'couleurs  différentes;  les  pantalons 
bâillaient  au  genou,  pareils  à  la  gueule  entr'ouverte  d'un  chien;  les 
talons  des  longs  bas  de  laine  s'ouvraient  comme  une  tirelire.  Ainsi 
accoutré,  Israël  paraissait  avoir  quatre-vingts  ans,  car  l'adversité  pe- 
sait sur  lui,  et  l'adversité,  qu'elle  vienne  à  dix-huit  ou  à  quatre-vingts 
ans,  est  la  véritable  vieillesse  de  l'homme.  Son  nouvel  habit  était  en 
parfait  accord  avec  sa  nouvelle  destinée. 

Le  vieillard  lui  indiqua  la  route  qu'il  devait  suivre  pour  aller  à 
Londres,  dont  il  était  éloigné  de  soixante  à  soixante-dix  milles;  il 
lui  apprit  aussi  que  toute  la  campagne  était  couverte  de  soldats  à  la 
recherche  des  déserteurs  de  l'armée  et  de  la  marine.  Après  avoir  so- 
lennellement enjoint  au  terrassier  de  ne  pas  prononcer  un  mot  sur  sa 
personne,  Israël  se  remit  en  marche,  et  fit  environ  trente  milles  dans 
cette  journée.  Lorsque  la  nuit  fut  venue,  il  se  glissa  dans  une  grange, 
espérant  y  trouver  du  foin  et  de  la  paille  pour  se  reposer;  mais  on 
était  au  printemps,  et  depuis  longtemps  paille  et  foin  étaient  épui- 
sés. Israël  dut  donc  se  contenter  d'une  peau  de  mouton  qu'il  ren- 
contra dans  la  grange,  et  sur  laquelle  il  dormit  jusqu'à  l'aurore 
d'un  sommeil  agité  et  interrompu. 

Au  point  du  jour,  il  reprit  sa  marche  et  se  trouva  bientôt  dans  les 
rues  d'un  village  considérable.  Pour  mieux  se  déguiser,  il  se  confec- 
tionna une  grossière  béquille  et  feignit  de  boiter.  Un  roquet  taquin 
l'accompagna  pendant  tout  le  trajet  d'un  jappement  continuel,  irri- 
tant, propre  à  faire  naître  le  soupçon,  si  bien  que  le  pauvre  Israël 
eut  bonne  envie  de  lui  imposer  silence  avec  sa  béquille;  mais  il  se 
retint  en  réfléchissant  que  peut-être  n'entrait-il  pas  dans  le  rôle 
d'un  pauvre  mendiant  boiteux  d'être  aussi  susceptible. 

A  quelques  milles  de  là,  il  arriva  dans  un  second  village,  et  pen- 
dant qu'il  le  traversait,  il  fut  soudainement  accosté  par  un  véritable, 
boiteux,  tout  en  haillons,  qui  lui  demanda  d'un  air  sympathique  la 
cause  de  son  infirmité. 

—  Une  sueur  froide,  dit  Israël. 

—  Juste  mon  cas,  répondit  l'autre;  mais  vous  êtes  plus  boiteux  que 
moi,  ajouta-t-il  avec  un  air  de  satisfaction,  en  examinant  la  démar- 
che d'Israël,  qui  s'éloignait  au  plus  vite.  Qu'est-ce  qui  vous  presse 
donc,  et  où  allez-vous  ? 

—  A  Londres,  répondit  Israël  en  se  retournant  et  en  envoyant  du 
fond  de  l'âme  son  interlocuteur  à  tous  les  diables. 

—  Vous  allez  mendier  à  Londres?...  Eh  bien!  bonne  chance. 

—  Je  vous  en  souhaite  autant,  répondit  poliment  Israël. 


UNE   LÉGENDE   DÉlfOGBATIQUE   AMÉRICAINE.  17 

A  l'autre  extrémité  du  village,  il  rencontra  un  chariot  vide  qui  se 
rendait  précisément  à  Londres.  Israël  supplia  le  charretier  de  per- 
mettre à  un  pauvre  boiteux  de  profiter  de  sa  voiture;  il  monta,  mais 
au  bout  de  quelques  minutes,  trouvant  que  la  voiture  allait  avec  une 
déplorable  lenteur,  il  demanda  à  descendre,  jeta  sa  béquille,  et  s'é- 
loigna rapidement  à  la  grande  stupéfaction  de  son  naïf  ami  le  char- 
retier. 

A  la  tombée  de  la  nuit,  après  son  troisième  jour  de  marche,  Israël 
chercha  de  nouveau  un  asile  dans  une  grange,  dormit  passablement 
et  se  leva  de  bon  matin  dans  l'espoir  d'arriver  avant  midi  au  lieu  de 
sa  destination.  En  se  voyant  si  près  du  terme  de  son  voyage,  Israël 
oublia  un  peu  la  prudence  dont  jusqu'alors  il  avait  fait  preuve. 
Mal  lui  en  prit.  Vers  dix  heures  du  matin,  en  passant  par  la  petite 
ville  de  Staines,  il  se  trouva  subitement  en  face  de  trois  soldats.  Mal- 
heureusement, lorsqu'il  avait  changé  d'habits  avec  le  vieux  terras- 
sier, il  n'avait  pu  se  décider  à  comprendre  dans  le  troc  sa  che- 
mise, laquelle  portait  la  marque  de  la  marine  anglaise;  il  avait 
bien  caché  le  collet,  pas  si  bien  pourtant  qu'il  ne  fût  encore  trop 
apparent.  Ces  soldats,  possédés  de  l'idée  fixe  de  trouver  des  déser- 
teurs et  de  gagner  la  récompense  promise,  avaient  l'esprit  d'obser- 
vation très  aiguisé,  et  avec  un  coup  d'œil  de  lynx  ils  aperçurent  le 
fatal  collet. 

—  Ah  !  mon  garçon,  dit  l'un  d'eux,  vous  êtes  un  des  marins  de  sa 
majesté,  \enez  avec  nous. 

Incapable  de  donner  aucune  bonne  raison,  Israël  fut  déposé  dans 
la  prison  réservée  aux  déserteurs  et  aux  détenus  coupables  de  sim- 
ples délits.  11  y  passa  toute  la  journée  sans  prendre  aucune  nourri- 
ture, et  pourtant,  depuis  trois  jours,  il  n'avait  mangé  qu'un  pain 
de  deux  sous.  Les  tortures  de  la  faim  devinrent  de  plus  en  plus 
vives,  et  le  courage  allait  l'abandonner,  quand  il  fit  sur  lui-même 
un  dernier  effort,  et  songea  sérieusement  aux  moyens  de  se  tirer  de 
cette  mauvaise  situation.  Après  avoir  frotté  pendant  deux  heures  ses 
menottes  contre  les  barreaux  de  la  fenêtre,  il  parvint  à  s'en  dé- 
barrasser. La  porte  n'était  pas  soigneusement  fermée,  il  l'ouvrit 
sans  grande  peine,  et  vers  trois  heures  du  matin  il  était  de  nouveau 
en  liberté. 

Peu  de  temps  après  le  lever  du  soleil,  il  passa  près  de  Brentford, 
situé  à  six  ou  sept  milles  de  la  capitale.  Mourant  de  faim,  il  cueillit 
de  l'herbe  et  la  mangea.  Lorsqu'il  s'était  échappé  du  ponton,  il  pos- 
sédait pour  toute  fortune  six  pennies  (1).  Il  en  avait  employé  deux  à 

(1)  Idiotisme  américain  sans  doute,  le  mot  anglais  penny  (deux  sous  de  France)  fai- 
sant pencê  an  plurieL 

Ton  zi.  ^ 


18  lETUE  DES  DEUX  SONDES. 

acheter  un  pain  le  jour  qui  suivit  son  évasion  de  l'auberge  :  les 
quatre  autres  lui  restaient  encore,  l'occasion  de  les  employer  ne 
s' étant  pas  présentée.  Il  déchira  le  collet  de  sa  chemise,  le  jeta  dans 
une  haie,  et  se  hasarda  à  accoster  un  charpentier  qui  travaillait  à 
une  palissade  pour  lui  demander  de  Touvrage.  Le  charpentier  n'avait 
pas  besoin  d'aide;  mais  il  lui  dit  que,  s'il  entendait  les  travaux  des 
champs  ou  du  jardinage,  sir  John  Millet,  dont  l'habitation  n'était 
pas  très  éloignée;  pourrait  lui  procurer  peut-être  du  travail.  Il  avait 
d'autant  plus  de  chances  d'en  trouver  là  qu'à  cette  époque  de  Tan- 
née le  baronnet  employait  beaucoop  de  monde. 

Encouragé  par  la  perspective  de  ne  pas  mourir  de  faim,  Israël  se 
mit  à  la  recherche  de  l'habitation  du  gentilhomme.  11  se  trompa  de 
chemin,  et,  en  longeant  une  belle  allée  bien  sablée,  fut  saisi  de  ter- 
reur à  la  vue  d'un  assez  grand  nombre  de  soldats  réunis  dans  un  jar- 
din voisin.  11  battit  en  retraite  avant  d'avoir  été  vu.  Urte  bête  fauve 
des  solitudes  américaines  n'aurait  pas  ressenti  plus  d'émotion  au 
bruit  d'une  arme  à  feu  qu'Israël  à  l'aspect  d'un  habit  rouge.  Il 
apprit  plus  tard  que  ce  jardin  appartenait  à  la  princesse  Amélie. 

Le  fugitif  prit  un  autre  chemin  et  rencontra  bientôt  des  ouvriers 
qui  charriaient  du  sable  :  c'étaient  les  gens  de  sir  John  Millet.  Ils 
lui  indiquèrent  la  maison ,  où  on  lui  montra  le  squire  se  promenant 
tête  nue  dans  son  parc  avec  quelques  hôtes.  Israël  avait  entendu 
parler  de  la  fierté  des  nobles  anglais;  aussi  son  émotion  fut-elle 
grande  au  moment  de  s'approcher  de  cet  imposant  étranger.  Néan- 
moins il  rassembla  tout  son  courage  et  s'avança,  tandis  que  les  gen- 
tlemefiy  voyant  venir  à  eux  un  homme  couvert  de  guenilles,  atten- 
daient avec  un  certain  étonnement. 

—  Monsieur  Millet?  dit  Israël  en  s'inclinant  devant  le  gentil- 
homme. 

—  Eh  bien  I  qui  êtes-vous,  je  vous  prie? 

—  Un  pauvre  homme  qui  a  besoin  d'ouvrage,  monsienr. 

—  Et  d'une  garderobe  aussi  certainement,  dit  un  des  hôtes,  jeune 
homme  d'un  aspect  élégant,  satisfait  de  lui-même  et  content  de  la  vie. 

—  Où  est  votre  houe?  dit  sir  John. 

—  Je  n'en  ai  pas,  monsieur. 

—  Ni  d'argent  pour  en  acheter? 

—  Quatre /Hrnnjc^  angffta?*  seulement,  monsieur. 

—  Pennies  anglais! Et  de  quel  pays  voulez-vous  qu'ils  soient? 

—  Des  pennies  chinois  peut-être,  dit  en  riant  le  jeune  gentil- 
homme qui  avait  déjà  parlé*  Voyez  sa  longue  queue  de  cheveux 
roux;  il  a  l'air  d'un  Chinois  vraiment.  Quelque  mandarin  ruiné,  je 
parie. 

—  Voulez-vous  m' employer,  monsieur  Millet?  dit  Israël. 


UNE    LÉGEMDB   DÉMOCRATIQUE  AMÉRICAINE.  19 

-Oh!  c'est  par  trop  étrange,  dit  le  baronnet»  Encore  monsieur! 
-Eh!  l'ami,  dit  viTement  un  domei^iqne  en  a'approcfaant,  le 
gentilhomme  s'appelle  sir  John  Millet 
Le  bon  baronnet  Déanmoins  sembla  prendre  pitié  du  pauvre  jeune 
liommef  et  répondit  à  Israël  que,  s'il  voulait  revenir  le  lendemain^ 
il  lai  foomirait  une  houe  et  lui  donnerait  de  l'ouvrage.  Encouragé 
par  cette  promesse,  Israël  se  rendit  à  la  boutique  d'un  boulangeri 
bien  résolu  à  dépenser  sans  compter  le  peu  d'argent  qui  lui  restait  pour 
satisfaire  sa  faim.  11  déposa  donc  hardiment  ses  quatre  pennies  sur 
le  comptoir,  et  demanda  du  pain.  Il  avait  eu  d'abord  Tintention  de 
De  manger  qu'un  de  ses  deux  pains,  et  de  réserver  l'autre  pour  le 
lendemain;  mais  lorsqu'il  eut  dévoré  le  premier,  son  appétit  se  trouva 
tellement  aiguisé,  qu'il  perdit  toute  prudence,  et  engloutit  aussi  le 
second;  puis,  ce  repas  terminé,  il  alla  passer  la  nuit  sur  le  sol  nu 
d'one  remise.  Aussitôt  que  le  jour  parut,  Israël  se  leva.  Accoutumé 
à  devancer  le  réveil  de  l'alouette,  il  fut  très  surpris  «  en  appro- 
chant de  la  maison  de  sir  John  Millet,  de  voir  que  personne  n'était 
encore  debout.  Il  ét^t  quatre  heures;  il  se  promena  longtemps  do- 
rant la  maison.  Enfin  un  domestique  parut,  et  lui  apprit  que  les 
ouvriers  ne  se  mettaient  à  l'ouvrage  qu'à  sept  heures.  11  se  coucha 
sur  un  tas  de  paille,  et  dormit  jusqu'au  moment  où  le  reroue-ménage 
de  raclivité  humaine,  toujours  si  alerte  au  réveil,  vint  l'avertir  qu  il 
était  temps  de  mêler  son  bourdonnement  à  celui  des  autres  abeilles 
de  cette  ruche.  —  L'intendant  lui  donna  une  houe  et  une  fourche; 
mais  Israël  était  si  faible,  qu'il  pouvait  à  peine  tenir  ses  outils.  Il 
fit  tous  ses  elTorts  pour  cacher  sa  faiblesse,  et  finit  par  être  obligé 
de  confesser  sa  situation.  Ses  compagnons  se  montrèrent  compatis- 
sans  et  l'exemptèrent  du  travail  le  plus  rude.  Vers  midi,  le  baronnet 
visiu  ses  ouvriers;  remarquant  qu'Israël  faisait  peu  d'ouvrage,  il 
lui  dit  que,  quoiqu'il  eût  de  larges  épaules  et  de  longs  bras,  il  n'ai- 
mait guère  le  travail.  Un  des  ouvriers  vint  au  secours  d'Israël,  et 
raconta  tout  au  gentilhomme,  qui  immédiatement  ordonna  qu'on 
allât  à  Tauberge  la  plus  voisine,  et  qu'on  achetât  un  pain  et  un  pot 
de  bière.  Ainsi  restauré,  Israël  travailla  jusqu'au  soir  avec  ses  com- 
pagnons. 

Au  retour  des  ouvriers,  sir  John  recommanda  qu'un  souper  fût 
apprêté  pour  Israël,  et  qu'un  lit  fût  préparé  pour  lui  dans  la  grange, 
û  lendemain  il  lui  permit  de  dormir  la  grasse  matinée,  afin  de  re- 
tire ses  forces  et  d*être  mieux  en  état  de  reprendre  son  travail. 

Ce  même  jour,  vers  midi,  Israël  trouva  sir  John  qui  se  promenait 
seul  dans  le  jardin.  Craignant  d'être  indiscret,  il  allait  se  retirer; 
œais  le  baronnet  lui  fit  signe  d'avancer  et  fixa  sur  lui  un  regard  si 
P^traDt,  que  le  pauvre  Isiaël  trembla  de  tous  ses  membres.  Ses 


20  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

craintes  augmentèrent  encore,  lorsqu'il  entendit  le  baronnet  appe- 
ler un  domestique.  Il  était  sur  le  point  de  s'enfuir  à  toutes  jambes. 
Heureusement  ses  craintes  furent  apaisées  par  ces  mots  du  baronnet 
au  domestique  qui  s'avançait  :  —  Apportez  du  vin. 

—  Mon  pauvre  garçon,  dit  sir  John  en  remplissant  un  verre  de 
vin  et  en  le  présentant  à  Israël,  je  m'aperçois  que  vous  êtes  un  Amé- 
ricain et,  si  je  ne  me  trompe,  un  prisonnier  de  guerre  fugitif;  mais 
n'ayez  point  peur,  buvez. 

—  Monsieur  Millet,  dit  Israël  en  pleurant,  monsieur  Millet,  je... 

—  Voilà  encore  monsieur  Millet.  Pourquoi  ne  dites-vous  pas  sir 
John,  comme  tout  le  monde? 

—  Je  vous  demande  pardon,  monsîeur<je  jne  puis  pas;  j'ai  essayé, 
et  cela  m'est  impossible.  Vous  ne  me  trahirez  pas  pour  cela? 

— Vous  trahir!...  pauvre  garçon.  Écoutez,  votre  histoire  est  sans 
doute  un  secret  que  vous  ne  désirez  pas  divulguer  à  un  étranger; 
mais,  quoi  qu'il  vous  arrive,  je  m'engage  à  ne  jamais  vous  trahir. 

—  Dieu  vous  bénisse  pour  cela,  monsieur  Millet! 

—  Appelez-moi  donc  de  mon  vrai  nom  ;  je  ne  m'appelle  pas 
M.  Millet.  Vous  m'avez  déjà  dit  str;  vous  avez  dit  John  bien  souvent 
à  d'autres.  Ne  pouvez-vous  donc  pas  accoupler  les  deux  mots? 
Voyons,  essayez  :  sir  d'abord  et  John  ensuite;  sir  John,  voilà  tout. 

—  John,  —  je  ne  puis  pas,  —  parJon,  monsieur,  pardon!  —  je  ne 
puis  pas  m'habituer  à  cela. 

—  Mon  bon  ami,  dit  le  baronnet  en  regardant  fixement  Israël, 
est-ce  que  tous  vos  concitoyens  vous  ressemblent?  Dans  ce  cas,  il 
est  inutile  de  les  combattre.  J'écrirai  moi-même  à  sa  majesté  à  ce 
sujet.  Bien,  je  vous  dispense  de  me  donner  mon  titre;  mais,  dites- 
moi  la  vérité,  n'êtes-vous  pas  prisonnier  de  guerre?    . 

Israël  raconta  franchement  toute  son  histoire.  Le  baronnet  l' écouta 
avec  intérêt  et  lui  recommanda  de  prendre  garde  aux  soldats,  les 
habits  rouges  affluant  dans  les  environs,  à  cause  du  voisinage  de 
diverses  résidences  appartenant  à  des  membres  de  la  famille  royale. 
—  Maintenant,  lui  dit-il  en  terminant,  venez  avec  moi  à  la  maison; 
puisque  vous  me  dites  que  vous  avez  fait  déjà  un  échange  d'habits, 
vous  en  ferez  bien  un  second  avec  moi.  Qu'en  dites-vous?  Je  vous 
propose  un  habit  et  des  culottes  en  échange  de  vos  haillons. 

Bien  nourri,  bien  choyé,  rassuré  par  la  bienveillance  du  baronnet, 
Israël  prit  un  tel  embonpoint  qu'au  bout  de  deux  ou  trois  semaines 
il  remplissait  entièrement  les  vieilles  culottes  de  sir  John,  qui  d'abord 
étaient  trop  larges  pour  lui.  On  lui  donna  des  occupations  qui  le  dis- 
pensèrent de  la  dangereuse  fréquentation  des  autres  travailleurs. 
Six  mois  se  passèrent  ainsi,  et  au  bout  de  ce  temps  sir  John  fit  don- 
ner à  Israël  ime  bonne  place  dans  le  jardin  de  la  princesse  Amélie. 


UNE    LÉGENDE    DÉIIOCBÂTIQUE   AMÉRICAINE.  21 

Cbex  le  baronnet,  personne  ne  l'avait  soupçonné  de  n'être  pas 
iiçlais;  mais  chez  la  princesse  Amélie  il  était  obligé  de  travailler 
arec  les  autres  ouvriers.  La  guerre  était  souvent  le  sujet  de  la  con- 
rersation,  et  les  enragés  Yankees^  le  sujet  de  remarques  déplaisantes 
pour  une  oreille  américaine.  Israël  faisait  tous  ses  efforts  pour  ne  pas 
éclater,  et  plus  d'une  fois  dans  son  indignation  il  dépassa  les  limites 
de  la  prudence.  En  outre  le  surveillant  du  jardin  était  un  homme 
rade  et  impoli.  Les  ouvriers  supportaient  humblement  ses  injures; 
mais  Israël,  habitué  dès  son  enfance  à  respirer  un  air  libre,  ne  pou- 
vait s'empêcher  de  répondre  aux  insolences  de  son  supérieur.  Aussi, 
moins  de  deux  mois  après,  il  se  vit  obligé  de  quitter  le  service  de  la 
princesse  et  d'aller  se  mettre  aux  gages  d'un  fermier  de  Brentford. 
Uny  était  pas  depuis  trois  semaines,  que  la  rumeur  qu'il  était  un 
prw}onier  de  guerre  yankee  se  répandit.  Les  soldats  se  mirent  snr- 
Wamp  à  sa  recherche;  Israël  fut  averti  à  temps,  mais  il  fut  pour- 
chassé avec  une  ténacité  impitoyable,  et  fut  bien  souvent  sur  le  point 
d'être  pris.  Il  échappa  grâce  à  la  bienveillance  de  différentes  per- 
sonnes qui  secrètement  avaient  de  la  sympathie  pour  la  cause  amé- 
ricaine sans  oser  r avouer  ouvertement.  Traqué  jour  et  nuit,  harassé, 
fatigué  de  ne  pouvoir  prendre  un  repas  paisible  ni  une  heure  de  som- 
meil tranquille,  Israël  suivit  alors  le  conseil  qu'on  lui  donna,  de  se 
recommander  de  sir  John  Millet  pour  obtenir  une  place  dans  le  jardin 
royal  de  Kew.  Il  lui  parut  plaisant  de  chercher  un  asile  contre  les 
agensdu  roi  précisément  dans  les  propriétés  du  roi  lui-même.  En  con- 
séquence, présenté  au  jardinier  en  chef  et  armé  d'une  lettre  de  sir 
John,  il  entra  comme  jardinier  au  service  du  roi  George  111. 

George  III  venait  souvent  à  Kew-Gardens,  une  de  ses  résidences 
favorites,  et  plus  d'une  fois,  en  sablant  les  allées,  Israël  aperçut  le 
monarque  qui  se  promenait  sous  les  ombrages  du  parc,  seul  et 
taciturne.  Plus  d'une  fois  aussi,  quand  l'Américain  pensait  aux  souf- 
frances de  son  pays  et  à  ses  propres  souffrances,  d'horribles  pen- 
sées vinrent  l'assaillir;  mais  il  les  vainquit,  et  elles  ne  se  présentè- 
rent jamais  plus  à  lui  après  l'unique  conversation  qu'il  eut  par  hasard 
avec  le  monarque,  et  que  nous  allons  rapporter. 

Cn  jour,  comme  il  était  occupé  à  sabler  une  petite  allée,  le  roi 
sortit  soudain  de  derrière  un  buisson  et  passa  devant  Israël,  qui  mit 
la  main  à  son  chapeau  (sans  l'ôter  de  sa  tête  toutefois)  et  s'inclina. 
Cette  particularité  peut-être  arrêta  l'attention  du  roi;  il  s'approcha 
tflsraéletlui  dit  :  — Vous  n'êtes  pas  Anglais!  —  pas  Anglais!  — non, 
ood! 

Pâle  comme  la  mort,  Israël  essaya  de  répondre;  mais,  ne  sachant 
T^  dire,  il  resta  muet  et  comme  pétrifié. 

—  Vous  êtes  un  Yankee,  un  Yankee,  dit  le  roi  avec  ce  bredonille- 
^t  rapide  qui  lui  était  pairticulier. 


22  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Israël  essaya  encore  de  répondre,  mais  il  ne  put.  Que  pouvait-il 
dire?  Pouvait-il  mentir  au  roi? 

—  Oui,  oui,  vous  appartenez  à  cette  race  obstinée,  très  obstinée, 
très  obstinée.  Qui  vous  a  conduit  ici? 

—  La  fortune  de  la  guerre,  monsieur* 

—  Que  votre  majesté  me  pardonne  I  dit  une  voix  ;  cet  homme  se 
trouve  là  contre  les  ordres  donnés;  il  y  a  sans  doute  quelque  méprise. 
Allez-vous-en,  imbécile  I 

C'était  un  des  jardiniers  qui  parlait  ainsi.  Il  parait  qu'Israël  avait 
mal  compris  ce  matin-là  les  ordres  qui  lui  avaient  été  donnés. 

—  Allez-vous-en  doncl  cria  de  nouveau  le  jardinier.  C'est  une  mé- 
prise certainement,  je  l'assure  à  votre  majesté. 

—  Allez-vous-en,  allez-vous-en  vous-même,  reprit  le  roi,  et  lais- 
sez-moi avec  cet  homme. 

Le  roi  attendit  un  instant  que  le  jardinier  fût  parti,  et  se  tournant 
de  nouveau  vers  Israël  :  —  Vous  étiez  à  Bunker-Hill?  ce  sanglant 
Bunker-mu  I— Eh!  eh  I 

—  Oui,  monsieur. 

—  Et  vous  vous  êtes  battu  comme  un  diable,  comme  un  véritable 
diable,  je  suppose? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Et  vous  avez  aidé  à  tuer  mes  soldats,  eh  ? 

—  Oui,  monsieur,  mais  avec  bien  de  la  douleur. 

—  Eh  !  —  eh  !  —  Comment  cela  ? 

—  Je  considérais  cela  comme  mon  triste  devoir,  monsieur. 

—  Vous  vous  êtes  trompé,  grandement  trompé.  Pourquoi  m'appe- 
lez-vous monsieur?  Je  suis  votre  roi,  votre  roi! 

—  Monsieur^  dit  fièrement  Israël,  mais  avec  un  profond  respect, 
je  n'ai  pas  de  roi. 

Le  roi  lui  lança  un  regard  furieux,  mais  Israël  resta  immobile  et 
dans  une  attitude  de  silencieux  respect.  Le  roi  s'éloigna,  puis  reve- 
nant brusquement  sur  ses  pas  :  —  On  dit  que  vous  êtes  un  espion, 
—  un  espion  ou  quelque  chose  d'approchant;  est-ce  vrai?  Non,  je 
sais  que  vous  ne  Têtes  pas.  Vous  êtes  un  prisonnier  de  guerre  évadé, 
et  vous  avez  cherché  ce  lieu-ci  comme  l'asile  le  plus  sur  contre  les 
poursuites,  eh  !  eh  I  N'est-ce  pas  vrai?  eh  !  eh  I  eh  I 

—  Cela  est  vrai,  monsieur. 

—  Bien,  vous  êtes  un  honnête  rebelle,  —  rebelle,  oui,  rebelle  : 
écoutez  un  peu,  écoutez,  ne  parlez  à  personne  de  notre  conversation. 
Écoutez  encore.  Aussi  longtemps  que  vous  resterez  à  Kew,  j'aursû 
soin  que  vous  y  soyez  en  sûreté,  en  sûreté. 

—  Dieu  bénisse  votre  majesté  1 

—  Eh? 

—  Dieu  bénisse  votre  noble  majesté! 


UNE    LÉGENDE    DÉMOGBATIQUE   AMÉaiCAINE.  23 

-*  Ken,  biefi,  dit  le  roi  avec  un  sourire  de  satisfactioD.  Je  vous 
niûcrai,  je  vous  vaûicraL 

—  Ce  n'est  pas  le  roi,  mais  h  bonté  du  roi  gui  joa'a  vaincu,  s'il 
plaie  à  votre  majesté. 

—  Entrez  daos  UKin  armée,  dans  mon  armée. 

Isdéi  baissa  tristement  les  yeux  et  secoua  silencieusement  la  tête* 

—  Vous  ne  voulez  pas?  eh  bien  !  sablez  l'allée,  sablez,  sablez.  Cne 
nce  très  ohstiaée,  —  très  obstinée  en  vérité.  —  Et  le  roi  s'éloigna. 

Oo  peut  voir  par  cette  anecdote  quelle  magie  merveilleuse  et 
étrange  possède  une  couronne,  et  avec  quelle  subtilité  cette  magna- 
ûimité  facile  aux  rois  peut  agir  sur  des  âmes  bonnes  et  infortunées. 
Si  le  patrîotissie  de  T  Américain  a'avait  pas  été  aussi  désintéressé,  s'il 
y  fût  entré  un  grain  d'ambition  ou  d'égoïsrae,  Israël  aurait  porté 
rhabit  rouge,  et  peut-être,  grâce  au  patronage  du  roi,  aurait  avancé 
npideoient  dans  l'armée  anglaise.  Dans  ce  cas,  nous  n'aurions  pas 
en  à  le  suivre,  comme  nous  le  faisons,  à  travers  de  longues  années 
d'obscurité,  de  misère  et  de  vagabondage. 

IL 

La  saison  vint  où  les  travaux  du  jardinage  exigèrent  un  moins 
grand  nombre  d'employés;  Israël  fut  congédié  et  s'engagea  cbez  un 
fermier  du  voisinage.  Il  y  était  à  peine  depuis  une  semaine,  que  le 
bruit  qa*il  était  un  rebelle,  un  déserteur  ou  un  espion,  circula  sour- 
dement de  nouveau.  Les  soldats  se  remirent  à  sa  recherche,  les  mai- 
sons où  il  se  cachait  furent  souvent  visitées;  mais  grâce  à  l'honnêteté 
de  ses  hôtes  et  à  sa  propre  vigilance,  le  renard  traqué  parvint  à 
échapper.  Cependant  ces  poursuites  incessantes  l'avaient  tellement 
lassé,  qu'il  était  prêt  à  se  rendre,  lorsque  la  Providence  sembla 
vouloir  s'interpoaer  entre  lui  et  ses  ennemis.  —  Une  nuit,  pendant 
qu'il  était  couché  dans  le  grenier  d'une  ferme,  Israël  vit  un  homme 
s  approcher  de  lui,  une  lanterne  à  la  main.  11  allait  fuir  lorsqu'une 
voix  bien  connue,  celle  du  fermier  lui-même,  le  rassura.  Le  feimier 
était  venu  transmettre  à  Israël  le  message  d'un  gentilhomme  qui  le 
priait  de  se  rendre  à  sa  demeure  dans  la  soirée  du  lendemain.  D'a- 
bord Israël  pensa  que  le  fermier  le  trahissait,  ou  qu'on  avait  surpris 
sa  bonne  foi;  mais  le  nom  du  gentilhomme  qui  le  mandait  le  tira 
^tàl  d'inquiétude  :  c'était  un  certain  squire  Woodcock,  de  Brent- 
ford,  dont  Ja  fidélité  au  roi  avait  déjà  été  soupçonnée.  Le  lendemain, 
i  là  tombée  de  la  nuit,  Israël  se  rendit  à  la  demeure  du  squire,  qui  ou- 
^nt  la  porte  lui-raème  et  le  conduisit  sur  le  derrière  de  la  maison, 
^  un  appartement  retiré  où  se  trouvaient  déjà  deux  autres  gentils- 
^mes  vêtus  selon  la  mode  du  temps,  en  longs  habits  brodés  et  en 
*<^Qfers  à  boucles. 


24  REVUE  DE3  DEUX   MONDES. 

—  Je  suis  John  Woodcock,  dit  le  squire^  et  ces  deux  messieurs  se 
nomment  Horne  Tooke  (1)  et  James  Bridges.  Nous  sommes  tous  trois 
des  amis  de  l'Amérique;  nous  avons  entendu  parler  de  vous  et  nous 
avons  l'intention  de  vous  charger  d'une  mission  qui  ne  pourra  vous 
déplaire,  car  assurément,  quoique  exilé,  vous  désirez  encore  servir 
votre  pays,  et  vous  le  pouvez,  sinon  comme  marin  ou  comme  soldat, 
au  moins  comme  voyageur. 

— Dites-moi  ce  que  je  dois  faire,  demanda  Israël,  qui  ne  se  sentait 
pas  parfaitement  rassuré.    - 

—  Vous  le  saurez  plus  tard,  répondit  le  squire;  pour  le  moment, 
je  ne  vous  poserai  qu'une  question.  Vous  fiez-vous  à  ma  parole  î 

Israël  regarda  le  squire^  puis  ses  compagnons,  et  rencontrant  l'ex- 
pressive, enthousiaste  et  candide  physionomie  d'Home  Tooke,  qui 
était  alors  dans  tout  le  feu  de  ses  débuts  politiques,  il  n'hésita  plus. 
— Monsieur,  reprit-il  en  se  tournant  vers  le  squire^  je  crois  à  ce  que 
vous  me  dites.  Maintenant  que  dois-je  faire? 

—  Oh!  il  n'y  a  rien  à  faire  de  ce  soir,  ni  peut-être  de  plusieurs 
jours.  Nous  voulions  seulement  vous  avertir. 

Le  squire  fit  entrevoir  vaguement  son  intention,  et  pria  Israël  de 
leur  raconter  ses  aventures.  L'exilé  s'y  prêta  volontiers,  sachant  que 
tous  les  hommes  aiment  à  entendre  le  récit  de  souffrances  subies  pour 
une  cause  juste.  Avant  qu'il  eût  commencé  son  histoire,  le  squire  lui 
versa  un  verre  de  poiré  et  renouvela  trois  fois  la  dose  pendant  tout 
le  cours  de  la  narration;  mais  après  le  second  verre  Israël  refusa  de 
boire  davantage,  car  il  avait  remarqué  que  ses  hôtes  le  pressaient 
de  questions,  et  il  se  tint  sur  la  défensive.  Le  squire  et  ses  amis  fu- 
rent enchantés  de  cette  réserve;  ils  avaient  trouvé  un  homme  à  qui 
ils  pouvaient  se  fier.  En  conséquence  ils  lui  exposèrent  leur  plan. 
Israël  voulait-il  se  charger  de  porter  à  Paris  un  message  au  doc- 
teur Franklin,  qui  se  trouvait  dans  cette  capitale?  —  Toutes  vos 
dépenses  seront  payées,  sans  compter  l'immunité  à  laquelle  vous 
aurez  droit,  dit  le  squire.  Voulez-vous  partir?  —  J'y  penserai,  ré- 
pondit Israël,  qui  n'était  pas  encore  parfaitement  rassuré;  mais  il 
rencontra  de  nouveau  le  regard  d'Horne  Tooke,  et  toutes  ses  irréso- 
lutions s'évanouirent.  —  Le  squire  lui  enjoignit  alors  de  changer  de 
demeure  jusqu'à  son  départ,  afin  d'éviter  tout  soupçon,  et  lui  mit 
une  guinée  dans  la  main  avec  une  lettre  pour  un  gentilhomme  de 
Vi^hite-Vi^haltam,  chez  lequel  il  devait  loger  en  attendant  des  ordres 
ultérieurs.  Ces  instructions  une  fois  données,  le  squire  le  pria  de 
lui  tendre  son  pied  droit. 

—  Pourquoi  faire?  dit  Israël.' 

(1)  Home  Tooke,  célèbre  politique  et  philologue  anglais,  qui,  à  l'époque  de  la  révolu- 
tion, se  montra  chaud  partisan  de  la  cause  américaine. 


UNE   LÉGENDE   DÉMOGBATIQUE   AMÉRICAINE.  25 

—  fDC  paire  de  bottes  neuves  pour  le  voyage  vous  déplairait-elle 
(kscMui  dit  en  souriant  Home  Tooke. 

—  >on  certes. 

—Eh  bien  !  alors,  laissez  le  cordonnier  vous  prendre  mesure. 

Israël  se  rendit  à  White-Whaltam  et  y  logea  dans  la  maison  du 
gentilhomme  auquel  le  sf/uire  Tavait  recommandé.  Un  nouveau  mes- 
sage lui  ayant  enjoint  de  revenir  à  Brentford,  il  s*y  rendit  de  nuit 
et  trouva  les  trois  gentilshommes  assis  dans  la  même  chambre. 

—  Le  temps  est  maintenant  venu,  dit  le  squire;  vous  partirez  ce 
matin  pour  Paris.  Otez  vos  souliers. 

—  Mais  est-ce  que  je  dois  aller  pieds  nus  à  Paris?  dit  facétièuse- 
oent  Israël,  à  qui  la  bonne  chère  de  White-Whaltam  avait  rendu 
toute  sa  joyeuse  humeur. 

—  Oh!  non,  répondit  Home  Tooke.  Nous  avons  pour  vous  des 
b)ttes  de  sept  lieues.  Ne  vous  rappelez-vous  pas  que  nous  vous  avons 
pris  mesure? 

Le  îquire  tira  d'un  cabinet  voisin  une  paire  de  bottes  neuves,  pour- 
fues  de  talons  hauts  et  creux,  les  dévissa,  et  montra  à  Israël  les  pa- 
piers qui  y  étaient  cachés. 

—  Marchez  un  peu,  dit-il  lorsqu'Israêl  les  eut  mises  à  ses  pieds. 

—  Assurément  il  sera  découvert,  dit  Home  Tooke.  Entendez-vous 
comme  elles  craquent  ? 

—  Allons,  allons,  ne  plaisantons  pas,  c'est  une  affaire  trop  sé- 
rieuse, répondit  le  squire.  Maintenant,  mon  bon  ami,  soyez  prudent, 
sobre,  vigilant  et  prompt  par-dessus  tout. 

Israël,  bien  muni  d'instmctions  et  d'argent,  prit  le  chemin  de  la 
France,  où  il  arriva  en  sûieté,  et  où,  grâce  à  sa  qualité  d'Américain 
et  aux  relations  amicales  qui  existaient  alors  entre  les  deux  peuples, 
il  fut  reçu  partout  avec  la  plus  grande  bienveillance.  Une  fois  à  Pa- 
ris, Potter  se  fit  indiquer  le  domicile  du  docteur  Franklin,  et  il 
0  eat  rien  de  plus  pressé  que  de  s'y  rendre.  Comme  il  traversait  le 
Pont-Neuf,  il  fut  arrêté  par  un  homme  qui  se  tenait  juste  au-dessous 
de  la  statue  de  Henri  IV.  Une  sale  petite  boîte  contenant  un  pot  de 
cirage  et  des  brosses  à  souliers  était  étalée  par  terre  devant  lui;  il 
inait  à  la  main  une  autre  boite  qu'il  brandissait  gracieusement, 
comme  pour  unir  la  pantomime  aux  paroles. 

—  Que  voulez-vous,  mon  ami?  dit  Israël  quelque  peu  étonné. 

—  Ah  !  monsieur,  s*écria-t-il,  et  il  lâcha  un  torrent  de  phrases 
françaises  au  nez  du  pauvre  Israël,  qui  n'y  aurait  vu  que  du  grec,  si 
le  geste  ne  l'eût  aidé  à  pénétrer  le  sens  de  ces  mystérieuses  paroles* 
Montrant  la  boue  qui  couvrait  le  pont,  fes  pieds  du  voyageur  et  puis 
«brosse,  le  décrotteur  paraissait  regretter  qu'un  gentleman  d'une 
^ttssi  imposante  apparence  qu'Israël  fût  rencontré  dans  la  rue  avec 


26  REVUE   DE9  DEUX   MOIIDE». 

des  bottes  malpropres.  —Ah!  monsieur,  monsieur,  cria-t-il  en  pous- 
sant Israël  du  côté  de  sa  boîte,  et  en  prenant  de  force  le  pied  droit 
de  notre  héros;  mais  celui-ci,  illuminé  par  un  soupçon  subit,  donna 
à  la  pauvre  boîte  un  grand  coup  de  pied,  et  s'enfuît  à  toutes  jambes 
sans  s'inquiéter  des  cris  que  poussait  derrière  lui  le  décrotteur. 

Arrivé  à  la  maison  qu'on  lui  avait  désignée,  Israël  frappa  et  fut  fort 
étonné  de  voir  la  porte  s'ouvrir  devant  lui  comme  par  enchantement. 
Il  entra  sous  un  petit  passage  qui  conduisait  à  une  cour  intérieure, 
et  il  y  erra  un  moment,  fort  surpris  de  ne  voir  apparaître  personne, 
lorsqu'un  bruit  de  voix  le  conduisit  près  d'une  petite  fenêtre,  devant 
laquelle  étaient  assis  un  vieillard  occupé  à  raccommoder  des  sou- 
liers et  une  vieille  femme.  Celle-ci,  au  nom  du  docteur  Franklin, 
prononcé  par  Israël,  se  leva,  sortit,  et  accompagna  le  visiteur  jus^- 
qu'au  troisième  étage.  —  Entrez ,  dit  alors  une  voix ,  et  immédiate- 
ment Israël  se  trouva  en  présence  du  docteur  Franklin.  Le  vénérable 
vieillard,  revêtu  d'une  riche  robe  de  chambre,  curieusement  brodée 
de  figures  algébriques  comme  une  robe  de  magicien,  présent  d'une 
riche  marquise,  était  assis  devant  une  large  table  couverte  de  p^^- 
piers  imprimés  ou  manuscrits,  de  livres  et  de  journaux.  Les  murs  de 
l'appartement  avaient  pour  le  pauvre  Israël  une  apparence  féerique; 
ils  étaient  couverts  de  baromètres  de  tous  genres,  de  cartes  des  pays 
du  Nouveau-Monde,  presque  blanches  et  marquées  çà  et  là  des  six 
lettres  du  mot  désert^  et  de  cartes  des  pays  européens,  toutes  au 
contraire  peuplées  de  noms,  de  signes,  et  bariolées  de  couleurs. 

—  Comment  allez-vous,  docteur  Franklin?  dit  Israël  au  vieillard, 
qui  ne  s'était  pas  retourné  à  son  entrée. 

—  Oh  !  je  sens  Fodeur  des  champs  américains,  répondit  le  docteur 
en  se  retournant  rapidement.  Un  compatriote!  Asseyez-vous,  mon 
cher  monsieur.  Eh  bien?  quelles  nouvelles?  un  message  particulier? 

—  Attendez  une  minute,  docteur,  dit  Israël  en  traversant  la  cham- 
bre pour  aller  chercher  une  chaise.  Comme  il  n'y  avait  pas  de  tapis 
sur  le  parquet,  composé  de  pièces  de  bois  rangées  en  forme  de  lo- 
sanges et  soigneusement  frottées  et  cirées  selon  la  mode  française, 
Israël  glissa  sur  le  parquet  comme  sur  de  la  glace  et  faillit  tomber. 

—  Oh  I  oh  I  il  me  semble  que  vos  bottes  ont  des  talons  bien 
hauts,  dit  le  grave  utilitaire.  Ne  savez-vous  donc  pas  que  cette  mode 
a  deux  inconvéniens,  d'abord  celui  d'employer  inutilement  du  cuir, 
ensuite  celui  de  vous  exposer  à  vous  casser  une  jambe?  Mais  je  vous 
prie,  que  faites-vous  donc  ?  est-ce  que  vos  bottes  vous  gênent?  Quelle 
folie  que  de  porter  des  bottes  trop  étroites!  Si  tel  avait  été  le  dessein 
de  la  nature,  elle  eût  composé  te  pied  d'os  seulement  ou  même  de 
fer,  au  lieu  de  le  composer  d'os,  de  chair  et  de  muscles.  Ah  1  mais 
je  vois,  donnez. 


28  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Je  pense  que  dans  deux  ou  trois  jours  je  pourrai  vous  renvoyer 
en  Angleterre  avec  de  nouveaux  papiers.  Dans  ce  cas,  vous  aurez 
encore  à  faire  un  nouveau  voyage,  et  alors  nous  verrons  s'il  y  a 
moyen  de  vous  renvoyer  en  Amérique. 

Israël  se  répandit  en  expressions  de  reconnaissance  que  le  docteur 
interrompit. 

—  On  ne  peut  avoir  trop  de  reconnaissance  envers  Dieu,  mon 
ami;  mais  notre  reconnaissance  envers  les  hommes  doit  être  limitée. 
Un  homme  ne  peut  servir  son  semblable  avec  tant  d'efficacité  qu'on 
lui  doive  une  reconnaissance  sans  bornes.  Si  je  puis  vous  procurer  le 
moyen  de  retourner  en  Amérique,  je  n'aurai  fait  qu'une  partie  de 
mon  devoir,  comme  agent  de  notre  commune  patrie.  Pour  le  quart 
d'heure,  vous  ne  me  devez  rien  que  ces  trois  petites  pièces  d'argent 
que  je  viens  de  vous  donner.  Au  lieu  de  me  les  rendre,  lorsque  vous 
serez  de  retour  au  pays,  vous  les  donnerez  à  la  première  veuve  de 
soldat  que  vous  rencontrerez.  Ne  l'oubliez  pas  :  c'est  une  dette.  Ces 
trois  petites  pièces  valent  environ  un  quart  de  dollar  en  monnaie 
américaine,  un  quart  de  dollar,  souvenez-vous-en  bien.  Dans  les 
affaires  d'argent,  mon  ami,  soyez  toujours  exact  :  peu  importe  à  qui 
vous  deviez,  parent  ou  étranger,  paysan  ou  roi. 

—  Bien,  docteur;  puisque  l'exactitude  en  ces  matières  est  si  né- 
cessaire, laissez-moi  vous  rendre  l'argent.  Grâce  à  mes  amis  de 
Brentford,  j'en  ai  assez  en  ma  possession  pour  pouvoir  réparer  le 
petit  dommage  que  j'ai  causé.  Je  n'avais  pris  cet  argent  que  parce 
que  je  pensais  qu'il  ne  serait  pas  bien  de  le  refuser  lorsque  vous  me 
l'offriez  d'une  manière  si  amicale. 

—  Mon  honnête  ami,  dit  le  docteur,  j'aime  votre  franchise.  Je  re- 
prendrai l'argent. 

—  Sans  intérêt,  docteur,  j'espère,  dit  Israël.  ' 

—  Mon  bon  ami,  ne  vous  permettez  jamais  de  plaisanter  en  ma- 
tière d'argent.  Ne  plaisantez  jamais  aux  enterremens  et  pendant  que 
TOUS  faites  des  affaires.  La  question  entre  nous  est  une  bagatelle^ 
mais  des  principes  importans  peuvent  être  contenus  dans  des  baga- 
telles. Allez  sans  retard  régler  vos  comptes  avec  le  décrotteur,  et 
puis  revenez  immédiatement  ici,  où  vous  trouverez  une  chambre 
que  vous  habiterez  pendant  votre  séjour  à  Paris. 

—  Mais  j'aurais  bien  voulu  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  ville  avant 
de  retourner  en  Angleterre. 

—  Les  affaires  avant  les  plaisirs,  mon  ami.  Il  faut  que  vous  res- 
tiez dans  votre  chambre  comme  si  vous  étiez  mon  prisonnier  jusqu'à 
votre  départ.  Maintenant  allez  trouver  le  décrotteur.  Attendez.  Avez- 
Yous  la  somme  exacte  que  vous  devez  lui  donner  en  petite  monnaie? 
Ne  tirez  pas  tout  votre  argent  de  votre  poche  en  pleine  rue;  comp- 


UflE   LÉGENDE   DÉMOCRATIQUE   AMÉRICAINE.  29 

tez  Totre  monnaie;  c'est  en  argent  français  et  non  anglais  que  vous 
derez  le  payer.  Bien;  ces  trois  petites  pièces  suffiront. 

-Puis-je  m* arrêter  pour  prendre  quelque  cliose  en  chemin, 
àûoeurl 

—  Non;  c'est  toujours  une  mauvaise  affaire  de  dîner  dehors  lors- 
qu'on peut  dîner  chez  soi.  Revenez  immédiatement,  et  vous  dînerez 
mec  moi. 

Israël  revint  quelque  temps  après  et  s'assit  à  la  table  du  docteur. 
Le  repas  fut  frugal.  Il  se  composait  d'agneau  bouilli  accompagné  de 
petits  pois.  Ene  bouteille  remplie  d'un  breuvage  incolore  était  pla- 
cée à  côté  du  vénérable  ambassadeur. 

—  Laissez-moi  remplir  votre  verre,  dit  le  docteur. 

—  Dieu  me  pardonne  I  c'est  de  l'eau  claire,  dit  Israël  en  goûtant. 

—  L'eau  pure  est  un  bon  breuvage  pour  des  hommes  simples. 

—  Oui;  mais  le  s(/uire  Woodcock  m'a  donné  à  boire  du  poiré,  et 
k  gentilhomme  de  White-Whaltam  m'a  offert  du  vin  et  de  l'eau-de- 
lie. 

—  Très  bien,  mon  honnête  ami;  mais  si  vous  aimez  le  poiré,  le 
nn  et  l'eau-de-vie,  vous  attendrez  pour  en  boire  que  vous  soyez  re- 
tourné en  Angleterre.  Avec  moi,  vous  ne  boirez  que  de  l'eau  claire» 

C'est  ainsi  qu'Israël  passa  le  temps  de  son  séjour  à  Paris.  Grâce  à 
U  compagnie  du  docteur  Franklin,  Israël  se  trouva  au  milieu  de  cette 
lille  plus  surveillé  que  ne  le  fut  jamais  le  bon  Sancho  Pança  dans 
son  Ile  de  Barataria.  En  vain  l'hôtesse  chargea-t-elle  la  table  de  toi- 
lette d*Israêl  de  savons  parfumés,  d'essences  et  d'eaux  de  Cologne, 
délices  inconnues  à  notre  héros  :  le  docteur  Franklin  apposait  son  veto 
sur  ces  objets  convoités  et  les  faisait  disparaître  comme  par  enchan- 
tement. Il  prémunissait  même  le  rustique  Américain  contre  les  arti- 
fices de  la  fille  de  chambre.  Chacun  de  ses  pas  était  surveillé,  et 
chacune  de  ses  actions  accompagnée  d'une  sentence  morale.  Le 
pauvre  Israël  dut  mener,  quelquefois  en  rechignant,  la  vie  du  bon- 
Iiomme  Richard. 

Un  soir,  comme  il  conversait  avec  le  docteur  Franklin,  la  fille  de 
cbambre  entra  et  annonça  qu'un  gentilhomme  très  impertinent  dési- 
nit  parler  au  docteur  Franklin. 

—  Très  impertinent  !  dit  le  sage  en  regardant  fixement  la  fille  de 
chambre;  cela  veut  dire  sans  doute  un  très  beau  gentilhomme  qui 
^0Q3  a  gratifié  de  quelque  compliment  énergique.  Laissez-le  entrer. 

Quelques  instans  après  entra  dans  la  chambre  un  petit  homme 
*plc,  nerveux  et  bruni  par  le  soleil,  tout  semblable  à  un  chef  indien 
ASpooiUé  de  son  royaume  et  revêtu  d'habits  européens.  Une  invin- 
cible audace  brillait  dans  son  œil  sauvage.  Son  costume  était  d'une 
otrava^ante  élégance,  et  il  le  portait  à  demi  comme  un  barbare,  à 


30  RETUE   DES  DEUX   MONDES. 

demi  comme  un  dandy  parisien.  Sa  joue  hâlée  avait  la  couleur  d'un 
fruit  du  tropique;  une  intrépidité  froide  régnait  sur  ses  lèvres;  son 
regard  était  celui  d'un  homme  qui  n'a  jamais  été,  qui  ne  sera  jamais 
un  subordonné.  Une  certaine  atmosphère  d'orgueilleux  isolement 
l'entourait.  Bref,  il  y  avait  en  lui  quelque  chose  du  poète  et  en  même 
temps  du  bandit. 

Israël  resta  longtemps  dans  la  contemplation  de  l'étranger.  Il 
n'avait  rien  vu  de  comparable  à  cet  homme,  qui,  quoique  habillé  à 
la  mode,  n'avait  pas  la  tournure  d'un  être  civilisé.  Lorsqu' enfin  il 
sortit  de  sa  contemplation,  il  entendit  l'inconnu  dire  avec  chaleur 
au  docteur  : 

—  Bien;  faites  comme  il  vous  plaira;  je  ne  solliciterai  pas  plus 
longtemps.  Le  congrès  m'a  donné  à  entendre  qu'aussitôt  après  mon 
arrivée  je  prendrais  le  commandement  de  l'Indien^  et  maintenant, 
sans  que  je  puisse  savoir  pourquoi,  vos  commissaires  ont  offert 
cette  frégate  au  roi  de  France.  Qu'a  besoin  le  roi  de  France  de  cette 
frégate?  et  que  ne  puis-je  accomplir  avec  elle  I  Donnez-moi  l'Indien, 
et  dans  un  mois  vous  apprendrez  des  nouvelles  de  Paul  Jones  (1). 

—  Voyons,  voyons,  capitaine,  dit  avec  douceur  le  docteur  Fran- 
klin, dites-moi,  que  feriez-vous  de  cette  frégate,  si  vous  en  aviez  le 
commandement? 

—  J'apprendrais  aux  Anglais  que  Paul  Jones,  quoique  né  dans  la 
Grande-Bretagne,  n'est  pas  un  sujet  du  roi  d'Angleterre,  mais  un 
libre  citoyen  de  l'univers.  Je  leur  ferais  voir  que,  s'ils  peuvent  rava- 
ger les  côtes  de  l'Amérique,  les  leurs  sont  aussi  vulnérables  que 
celles  de  la  Nouvelle-Hollande.  Donnez-moi  le  commandement  de 
V Indien,  et  je  ferai  pleuvoir  sur  la  misérable  Angleterre  un  feu  com- 
parable à  celui  qui  engloutit  Sodome. 

Le  regard  du  capitaine  brillait  comme  le  reflet  d'une  torche  incen- 
^aire.  Le  docteur  approcha  sa  chaise  de  celle  de  son  visiteur,  ap- 
puya familièrement  une  main  sur  ses  genoux,  et  se  disposa  à  faire 
son  métier  de  dompteur  de  bêtes  et  d'homme  politique. 

—  Ne  pensez  plus  pour  le  moment  à  l'affaire  de  f  Indien,  capi- 
taine; mais  les  corsaires  anglais  nous  font  un  grand  mal  en  inter- 
ceptant nos  approvisionnemens.  On  m'a  dit  qu'avec  un  petit  vaisseau, 
celui  que  vous  commandez  par  exemple,  tAmphitrite,  vous  pourriez 
suivre  ces  corsaires  là  où  les  grands  vaisseaux  ne  peuvent  s'aven- 
turer. Au  besoin,  on  pourrait  vous  adjoindre  quelques  frégates  fran- 
çaises qui  se  tiendraient  toujours  prêtes  à  capturer  les  navires  aux- 
quels vous  donneriez  la  chasse. 

(1)  Paul  Joncs,  le  plus  étrange  des  nombreux  citoyens  du  monde  wa  xyiii*  siècle,  après 
Anacharsis  Gootz  cependant.  Écossais  de  naissance,  Paul  Jones  prit  le  parti  des  Améri- 
cains et  ravagea  à  leur  profit  les  cOtes  des  trois  xoyamnes. 


UNE   LÉGENDE   DÉMOCRATIQUE   AMÉRICAINE.  31 

—Faire  la  chasse  aa  profit  des  frégates  françaises,  bel  emploi 
Traiseot!  Docteur,  quoi  qu'il  fasse  pour  la  cause  de  rAmérique, 
M  Joues  doit  avoir  un  pouvoir  suprême  et  distinct.  Il  ne  veut  d'au- 
tre chef  et  d'autre  conseiller  que  lui-même.  Je  ne  vis  que  pour  Thon- 
leur  et  pour  la  gloire.  Donnez-moi  le  moyen  de  faire  quelque  chose 
de  glorieux,  donnez^moi  l'Indien  t  —  Le  docteur  secoua  gravement 
la  tête.  —  C'est  ainsi,  reprit  le  capitaine,  que  par  trop  de  timidité, 
iuissement  appelée  prudence,  on  perd  les  plus  belles  chances  de 
succès.  Ah  !  pourquoi  ne  suis-)e  pas  né  tsar? 

~  Américain  plutôt»  répondit  le  docteur,  qui,  désireux  de  changer 
U  coDversatioiL,  s'apprêtait  à  lui  expliquer  le  mécanisme  de  divers 
modèles  de  vaisseaux  confectionnés  par  lui,  lorsque  la  fille  de  cham- 
ke  entra  de  nouveau,  annonçant  le  duc  de  Chartres  et  le  comte 
d'Estiing. 

—  Capitaine,  cette  visite  vous  concerne  indirectement.  Le  comte 
a  parlé  au  roi  de  l'expédition  secrète  dont  vous  aviez  eu  la  pensée. 
Tenez  demain,  et  je  vous  informerai  du  résultat  de  la  conversation. 

—  Il est  bien  tard.  Ne  pourrais-je  passer  la  nuit  ici?  y  a-t-il  une 
chambre  convenable? 

—  Yite,  dépêcbez-voos,  3  ne  serait  pas  bon  qu'on  vous  vît  en  cet 
ÎDstant  chez  moi;  notre  ami  partagera  sa  chambre  avec  vous.  Vite, 
hraél,  accompagnez  le  cajûtaine. 

—  Allons,  dit  le  capitaine  en  entrant  dans  la  chambre  d'Israël, 
ooucbe^vous,  je  ne  veux  pas  vous  priver  de  votre  lit.  Je  vais  dormir 
là,  sur  cette  chaise. 

—  Pourquoi  ne  point  vous  coucher?  dit  Israël.  Voyez,  le  lit  est 
assez  large;  mais  peut-être  votre  compagnon  de  lit  vous  déplorait- 
il,  C2q)itaine  ? 

—  Non  certes^  je  ne  suis  pas  très  scrupuleux  à  cet  endroit  :  dans 
ma  jeunesse,  j'ai  eu  pour  compagnon  de  hamac  un  nègre  du  plus  pur 
sang  du  Congo  pendant  toute  une  traversée;  mais  j'aime  mieux  dor- 
mir ainsi.  Laissez  brûler  la  lampe,  j'en  prendrai  soin. 

Israël  obéit  et  se  mit  au  lit.  Ne  pouvant  dormir,  il  ferma  les  yeux  à 
demi  et  s'amusaà  épier  le  capitaine  Paul  Jones.  Celui-ci  tira  ses  bottes, 
fe  lera^  et  se  mit  à  marcher  ipieds  nus  et  avec  une  singulière  vivacité 
totour  de  la  chamlnre»  Tout  son  visage  respirait  l'ardeur  martiale  et 
k  commandement;  son  bras  droit  était  collé  à  son  côté  comme  celui 
im  bomme  qui  tient  un  sabre.  11  marchait  d'un  pas  militaire.  Pas^ 
m  devant  la  glace  qui  décorait  la  cheminée,  Paul  s'arrêta  et  se  re- 
garda complaisamment,  avec  un  air  de  sauvage  satisfaction  mêlée 
d^ime  forte  dose  de  iatuîté,  puis  il  retroussa  sa  manche  et  regarda 
n  bras  dans  le  miroir.  Israâ  tressaillit  en  voyant  les  tatouages 
mystérieux  qui  le  recourraient  presque  entièrement  :  c'étaient  des 


32  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ancres,  des  câbles,  des  cœurs  à  Tinfinî.  Israël  se  souvînt  d'avoir 
vu  dans  un  de  ses  voyages  des  dessins  semblables  sur  le  bras  d'un 
guerrier  de  la  Nouvelle-Zélande.  Lorsque  le  capitaine  eut  assez  long- 
temps contemplé  ces  bizarres  figures,  objets  de  son  orgueil,  il  re- 
garda ironiquement  sa  main  toute  chargée  de  bijoux  et  d'anneaux, 
emblèmes  d'amour  et  de  galanterie.  Ainsi,  à  l'heure  de  minuit,  au 
sein  de  la  métropole  de  la  civilisation  moderne,  errait  ce  barbare  en 
habit  civilisé,  comme  une  sorte  de  fantôme  prophétique  des  scènes 
tragiques  de  la  révolution  française,  où  l'exquis  raffinement  de  la  vie 
parisienne  devait  disparaître  pour  faire  place  à  la  sanguinaire  férocité 
des  naturels  de  Bornéo,  et  comme  pour  montrer  que  les  bijoux  et 
les  bagues,  tout  aussi  bien  que  le  tatouage  et  les  anneaux  portés  au 
nez,  sont  des  signes  de  cette  sauvagerie  primitive  qui  sommeille  tou- 
jours dans  l'esprit  humain. 


m. 


Trois  jours  après  l'arrivée  d'Israël  à  Paris,  le  docteur  Franklin 
entra  dans  sa  chambre  un  petit  paquet  de  papiers  à  la  main.  Son  re- 
gard parlait  de  départ  immédiat  avec  une  telle  éloquence,  qu'Israël 
se  leva,  mit  ses  bottes,  et  se  tint  dans  l'attitude  d'un  homme  qui  va 
partir. 

—  Très  bien,  mon  cher  ami,  dit  le  docteur;  vous  avez  sans  doute 
les  papiers  dans  vos  bottes? 

Israël  se  déchaussa  rapidement  et  aida  le  docteur  à  cacher  les  pa- 
piers. 

—  Il  est  maintenant  dix  heures  et  demie,  dit  le  docteur.  A  onze 
heures,  la  diligence  pour  Calais  part  de  la  place  du  Carrousel.  Par- 
tez immédiatement.  Voici  quelques  provisions  pour  le  voyage.  Songez 
bien  que  si  vous  êtes  pris  sur  le  territoire  anglais  avec  ces  papiers, 
vous  vous  perdrez  et  vous  perdrez  vos  amis  de  Brentford.  Vous  ne 
pouvez  donc  être  trop  prudent;  cependant  ne  soyez  pas  trop  soup- 
çonneux. Que  Dieu  vous  bénisse,  mon  honnête  ami!  Partez. 

Israël,  arrivé  à  Calais,  prit  le  paquebot.  Pendant  la  traversée, 
ayant  cédé  au  sommeil  à  côté  de  deux  hommes  occupés  à  fumer 
dans  le  gaillard  d'avant,  il  eut  un  réveil  assez  désagréable.  Un  de 
ces  hommes  essayait  de  retirer  doucement  une  de  ses  précieuses 
bottes;  l'autre  était  déjà  à  terre  à  côté  de  lui.  Israël  se  rappela  l'aven- 
ture du  Pont-Neuf  et  les  conseils  du  docteur  Franklin;  il  se  contint 
et  dit  poliment  :  —  Monsieur,  je  vous  remercie  de  m' avoir  déjà  débar- 
rassé d'une  botte.  Quant  à  l'autre,  laissez-la  où  elle  est,  je  vous  prie. 

—  Excusez-moi,  dit  le  drôle,  praticien  accompli  dans  l'art  de 


VKE   LÉGEIVDE    DÉMOCRATIQUE   AMÉRICAINE.  33 

voler,  j'ai  jugé  que  vos  bottes  vous  gênaient  peut-être,  et  je  désirais 
?ous  mettre  à  Taise. 

—Je  vous  suis  bien  obligé  de  votre  bonté,  monsieur,  elles  ne  me 
gêoent  pas  du  tout.  Je  suppose  toutefois  que  vous  pensiez  qu'elles 
Devons  gêneraient  pas,  vous  avez  le  pied  très  petit  vraiment.  Est-ce 
que  vous  alliez  vous  disposer  à  les  essayer? 

—  Non,  répondit  le  voleur  avec  un  sérieux  imperturbable;  mais 
avec  votre  permission,  je  les  essaierais  volontiers  lorsque  nous  se- 
nms  arrivés  i  Douvres. 

—  Tout  bien  examiné,  dit  Israël,  il  vaut  mieux  que  vous  ne  les 
essayiez  pas.  Je  suis  un  esprit  fort  excentrique,  à  ce  qu'on  dit  du 
noios,  et  je  n*aime  pas  à  perdre  mes  bottes  de  vue. 

Israël  atteignit  Douvres  sans  autre  aventure,  et  le  lepdemain  de 
«on  arrivée  il  frappait  à  la  porte  du  squire  Woodcock.  Le  squire  le 
fôidta  du  succès  de  sa  mission,  et  lui  dit  que,  par  suite  de  certains 
symptômes  alarmans  qui  s'étaient  manifestés  dans  le  voisinage,  il 
Id  faudrait  rester  caché  dans  la  maison  un  jour  ou  deux,  jusqu'à  ce 
qu'oo  pût  expédier  une  réponse  à  Paris. 

—Ma  femme  a  ici  un  grand  nombre  d'invités  qui  errent  de  salle  en 
ade  :  je  suis  donc  obligé  de  vous  cacher  très  soigneusement  pour 
éviter  tout  accident.  —  En  parlant  ainsi,  le  squire  toucha  un  ressort 
près  du  foyer.  Une  des  plaques  delà  cheminée  céda  à  cette  pression, 
pareille  à  une  tombe  de  marbre  qui  s'entr'ouvre.  — Vite,  entrez,  dit 
le  tfvire  à  Israël. 

—  Est-ce  que  je  dois  ramoner  la  cheminée?  dît  Israël.  Je  n'y  en- 
tends rien. 

—  C'est  votre  cachette.  Allons,  venez. 

— Mais  où  cela  conduit-il?  Je  n'aime  guère  l'aspect  de  cette  entrée. 

—  Suivez-moi,  je  vais  vous  précéder. 

Le  squire  descendit  un  étroit  escalier  de  pierre,  à  peine  large  de 
deux  pieds,  qui  conduisait  à  une  petite  cellule  pratiquée  dans  les  murs 
épais  du  château,  aérée  et  éclairée  par  deux  petites  fentes  ingénieu- 
sement cachées  à  l'extérieur  sous  la  forme  de  deux  bouches  de  grif- 
foD  taillées  dans  une  grande  pierre.  Un  matelas  était  étendu  dans  un 
coin  de  la  cellule.  A  terre  étaient  posés  une  cruche  d' eau ,  une  large  bou- 
trille  de  vin,  et  un  plat  en  bois  contenant  du  pain  et  du  bœuf  froid. 

—  Est-ce  que  je  vais  être  enseveli  tout  vivant?  demanda  Israël  en 
regardant  autour  de  lui  avec  inquiétude. 

—  La  résurrection  suivra  de  près  votre  mort.  Dans  trois  jours  au 
plus  tard,  dit  le  squire. 

—  Quoique  je  fusse  pour  ainsi  dire  prisonnier  à  Paris,  j'étais  ce- 
pendant mieux  logé  que  cela. 

—  Mais  vous  étiez  en  France,  c'est-à-dire  dans  un  pays  ami,  tan- 


Zà  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dis  que  vous  êtes  en  Angleterre.  Si  vous  étiez  découvert  ici,  il  m'en 
arriverait  malheur. 

—  Par  amour  pour  vous,  je  resterai  là  où  vous  me  mettrez.  Seu- 
lement je  voudrais  bien  des  bouquets  et  un  miroir,  comme  à  Paris; 
cela  me  réjouirait  et  me  tiendrait  compagnie,  surtout  la  contempla- 
tion de  mon  individu. 

—  Eh  bien  !  restez  ici,  je  reviens  dans  dix  minutes. 

Bien  avant  l'expiration  de  ce  court  délai,  le  squire  revint  tout 
essoufflé  avec  un  grand  bouquet  de  fleurs  et  un  petit  miroir.  — 
Voici  les  objets  demandés,  dit-il;  maintenant  restez  parfaitement 
tranquille,  évitez  de  faire  aucun  bruit,  et  ne  montez  l'escalier  sous 
aucun  prétexte  jusqu'à  ce  que  je  vienne. 

—  Mais  quand  reviendrez-vous? 

—  Je  tâcherai  de  revenir  deux  fois  par  jour  pendant  tout  le  temps 
que  vous  passerez  ici;  mais  on  ne  peut  savoir  ce  qui  arrivera.  Si  je 
ne  viens  vous  voir  que  lorsque  je  vous  délivrerai,  soit  dans  deuXf 
soit  dans  trois  jours,  n'en  soyez  pas  surpris,  mon  ami.  Vous  avez 
assez  de  provisions  pour  tout  ce  temps-là.  Adieu. 

Israël  resta  un  moment  pensif.  Il  monta  sur  son  matelas,  et 
regarda  à  travers  les  fentes;  mais  il  n'aperçut  rien  qu'un  coin  de 
ciel  bleu  et  le  feuillage  d'un  arbre,  aussi  ancien  que  la  maison,  qjd 
s'élevait  en  face  de  la  porte.  «  La  pauvreté  et  la  liberté,  ou  l'opulence 
et  la  prison,  c'est  ainsi,  paraît-il,  que  je  dois  passer  ma  vie,  »  se 
dit-il.  «  Regardons  notre  physionomie.  Quelle  bêtise  de  n'avoir  pas 
demandé  du  savon  et  un  rasoir  I  Je  me  serais  fait  la  barbe;  cela  m'au- 
rait aidé  à  tuer  le  temps.  Si  j'avais  un  rasoir  et  un  peigne,  je  ferais 
une  toilette  continuelle.  Lorsque  je  sortirais,  je  serais  éveillé  comme 
un  oiseau  et  frais  comme  une  rose.  Que  fait  maintenant  le  docteur 
Franklin?  Et  le  capitaine  Paul  Jones?  Ah  I  voilà  un  oiseau  qui  chante 
dans  les  feuilles;  c'est  la  cloche  qui  m'annonce  l'heure  du  dîner.  » 
Et,  pour  passer  le  temps,  il  se  mit  à  attaquer  ses  provisions.  Ainsi 
s'écoula  la  première  journée.  La  nuit  vint,  et  les  ténèbres  s'éten- 
dirent autour  de  lui.  Pas  de  squire. 

Il  passa  une  nuit  très  inquiète.  Au  point  du  jour,  il  se  leva  et  ap- 
pliqua ses  lèvres  contre  une  des  bouches  des  griffons.  Il  poussa  un 
petit  sifllement  qui  fut  suivi  d'un  petit  murmure  dans  les  feuilles. 
Un  oiseau  gazouilla,  et  trois  minutes  après  tout  l'orchestre  du  matin 
était  éveillé.  «J'ai  réveillé  le  premier  oiseau,  se  dit  Israël,  etilâ 
éveillé  tous  les  autres;  déjeunons.  »  Les  heures  passèrent;  midi  ar- 
riva, pas  de  squire. 

((  Il  est  allé  à  la  chasse  avant  déjeuner,  et  il  est  rentré  fatigué,  » 
pensa  Israël.  Les  ombres  du  soir  s'allongèrent  dans  la  cellule  »  k 
nuit  vint,  pas  de  squire. 

Nouvelle  nuit  sans  sommeil*  Le  second  jour  se  passa  comme  le 


mœ   LÉGEIVDE   DtMOGRATIQtE  AMÉRICAINE.  35 

premier.  Le  troisième  jour,  les  fleurs  qui  ornaient  la  cellule  étaient 
déjàfaDées.  D'énormes  gouttes  d'eau  tombèrent  à  travers  les  bou- 
che? des  griffons.  Un  orage  épouvantable  éclata.  Israël  put  occuper 
SPD  temps  à  écouter  les  clapotemens  de  la  pluie  et  les  grondemens 
daïonoerre.  «  Nous  voîlà  au  troisième  jour,  pensa- t-il;  il  a  dit  qu'il 
TOidrail  me  chercher  dans  trois  jours  au  plus  tard.  Patientons  en- 
core.'» La  journée  passa,  toujours  pas  de  squire. 
Israël  entra  alors  dans  un  état  de  frayeur  extraordinaire.  Le  sen- 
timent de  son  emprisonnement  s'empara  de  plus  en  plus  de  son  es- 
prit, et  pesa  sur  lui  comme  un  mur  de  pierre,  ou  comme  une  des 
risioD?  da  cauchemar.  11  erra  convulsivement  à  travers  sa  cellule. 
Derieilles  histoires  d'hommes  enterrés  vivans  se  présentèrent  à  sa 
inémoire.  Cette  cellule  avait  jadis  appartenu  à  un  couvent  de  tem- 
pBen,  sur  remplacement  duquel  la  maison  du  squire  avait  été  bâtie. 
Là  antrefois  des  cœurs  humains  aussi  forts  que  le  sien  avaient  suc- 
conbé  sous  le  désespoir.  La  nuit  se  passa  ainsi  en  imprécations 
Bwttes  et  en  terreurs;  enfin  le  matin  arriva.  Cette  fois  le  squire  ne 
pouvait  manquer  de  venir  le  délivrer.  Cependant  Israël  se  mit  à  ré- 
Ifcinr.  Peut-être  était-il  arrivé  quelque  malheur.  Le  squire  avait 
peut-être  été  arrêté,  arrêté  sans  avoir  eu  le  temps  d'informer  un  de 
«s  amis  qu'un  homme  était  caché  dans  sa  maison.  Si  cela  était, 
Israël  devait  chercher  par  tous  les  moyens  à  sortir  de  sa  prison, 
n  s'avança  donc  à  tâtons,  et  chercha  le  ressort  qui  devait  ouvrir  la 
porte  mystérieuse.  H  avait  déjà  cherché  longtemps  et  allait  se  laisser 
afler  au  désespoir,  lorsqu'il  entendit  un  léger  craquement  et  vit  un 
rayon  de  lumière.  Son  pied  avait  touché  par  hasard  le  ressort  cher- 
ché; il  poussa  la  porte  et  se  trouva  dans  le  cabinet  du  squire. 

L'appartement  avait  un  aspect  funèbre.  Les  rideaux  étaient  cou- 

wts  de  crêpe;  partout  des  noeuds  de  crêpe  et  des  tentures  noires. 

Israël  soupçonna  aussitôt  la  vérité.  Évidemment  le  squire  était  mort, 

Wfft  subitement  selon  toute  probabilité,  et  sans  avoir  eu  le  temps 

'annoncer  qu'un  étranger  était  muré  dans  sa  maison.  Tout  le  monde 

ipwrait  sa  présence  sous  le  toit  du  squire.  S'il  était  surpris,  quelle 

làon  donner?  Dirait-il  la  vérité?  Il  s'avouait  coupable  alors  d'actes 

<pi  te  faisaient  tomber  sous  le  coup  des  lois  anglaises,  et  il  com- 

|«»ettaît  la  mémoire  du  bon  squire  Woodcock.  Pendant  qu'il  était 

jioBgé  dans  ces  réflexions,  il  entendit  un  pas  qui  s'approchait.  11 

|M&a  immédiatement  la  porte  secrète  et  chercha  ifh  refuge  dans 

»  cdde.  Grâce  à  sa  précipitation ,  la  porte  se  referma  avec  un 

''HDtsoard  et  singulier;  lui-même  tomba  et  fit  rendre  à  la  muraille 

n  retentissement  mystérieux  qui  effraya  si  fort  la  personne  qui  était 

*Wc  inopinément  dans  la  chambre,  qu'elle  poussa  un  cri.  D'au- 

tasvwx  vinrent  bientôt  se  mêler  à  la  première  et  apprirent  à  Israël 

Vs  te  hrmt  causé  p^r  sa  chute  provoquait  mille  conjectures.  Une 


36  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

pensée  se  présenta  alors  à  son  esprit.  La  servante  qui  était  entrée 
avait  sans  doute  cru  entendre  Tâme  du  squire  Woodcock.  —  Profitons 
de  cette  crédulité  pour  nous  échapper,  se  dit  Israël. 

Lorsque  le  soir  fut  venu,  Israël  agit  en  conséquence;  il  ouvrit  la 
garde-robe  du  squire  et  revêtit  le  costume  que  portait  son  jovial 
an)i  la  dernière  fois  qu'il  Tavait  vu.  Il  attendit  que  minuit  eût  sonné, 
et  alors,  la  canne  à  pomme  d'argent  du  squire  en  main,  il  ouvrit  la 
porte  et  traversa  le  corridor.  Attirées  par  ce  bruit  inattendu,  plusieurs 
personnes  parurent  sur  le  seuil  de  leurs  appartemens,  une  lumière  k 
la  main,  et  le  regardèrent  s'avancer  d'un  pas  lent  et  solennel  avec  une 
terreur  profonde.  «  Le  squire!  le  squire  In  murmuraient-elles  à  voix 
basse  et  comme  frappées  d'immobilité.  Une  vieille  dame  en  deuil, 
près  de  laquelle  il  passa,  tomba  sans  connaissance  devant  lui;  mais 
Israël  ne  se  laissa  point  troubler  et  marcba  d'un  pas  ferme  et  déli- 
béré. Il  ouvrit  la  porte  de  la  rue  et  traversa  lentement  les  terrains 
qui  environnaient  la  maison.  Lorsqu'il  fut  à  quelque  distance,  il  se 
retourna,  vit  trois  fenêtres  ouvertes,  et  à  ces  trois  fenêtres  trois 
figures  effrayées  qui  le  regardaient  s'en  aller;  bientôt  il  disparut  à 
tous  les  yeux.  Alors  il  s'arrêta.  Il  s'était  évadé;  mais  le  jour  allait 
poindre,  et  le  déguisement  qui  l'avait  servi  pouvait  le  trahir.  11  se 
repentit  alors  de  n'avoir  pas  songé  à  garder  ses  habits  par-dessous 
son  costume  d'emprunt.  Pendant  qu'il  réfléchissait  à  cette  difficulté, 
il  vit  à  quelques  pas  devant  lui,  dans  un  champ  d'orge  ou  d'avoine, 
un  homme  en  habit  noir,  immobile,  un  bras  étendu  et  montrant  la 
maison  du  squire.  Israël  marcba  droit  à  l'apparition  :  c'était  un  man- 
nequin habillé,  destiné  à  protéger  la  moisson  contre  les  dépréda- 
tions des  oiseaux.  Le  fugitif  eut  l'idée  de  changer  d'habits  avec  le 
mannequin.  Le  costume  qu'il  allait  revêtir  n'était  pas  brillant,  mais  il 
n'était  guère  en  plus  mauvais  état  que  celui  qu'il  avait  acquis  jadis 
du  vieux  terrassier.  D'sdlleurs,  pour  un  homme  qui  veut  ne  pas  atti- 
rer l'attention  des  passans,  les  haillons  les  plus  déchirés  sont  les 
meilleurs.  Qui  n'évite  pas  la  rencontre  de  la  pauvreté  en  chapeau 
défoncé  et  en  habit  déguenillé? 

Cet  échange  fait,  Israël  s'étendit  à  terre  et  dormit  d'un  profond 
sommeil.  Lorsque  le  jour  parut,  il  vit  un  paysan  armé  d'une  fourche 
qui  se  dirigeait  de  son  côté.  La  pensée  lui  vint  que  cet  homme  con- 
naissait peut-être  familièrement  le  mannequin.  Pour  éviter  toute 
observation  malencontreuse,  Israël  se  mit  à  la  place  du  mannequin 
et  se  tint  comme  lui  immobile,  le  bras  étendu.vers  la  demeure  du 
squire.  L'homme  passa  et  jeta  sur  le  faux  mannequin  un  coup  d'œil 
curieux.  Lorsqu'il  se  fut  éloigné,  Israël  abandonna  sa  position  et  se 
mit  en  marche;  mais  il  n'était  pas  sorti  du  champ,  qu'il  eut  l'idée  de 
se  retourner.  Sa  consternation  fut  grande  en  voyant  le  paysan  re- 
venir à  grands  pas  vers  lui.  Israël  s'arrêta  et  reprit  sa  position  de' 


S8  BETOE   DBS  VEVX  MONDES. 

cnlottesde  son  mari.  —  Vons  voyez  combien  j'en  ai  besoin;  ponr 
l-amoiir  de  Dieu,  secourez-moi.  —  Allez-vous-en  1  répéta  la  femme. 
—  Les  culottes,  les  culottes...  voici  l'argent,  répéta  Israël  à  demi 
fM  de  fureur.  La  fenêtre  se  ferma  aussitôt,  et  le  chien  de  garde, 
indigné  sans  doute  de  voir  troubler  la  paix  d'une  famille  paisible,  se 
précipita  sur  les  basques  de  l'habit  d'Israël,  qu'il  réduisit  à  l'état 
de  veste,  et  sur  son  chapeau,  qu'il  défonça  complètement. 

—  Ahl  voilà  donc  la  récompense  d'un  patriote!  dit  tristement 
lanéi  en  s' éloignant.  Il  fit  une  dernière  tentative  et  se  rendit  chez 
une  antre  connaissance,  qui  heureusement  fut  plus  charitable  que 
les  précédentes.  Israël  raconta  à  cet  homme  tout  ce  qu'il  pouvait 
déveiler  sans  indiscrétion,  et  lui  proposa  de  lui  acheter  un  habit 
et  des  culottes,  marché  que  la  vue  de  l'or  du  squire  fit  conclure  sans 
difficulté. 

—  Maintenant,  demanda  Israël,  pourriez-vous  me  dire  où  demeu- 
rent H(Nme  Tooke  et  James  Bridges? 

—  Horne  Tooke?  que  diable  avez-vous  à  faire  avec  lui?  dit  le  fer- 
nrier.  N'était-ce  pas  un  ami  du  squire  Woodcock?  Pauvre  squire! 
qui  aurait  cru  qu'il  dût  mourir  aussi  subitement?  Mais  l'apoplexie 
arrive  comme  un  boulet  de  canon. 

—  Je  ne  m'étais  pas  trompé,  pensa  Israël.  Ne  pourriez-vous  donc 
me  dire,  reprit-il,  où  demeure  Horne  Tooke? 

—  Il  demeurait  autrefois  à  Brentford,  où  il  portait  la  soutane;  maïs, 
à  ce  qu'on  m'a  dit,  il  a  vendu  son  bénéfice  et  est  allé  étudier  le  droit 
à  Londres,  où  vous  le  trouverez  probablement. 

—  Quelle  rue  et  quel  numéro? 

—  Je  ne  sais  pas.  Il  s'agit  pour  vous  de  trouver  une  aiguille  dans 
une  meule  de  foin. 

—  Et  savez-vous  où  demeure  M.  Bridges? 

—  Je  n'ai  jamais  entendu  parler  d'aucun  Bridges,  sauf  d'une  cer- 
taine Molly  Bridges,  qui  demeure  dans  Bridewell. 

Que  devait  faire  Israël  ?  Il  compta  son  argent  et  conclut  qu'il  en 
avait  assez  pour  aller  trouver  à  Paris  le  docteur  Franklin.  11  se  ren- 
dit à  Londres  et  de  là  prit  la  diligence  pour  Douvres,  où  il  arriva 
juste  à  temps  pour  apprendre  que  cette  même  diligence  qui  l'ame- 
nait apportait  aux  autorités  la  nouvelle  de  la  suspension  indéfinie 
des  relations  entre  les  deux  pays.  Tout  espoir  était  donc  perdu,  et 
la  perspective  qui  se  déroulait  devant  Israël  était  une  perspective  de 
misère  et  de  douleurs.  Mourir  de  faim  ou  entrer  en  prison,  il  n' avait- 
plus  d'autre  alternative.  Pendant  qu'assis  sur  le  rivage,  les  yeur 
fixés  sur  la  côte  lointaine  de  la  France,  il  était  2d)sorbé  dans  se»- 
pénibles  réflexions,  un  étranger  en  habit  de  marin  et  d'apparence 
joviale  l'accosta  familièrement,  et,  après  une  courte  conversation, 
l'invita  à  venir  se  rafratcMr  à  une  auberge  voisine.  .Le  maihencrrad' 


40  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  même  intention  que  lui.  Le  bateau  fut  amené,  Israël  sauta  dedans, 
et  neuf  autres  matelots  avec  lui. 

—  Prenez  celui  qui  vous  plaira,  dit  le  lieutenant  à  Tofficier  du 
cutfer.  Vite,  choisissez.  Asseyez-vous,  dit-il  en  s'aidressant  aux  mate- 
lots. Vous  êtes  bien  pressés  de  vous  débarrasser  du  service  du  roi. 
Voyons,  avez-vous  choisi  votre  homme? 

—  Je  prends  Thomme  à  la  chevelure  rousse,  dit  rofficier  en  mon- 
trant Israël. 

Les  neuf  camarades  d'Israël  deyinrent  pâles  de  désappointement, 
et  avant  qu'il  eût  eu  le  temps  de  se  lever  tout  à  fait,  il  sentit  un  vio- 
lent coup  de  pied  que  lui  envoyait  un  des  matelots  refusés. 

Le  cutter  s'éloigna,  emportant  Israël,  et  un  instant  après  on  avait 
perdu  de  vue  le  vaisseau  de  guerre.  Les  officiers  du  cutter  ét^dent 
des  personnes  d'une  médiocre  amabilité;  l'un  envoyait  au  pauvre 
Israël  de  solides  coups  de  pied,  et  l'autre  lui  distribuait  d'abondans 
soufflets;  le  troisième  usait  généreusement  de  ses  poings  à  son  égard. 
Irrité  déjà  par  ses  malheurs  récens,  Israël  perdit  patience.  Voyant 
qu'il  n'avait  affaire  qu'à  trois  hommes  (deux  officiers  et  le  capitaine), 
il  renversa  le  capitaine,  et  s'apprêtait  à  terrasser  un  des  officiers, 
lorsque  le  capitaine,  se  relevant,  saisit  Israël  par  sa  longue  che- 
velure rousse,  en  jurant  qu'il  allait  le  tuer.  Le  cutter^  pendant  ce 
temps,  filait  à  toutes  voiles  sur  la  mer,  comme  s'il  eût  été  trans- 
porté de  joie  du  tapage  qui  se  faisait  sur  le  pont.  Au  moment  où  le 
tumulte  était  à  son  comble,  un  autre  navire  apparut  subitement  dans 
le  lointain,  et  une  voix  retentissante  s'écria  :  — Mettez  en  panne  et 
envoyez  un  bateau  à  bord. 

—  C'est  un  vaisseau  de  guerre,  dit  le  commandant  du  cutter  très 
alarmé,  mais  ce  n'est  pas  un  compatriote. 

—  Amenez  un  bateau  à  bord,  ou  je  vous  coule  à  fond,  cria  de  nou- 
veau l'étranger,  et  un  boulet  qui  fendit  les  vagues  à  peu  de  distance 
du  cutter  accompagna  ces  paroles. 

—  Au  nom  de  Dieu,  ne  tirez  pas.  Je  n'ai  pas  assez  d'hommes  dans 
mon  équipage  pour  envoyer  un  bateau,  répliqua  le  capitaine  an- 
glais. Qui  êtes-vous  ? 

—  Attendez  que  j'envoie  un  bateau  qui  vous  portera  ma  réponse, 
dit  l'étranger. 

—  C'est  un  ennemi  à  coup  sûr,  dit  le  capitaine;  nous  ne  sommes 
pas  en  guerre  ouverte  avec  la  France,  c'est  donc  un  pirate.  Si  nous 
essayions  de  lui  échapper  en  faisant  force  de  voiles?  dit  le  capitaine 
aux  officiers,  qui  applaudirent  à  ces  paroles.  Mais  Israël  resta  îm- 
tnobile,  en  proie  à  une  violente  fièvre  d'émotion.  Il  lui  semblait  re- 
connaître la  voix  qui  partait  du  vaisseau  de  guerre.  Le  vaisseau  se 
rapprochait,  et  ses  canons  envoyaient  leurs  boulets  de  plus  en  plus 
près  du  cutter.  Cependant  ce  dernier  pouvait  encore  échapper.  A  ce 


UHS    LÉGEUDE   DÉMOCIATIQUE   AMÉRIGAINB.  ^1 

moment  critique,  Israël,  qui  n'avsdt  pas  bougé  malgré  les  ordres 
répétés  des  officiers,  s* élança  vers  le  capitaine,  et,  se  dressant  de- 
fuiloi,  s'écria  : 

-Regardez-moi  bien,  je  suis  un  Yankee,  un  rebelle,  un  ennemi! 

-Aa  secours!  au  secours!  cria  le  capitaine.  Un  traître  parmi 
lOQs,  no  traître  ! 

Ces  mots  étaient  à  peine  prononcés,  que  la  mort  avait  fermé  la 
boQche  du  uialheureux  capitaine.  Réunissant  toute  sa  force  phy- 
flque,  Israël  l'avait  précipité  d'un  seul  coup  dans  la  mer.  Un  des 
(Aciers  se  jeta  sur  Israël,  tandis  que  le  second  courait  au  gou- 
fenailpour  eoipôcher  le  navire  de  chavirer;  l'officier  glissa  et  tomba 
pris  des  barres  de  fer  des  écoutilles.  Israël  lui  brisa  la  tête  contre  le 
fer,  pais  courut  à  l'officier  qui  se  tenait  au  gouvernail,  et  qui  igno- 
rait l'asoe  de  la  dernière  lutte.  Il  le  saisit  dans  une  étreinte  sauvage, 
et  après  l'avoir  serré  jusqu'à  l'étouffer,  le  lança  contre  les  rebords 
do  vaisseau.  En  ce  moment,  la  voix  du  vaisseau  de  guerre  Ée  fit  en- 
tedre  de  nouveau,  a  J'ai  fort  envie  de  vous  couler  bas,  pour  vous 
bat  payer  votre  fourberie.  Enlevez-moi  ce  cbiffon  de  drapeau,  en- 
iBidez-vous?  » 

Co  bateau  arriva  an  bout  de  quelques  minutes.  Lorsque  son  com- 
modant  s'arrêta  sur  le  i)ont  du  cullery  il  se  beurta  contre  le  cadavre 
da  premier  officier,  et  en  même  temps  les  râlemens  d'agonie  du 
aecood  frappèrent  son  oreille.  —  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  de- 
■anda-t-il  à  Israël. 

—  Cela  veut  dire  que  je  suis  un  Yankee  pris  de  force  pour  le  ser- 
fioe  du  roi,  et  que,  pour  les  récompenser  de  leurs  peines,  à  mon 
tour  f  ai  pris  le  culter. 

Saisi  de  surprise,  le  commandant  régarda  le  corps  agonisant  du 
moDd  officier  et  dit  :  —  Cet  homme  ne  vaut  guère  mieux  que  s'il 
teit  mort;  mais  nous  l'emmènerons  cependant  au  capitaine  Paul, 
oonme  témoin  à  notre  décharge. 

—  Le  capiuioe  Paul  Jones  I  s'écria  Israël. 

—  Lui-même. 

—  U  me  semblût  bien  avoir  reconnu  sa  voix.  C'est  cette  voix  qui 
m'aeocoaragé  et  m'a  donné  la  force  de  faire  ce  que  j'ai  fait. 

—  Oui,  le  capitaine  Paul  s'entend  assez  bien  à  changer  les  hommes 
otigres. 

Ib  prirent  avec  eux  l'officier  agonisant,  mais  avant  qu'ils  eussent 
sbariè  au  vaisseau  de  guerre,  l'officier  avait  déjà  rendu  l'âme. 
Ukm  sur  le  pont  du  vaisseau,  se  tenait  un  petit  homme  à  phy- 
Mone  de  pirate,  coiffé  d'un  bonnet  écossais  orné  d'un  galon  d'or. 

— BilMaiI  drôle,  pourquoi  votre  mauvais  bateau  m'a-t-il  donné 
Utt  de  mal  7  Où  est  le  reste  de  l'équipage? 

-Captaine  FMI»  dit  brafil,  vous  souvenes-vous  de  moi?  Je  crois 


AS  R£yUE  DBS  DEUX.  IIOia)B6. 

VOUS  avoir  offert  mon  lit  à  Paris  il  y  a  quelques  mois.  Comment  va 
le  bonhomme  Richard? 

—  Tiens,  vous  êtes  le  courrier  yankee?  Comment  vous  trouvez- 
vous  maintenant  dans  un  cuUer  anglais? 

—  Saisi  par  la  presse,  capitaine;  voilà  l'histoire. 

A  partir  de  ce  jour,  Israël  fut  un  des  auxiliaires  dévoués  du  capi- 
taine Paul.  Ensemble  ils  naviguèrent  sur  toutes  les  eaux  anglaises, 
ensemble  ils  touchèrent  à  tous  les  ports  de  FÉcosse  et  de  l'Irlande, 
ravageant,  incendiant,  surprenant  et  capturant  les  vaisseaux  de  l'en- 
nemi. Ce  fut  Israël  qui,  au  milieu  de  la  nuit,  descendit  à  terre  cher- 
cher l'étincelle  avec  laquelle  furent  incendiés  les  vaisseaux  réunis 
dans  le  port  de  Whitehaven.  De  toutes  leurs  expéditions  cependant, 
la  plus  singulière  fut  celle  qu'ils  flrent  sur  les  domaines  du  comte  de 
Selkirk,  conseiller  privé  et  ami  particulier  de  George  III.  Le  plan  de 
Paul  Jones  était  d'enlever  le  comte  et  de  le  remettre  comme  otage 
entre  les  mains  des  Américains.  Paul  Jones  était  très  navré  d'ôtre 
obligé  de  se  contenter  d'un  grand  seigneur;  il  aurait  préféré,  ainsi 
qu'il  l'avoua  à  Israël,  enlever  le  roi  lui-même.  George  III  servant 
d'otage  à  la  liberté  américaine,  cela  eût  été  plus  piquant  et  en  même 
temps  plus  décisif. 

Le  Ranger^  vaisseau  de  Paul  Jones,  aborda  donc  sur  la  côte  d*Écosse 
à  l'île  de  Sainte-Marie,  un  des  domaines  du  comte  de  Selkirk.  Paul 
débarqua  avec  Israël  et  deux  de  ses  officiers,  et  s'avança  vers  la  mai- 
son du  comte.  Le  silence  et  la  solitude  qui  régnaient  dans  les  envi- 
rons lui  semblèrent  d'un  mauvais  augure.  11  laissa  ses  hommes  à 
quelque  distance,  et,  accompagné  d'Israël,  frappa  à  la  porte  du  châ- 
teau. Un  vieux  domestique  à  chevelure  grisonnante  se  présenta. 

—  Le  comte  est-il  chez  lui? 

—  Non,  monsieur,  il  est  à  Edimbourg. 
— Ah!  Et  la  comtesse? 

—  Elle  est  ici ,  monsieur.  Qui  annoncerai-je? 

—  Un  gentilhomme  qui  désire  lui  présenter  aes  respects.  Voici 
ma  carte. 

Israël  attendit  dans  la  salle,  tandis  que  le  domestique  conduisait 
Paul  dans  un  appartement  voisin.  La  comtesse  parut  bientôt  devant 
le  capitaine.  —  Charmante  dame,  dit  le  galant  Paul  Jones,  je  vous 
souhaite  le  bonjour. 

— A  qui  ai-je  l'honneur  de  parler,  monsieur?  dit  la  dame  d'un 
ton  sévère  et  en  reculant  effarouchée  par  la  brusque  galanterie  de 
l'étranger. 

—  Madame,  je  vous  ai  envoyé  ma  carte... 

—  Qui  me  laisse  dans  une  complète  ignorance,  dit  froidement  la 
comtesse. 

—  Ua  counrier  enmyÀ  à.  Whitehaven  pourrEut  vous  donner  des 


wnuieiles  très  circonstaiiciôes  concemaat  l'hoiume  qui  a  rhoimeur 
d'èlretoire  visiteur. 

Xecoiaprenaiit  pas  le  sens  de  ces  paroles,  la  dame^  quelque  peu 
embarrassée  d'ailleurs  par  la  singulière  effronterie  de  Paul,  répoiH* 
dil  que  ai  le  gentilhomme  était  venu  pour  visiter  l'Ile,  il  avait  toute 
liberté  de  le  faire.  Elle  se  retirait  et  allait  lui  envoyer  un  guide.  — 
Comtesse  de  Selkirk,  ditPwl  en  avançant  d'un  pas,  j'ai  besoin  de 
loir  le  comte  pour  des  affaires  d'une  importance  urgente. 

—  Le  comte  est  à  Edimbourg,  répondit  la  comtesse  avec  embarraa 
^  en  faisant  de  ninxveau  quelques  pas  pour  se  retirer. 

—  Vous  me  donnez  votre  pasole  de  femme  de  gentilhomme  que 
?OQB  dîtes  la  vérilié? —  La  comtesse  jeta  sur  M  un  regard  plein  de 
colère  et  d'élûnnement.  —  PardonnezHnoi,  madame,  je  ne  voudrais 
pas  douter  un  instant  de  votre  parole;  mais  je  supposais  que  vous 
ponriez  soupçonner  l'eJojet  de  ma  visite,  et  dans  ce  cas  ce  serait  pour 
TOUS  la  chose  la  plus  ejunisable  du  monde  que  de  chercher  à  me. 
cacher  la  présence  du  comte  dans  l'île. 

—  Je  ne  comprends  pas  du  tout  ce  que  vous  voulez  dire,  répondit 
la  comtesse  très  décidément  alarmée  cette  fois  et  se  retirant  vers  la 
porte,  tout  en  conservant  courageusement  sa  dignité  au  milieu  de 
soneUxoL 

—  Madame, — dit  Paul  en  faisant  un  geste  suppliant  et  en  jouant 
avec  scm  bonnet  à  galon  d'or,  tandis  qu'une  poétique  expression 
de  tristesse  et  de  sentimentalité  se  répandait  sur  sa  figure  brunie,  -^ 
il  est  dur  à  im  homme  engagé  dans  la  profession  des  armes  d'être 
parfois  obligé  à  des  actions  que  son  cœur  réprouve  :  cette  dure  cou* 
dition  est  la  mienne.  Vous  me  dites  que  le  comte  est  absent;  je  crois 
à  votre  parole;  loin  de  moi  la  pensée  de  regarder  comme  un  men- 
songe les  paroles  qui  sont  tombées  d'une  bouche  aussi  parfaite  I 

La  comtesse  le  regarda;  des  émotions  très  diverses  l'agitaient; 
cependant  son  effroi  s'apaisa  en  partie  quand  elle  vit  que,  malgré  la 
galanterie  extravagante  de  Paul  et  ses  gestes  hyperboliques,  il  ne 
s'écartait  en  aucune  façon  des  convenances  et  du  respect  auquel  elle 
avait  droit.  Paul  continua  :  —  Le  comte  étant  absent  et  sa  personne 
élant  Tunique  objet  de  ma  visite,  vous  n'aurez  rien  à  craindre  pour 
vous,  madame,  lorsque  vous  saurez  que  j'ai  l'honneur  d'être  officier 
de  la  flotte  américaine,  et  que  j'ai  débarqué  dans  cette  lie  avec  l'in- 
tention d'enlever  le  comte  de  Selkirk  comme  otage  de  guerre.  Je  ne 
legretie  pas  mon  désappointement,  puisqu'il  a  servi  à  prolonger  mon 
oitrevue  avec  la  noble  dame  ici  présente,  et  qu'il  aura  pour  résultat 
de  ne  point  troubler  sa  tranquillité  domestique. 

—  Dites-vous  réellement  la  vérité?  demanda  la  comtesse  boule- 
versée d'étonnement. 

—Madame,  ai  ysna  youlez  jeter  lun  regard  par  laienÊtjre,  vous 


Ai  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

pourrez  apercevoir  le  vaisseau  américain  le  Ranger,  que  j'ai  Thon- 
neur  de  commander.  Présentez  mes  respects  au  comte,  ainsi  que 
mes  sincères  regrets  de  ne  pas  l'avoir  rencontré  chez  lui.  Permettez- 
moi  de  vous  saluer  et  de  me  retirer. 

Le  capitaine  s'inclina,  sortit,  et  trouva  Israël  en  contemplation 
devant  une  claymore  de  highlander. —  Partons,  mon  lion,  partons, 
dit-il;  tout  est  perdu.  Le  vieux  coq  est  parti  laissant  derrière  lui 
dans  le  nid  une  belle  poule,  ma  foi;  mais  il  faut  nous  en  retourner 
les  mains  vides. 

—  Monsieur  Selkirk  n'est  donc  pas  chez  lui?  demanda  Israël. 

—  Monsieur  Selkirk?  C'est  peut-être  du  matelot  Alexandre  Sel- 
kirk que  vous  voulez  parler.  Non;  il  n'est  pas  dans  l'île  de  Sainte- 
Marie;  il  est  bien  plus  loin,  dans  l'Ile  de  Juan  Femandez,  où  il  vit 
tout  seul,  comme  un  ermite.  Partons. 

A  la  porte,  Paul  et  Israël  rencontrèrent  les  deux  officiers  qu'ils 
avaient  laissés.  Paul  les  informa  de  son  désappointement  et  ajouta 
qu'il  ne  restait  plus  qu'à  partir  immédiatement. 

—  Et  rien  pour  nos  peines?  murmurèrent  les  deux  officiers. 

—  Que  voulez-vous  avoir,  je  vous  prie? 

—  Eh  !  mais  un  peu  de  pillage,  quelque  argenterie. 

—  C'est  honteux.  Je  croyais  que  vous  étiez  des  gentilshommes. 

—  Les  officiers  anglais,  en  Amérique  sont  aussi  des  gentilshommes, 
et.  cela  ne  les  empêche  pas  de  s'emparer  de  l'argenterie  de  l'ennemi 
quand  ils  peuvent  mettre  la  main  dessus. 

—  Allons,  allons,  pas  de  scandale.  Les  officiers  dont  vous  parlez 
ne  sont  pas  deux  sur  vingt,  et  ces  deux,  ce  sont  de  purs  filous,  de 
petits  gentilshommes  aux  doigts  crochus,  qui  se  servent  de  l'uni- 
forme du  roi  pour  exercer  un  métier  infâme  avec  plus  de  sécurité; 
les  autres  sont  des  hommes  d'honneur. 

Capitaine  Paul,  répondirent  les  deux  officiers,  nous  vous  avons 

suivi  dans  votre  expédition  sans  attendre  une  solde  régulière;  nous 
comptionsjen  revanche  sur  un  peu  de  pillage  honorable. 

^Pillage  honorable  !  voilà  quelque  chose  de  nouveau! 

Mais  les  officiers  n'étaient  pas  faciles  à  persuader.  Ils  étaient  les 
plus  habiles  |du  vaisseau,  et  Paul,  de  crainte  de  les  irriter,  fut  par 
politique  obligé  de  céder.  Quant  à  lui,  il  ne  voulut  se  mêler  en  rien 
de  cette  affaire.  Il  ordonna  aux  officiers  d'interdire  à  leurs  hommes 
l'entrée  de  la  maison,  et  de  ne  rien  prendre  eux-mêmes  que  ce  que 
la  comtesse  voudrait  bien  leur  donner.  La  comtesse  ne  fut  pas  peu 
déconcertée  en  recevant  les  officiers.  Ceux-ci  exposèrent  leur  de- 
mande avec  une  froide  détermination.  Il  n'y  avait  pas  moyen  d'é- 
chapper. La  comtesse  se  retira,  et  quelques  instans  après  l'argenterie 
et  d'autres  objets  de  grande  valeur  furent  déposés  silencieusement 
devant  les  officiers,  qui  partirent  chargés  du  butin.  Arrivés  à  la  porte, 


VNE  LÉGENDE   DÉMOCRATIQUE  AMÉRICAINE.  A6 

ils  rencootrèrent  une  fille  à  Taîr  mutin  et  aux  joues  rosées  qui  leur 
préseatales  complimens  de  sa  maîtresse,  et  les  pria  d'ajouter  à  leur 
bagapdeux  petits  hochets  d*enfant  en  corail  et  en  argent.  Des  deux 
offiocrs,  Ton  était  Français  et  l'autre  Espagnol.  L'Espagnol  jeta  avec 
cdéTBSon  bochet  contre  terre  et  le  foula  aux  pieds;  mais  le  Français 
kprit gaiement,  et  le  baisa  en  disant  à  la  jeune  fille  qu'il  conserverait 
iûtgtemps  ce  fragment  de  corail  comme  souvenir  de  ses  joues  rosées. 
Lorsqu'ils  arrivèrent  sur  la  plage,  ils  trouvèrent  le  capitaine  occupé 
i  écrire  un  billet  au  crayon.  Lorsque  Paul  Jones  eut  terminé,  il  jeta 
unr^ard  de  reproche  aux  officiers,  et  tendit  le  billet  à  Israël  en  lui 
recommandant  de  le  porter  en  toute  hâte  au  château  et  de  le  remettre 
entr^  lesmsdns  de  la  comtesse  de  Selkirk.  Ce  billet  contenait  les  ex- 
cuses du  capitaine  pour  le  pillage  qu'il  n'avait  pu  empêcher.  «  Du 
fond  de  mon  cœur,  disait  Paul  Jones,  je  déplore  cette  cruelle  né- 
cessité. Tai  été  obligé  de  céder.  Laissez-moi  vous  donner  l'assurance 
que,  lorsque  1* argenterie  sera  vendue,  je  ferai  en  sorte  d'en  être 
facheteur,  et  je  me  ferai  un  vrai  plaisir  de  vous  la  renvoyer  et  de 
TOUS  faire  rentrer  ainsi  dans  votre  propriété.  Je  pars,  madame,  pour 
aller  attaquer  demain  matin  le  vaisseau  Drahe^  de  vingt  canons,  qui 
se  trouve  près  de  Carrickfergus.  Je  me  sentirais  invincible  comme 
lars,  si  j^osais  seulement  rêver  que  dans  quelqu'une  des  vertes  re- 
traites de  son  charmant  domaine,  la  comtesse  de  Selkirk  adresse 
à  Diea  une  charitable  prière  pour  un  homme  qui,  étant  venu  pour 
faire  on  captif,  a  été  lui-même  captivé.  »  Et  le  capitaine  signait  cette 
galante  missive  a  l'ennemi  adorateur  de  votre  seigneurie  !  » 

Paul  Jones  fut  invincible  en  effet;  il  prit  le  vaisseau  Drahe  malgré 
la  supériorité  de  son  artillerie  et  de  son  équipage,  puis  se  rendit  en 
Fraoce  avec  Israël.  Il  jeta  l'ancre  devant  Brest.  Trois  mois  après,  il 
fit  partie  d'une  expédition  envoyée  par  la  France  sur  les  côtes  de  la 
Grade-Bretagne.  Paul  Jones  commandait  le  vaisseau  le  Duras,  vieux 
navire  de  forme  antique  qui  avait  fait  souvent  le  voyage  des  Indes 
et  qui  en  avait  rapporté  une  forte  odeur  d'épices.  —  Le  Duras,  je 
n*aime  pas  ce  nom,  dit  un  soir  Israël  à  Paul  Jones;  si  nous  le  chan- 
gions :  si  nous  l'appelions  le  Bonhomme-Richard?  Ce  nom  fut  adopté, 
ttil  est  resté  célèbre,  car  l'événement  le  plus  remarquable  de  cette 
expédition  fut  le  combat  du  Bonhomme-Richard  contre  le  vaisseau 
>D0*«  le  Serapis.  Ce  combat,  qui  fut  la  première  collision  remar- 
fttUe  sur  mer  entre  les  Anglais  et  les  Américains,  pouvait  être  re- 
S>rié  comme  une  prophétie  des  destinées  de  cette  Amérique,  intré- 
pvk,  sans  souci  des  principes,  téméraire,  pillarde,  aux  ambitions 
^^1^,  dvilisée  à  rextérieur  seulement,  sauvage  au  fond  de  l'âme, 
fn  est  et  qui  peut-être  sera  longtemps  encore  le  Paul  Jones  des  na- 
^  Peu  de  combats  sur  mer  ont  été  plus  énergiques,  plus  obstinés. 


A6  REYUS  DES  DEUX  MONDES* 

plus  furieux,  et  il  serait  curieux  d'en  retracer  l'histoire,  si  elle  se 
rapportait  plus  directement  à  l'histoire  d'Israël  Potter. 

Après  cette  victoire,  Paul  et  Israël,  tous  deux  désireux  de  revoir 
l'Amérique,  partirent  sur  le  vaisseau  de  guerre  l'Ariel,  Paul  comme 
commandant  et  Israël  comme  quartier-maître.  Deux  semaines  s'étaient 
passées,  quand  ils  rencontrèrent  de  nuit  une  frégate  qu'ils  pouvaient 
supposer  ennemie.  Les  deux  navires  s'approchèrent  l'un  de  l'autre. 
Tous  deux  portaient  les  couleurs  anglaises  :  Paul  Jones  les  avait 
adoptées  pour  mieux  tromper  l'ennemi.  Pendant  une  heure,  les  capi- 
taines des  deux  navires  conversèrent  à  travers  leur  porte-voix.  Ce 
fut  une  conversation  réservée,  adroite,  évasive,  diplomatique.  Enfin 
Paul,  exprimant  quelque  incrédulité  relativement  aux  assertions  de 
l'étranger,  manifesta  le  désir  que  le  commandant  envoyât  un  bateau 
à  bord  et  exhibât  ses  pouvoirs.  L'étranger  soutint  que  son  bateau 
faisait  eau  de  toutes  parts.  Paul,  toujours  poli,  le  supplia  de  consi- 
dérer le  danger  auquel  il  s'exposait  par  un  refus,  et  son  interlocu- 
teur lui  objecta  qu'il  pouvait  répondre  par  la  bouche  de  vingt  ca- 
nons, et  que  lui  et  les  gens  de  son  équipage  étaient  de  solides  An- 
glais. Paul  lui  accorda  cinq  minutes  pour  se  décider,  et,  ce  délai 
passé,  il  fit  hisser  les  couleurs  américaines  et  courut  sus  au  navire 
étranger.  U  était  huit  heures  du  soir  lorsque  cette  étrange  querelle 
s'engagea  au  milieu  de  l'Océan. 

Au  bout  de  dix  minutes  de  canonnade,  le  vaisseau  étranger  cria 
d'arrêter,  qu'il  se  rendait,  et  que  la  moitié  de  ses  hommes  était 
tuée.  L'Ariel  poussa  un  hourra  l  et  son  équipage  s'apprêta  à  prendre 
possession  du  vaisseau,  qui  en  ce  moment,  changeant  de  position, 
se  trouva  tout  près  de  l'Ariel  Israël,  qui  était  là,  sauta  sur  l'espars, 
pensant  qu'il  serait  immédiatement  suivi  par  ses  compagnons;  mais 
tout  à  coup  les  voiles  du  navire  s'enflèrent,  et  Israël  fut  séparé  de 
I^Ariel  par  un  espace  impossible  à  franchir.  Le  compagnon  de  Paul 
Jones  monta  alors  sur  le  pont  afin  de  ne  donner  aucun  soupçon,  et 
se  vit  au  milieu  de  deux  cents  marins  composant  l'équipage  d'un 
vaisseau  corsaire.  Le  vaisseau  fuyait  à  toutes  voiles;  les  ordres 
retentissaient  de  toutes  parts,  et  Israël,  craignant  d'être  découvert, 
se  montrait  aussi  empressé  à  les  exécuter  que  les  autres.  11  réflé- 
chit ensuite  à  ce  qu'il  devait  faire.  Pendant  cette  nuit,  grâce  à  la 
ressemblance  de  ses  vêtemens,  il  pouvait  échapper;  mais  le  lende- 
main il  serait  inévitablement  découvert.  Il  remarqua  cependant  que 
les  matelots  n'avaient  point  d'uniforme,  n'appartenant  pas  à  la  ma- 
rine régulière,  et  que  sa  jaquette  était  le  seul  de  ses  vêtemens  qui  pût 
le  dénoncer  :  il  la  dépouilla  et  la  jeta  à  la  mer.  Cela  fait,  il  s'en  alla 
tranquillement  vers  la  grande-hune,  et,  s' asseyant  à  côté  d'un  groupe 
de  huit  ou  dix  matelots,  demanda  à  l'un  d'eux  une  pincée  de  tabac. 


UNE   LÉGENDE   DÉIIOGBATlQtJE   AMÉRICAINE.  £7 

—  tne  chîque,  Tami,  s'il  vous  plaît  I 

—  ELI  qui  êtes-vous?  répondit  le  marin.  Les  matelots  de  la  hune 
de  misaine  et  de  l'artimon  ne  veulent  pas  que  nous  allions  nous 
wêîeikeux.  Allons,  filez. 

—  Vous  êtes  aveugle  ou  fbu,  mon  vieux,  répondit  Israël;  je  suis 
Toire  camarade,  n'est-ce  pas,  les  amis?  ajouta-t-il  en  s' adressant 
an  autres  } 

—  !?ous  ne  sommes  que  dix  dans  notre  service;  si  vous  en  êtes 
DD,  nous  serons  onze,  dit  un  second  matelot.  Allons,  filons  vite. 

—  C'est  bien  mal,  camarades,  de  traiter  ainsi  un  vieux  compa- 
gnon. Allons,  allons,  vous  êtes  fous.  Donnez  une  chique.  —  Et  il  s'a- 
dressa de  nouveau  avec  beaucoup  de  politesse  au  matelot  le  plus 
npproché  de  lui. 

—  Écoutez  bien,  répondît  celui-ci;  si  vous  ne  partez  au  plus  vite, 
vous,  espion  de  T artimon,  nous  allons  vous  jeter  par  dessus  le  pont 
inuDédiatement. 

Israël  affecta  de  prendre  la  chose  en  plaisanterie  et  s'en  alla.  Pour 
n'être  pas  découvert,  il  avait  besoin,  d'une  manière  ou  d'une  autre, 
de  se  faufiler  dans  les  rangs  de  quelqu'un  des  groupes  de  l'équipage; 
là  était  son  seul  espoir.  Descendant  sur  le  gaillard  d'avant,  Israël 
se  mêla  aux  matelots  employés  au  service  de  l'ancre  de  sûreté.  Ceux- 
ci  étaient  à  discuter  sur  la  dernière  rencontre,  et  exprimaient  l'opi- 
oioD  qu'avant  l'aurore  le  vaisseau  serait  hors  de  la  vue  de  l'ennemi. 

—  Eh!  Tavons-nous  bien  poivrée,  cette  vieille  carcasse,  amis? 
dit  Israël.  Donnez-moi  une  chique,  quelqu'un  d'entre  vous.  Combien 
avons-nous  de  blessés,  savez-vous?  Personne  de  tué,  à  ce  qu'on  m'a 
dit?  N'est-ce  pas  un  bon  tour  que  nous  leur  avons  joué? 

—  Jack  Jewboy,  répondît  un  des  marins,  vient  de  me  dire  qu'il 
n'y  a  eu  que  sept  hommes  blessés,  et  que  personne  n'a  été  tué. 

*—  Eh!  les  amis,  les  bons  amis!  cria  Israël  en  s'avançant  vers  un 
des  affûts  de  canon  où  trois  ou  quatre  hommes  étaient  assis,  pres- 
sez-vous, pressez-vous  un  peu  et  faites  place  à  un  camarade. 

—  Toutes  les  places  sont  prises,  mon  garçon;  regardez  à  l'autre 

—  Les  enfansi  une  place  icil  s'écria  Israël  en  s'avançant  comme 
qoelqa'un  de  la  famille. 

—  Qui  diable  êtes-vous  donc,  vous  qui  faites  ici  tant  de  tapage? 
fenanda  le  quartier-maître  du  gaillard  d'avant.  Étes-vous  un  des 
koaunes  du  gaillard  d'avant?  Voyons  un  peu.  — Et  avant  qu'Israël 
«fit  pa  échapper  à  l'examen,  le  vieux  vétéran  saisit  une  lanterne  et 
rapprocha  de  son  visage.  —  Attrapez  cela,  dit  l'officier  en  donnant 
i  Israël  une  poussée  terrible  et  en  le  chassant  ignominieusement  du 
pillard  d'avant,  comme  im  indiscret  étranger  venu  des  régions  les 
Pbs  éloignées  du  vaisseau. 


AS  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Israél  essaya  de  se  glisser  parmi  d'autres  groupes,  toujours  avec 
la  même  persévérance  d'effronterie,  mais  toujours  aussi  avec  le 
même  insuccès.  Partout  repoussé,  il  chercha  un  refuge  parmi  les  ma- 
telots de  la  cale.  Plusieurs  d'entre  eux,  plongés  dans  les  noires  en- 
trailles du  vaisseau,  étaient  assis  autoiu*  d'une  lanterne,  pareils  à 
un  groupe  de  charbonniers  dans  une  forêt  de  pins,  à  minuit.  — 
£h  bien!  les  amis!  quel  est  le  mot  pour  rire?  dit  Israël  en  s' avan- 
çant, mais  toutefois  en  se  tenant  autant  que  possible  dans  l'ombre. 

—  Le  mot  pour  rire,  c'est  que  vous  feriez  mieux  d'aller  là  où  vous 
devriez  être,  au  lieu  de  vous  faufiler  là  où  vous  n'avez  rien  à  faire. 
C'est  sans  doute  ainsi  que  vous  vous  êtes  esquivé  pendant  le  combat. 
Sortez  d'ici.  Sur  le  pont,  vite!  ou  j'appelle  le  capitaine  d'armes. 

Israël  décampa.  Chassé  de  partout,  il  retourna,  découragé,  sur  le 
pont.  Il  se  coucha  dans  un  hamac  vide,  et  le  lendemain  essaya  de 
renouveler  ses  offres  de  service  aux  divers  groupes  de  marins,  qui 
le  repoussèrent  comme  la  veille.  Enfin  un  matelot  irascible,  dont 
notre  aventurier  avait  en  vain  essayé  de  gagner  les  bonnes  grâces, 
remarquant  en  lui  quelque  chose  d'étrange,  le  pressa  de  s'expliquer 
formellement  et  de  dire  ce  qu'il  était.  Les  réponses  d'Israël  accrurent 
ses  soupçons.  Un  groupe  se  forma.  Les  matelots  éloignés,  attirés  par  le 
bruit  de  la  dispute,  s'approchèrent,  et  tous  déclarèrent  qu'ils  avaient 
déjà  été  ennuyés  par  un  vagabond  réclamant  une  place  parmi  eux. 
Le  capitaine  d'armes  parut,  prit  Israël  par  le  collet  et  le  conduisit 
à  l'officier  du  pont,  qui,  après  avoir  examiné  l'Américain  avec  beau- 
coup d'étonnement,  procéda  à  un  interrogatoire  en  règle.  Israël  fut 
sommé  de  dire  son  nom  et  déclara  s'appeler  Peter  Perkins. 

— Vraiment,  je  n'ai  jamais  entendu  ce  nom,  reprit  l'officier.  Voyez, 
je  vous  prie,  si  Peter  Perkins  est  inscrit  sur  le  registre,  dit-il  à  un 
midshipman. 

On  parcourut  le  registre,  ce  nom  ne  s'y  trouvait  pas.  —  Vous  n'êtes 
pas  inscrit,  monsieur.  Il  n'y  a  pas  ici  de  Peter  Perkins.  Dites-moi 
tout  de  suite  qui  vous  êtes. 

—  Peut-être,  monsieur,  dit  gravement  Israël,  que  m'étant  enrôlé 
dans  un  moment  où  j'étais  gris,  j'aurai  donné  le  nom  d'une  autre 
personne  au  lieu  du  mien,  sans  y  songer. 

—  Soit.  Sous  quel  nom  êtes-vous  connu  parmi  vos  camarades  de- 
puis que  vous  êtes  ici? 

—  Peter  Perkins,  monsieur. 

L'officier  se  tourna  vers  les  matelots  et  leur  demanda  s'ils  connais- 
saient un  camarade  de  ce  nom.  Us  répondirent  tous  négativement. 

—  Mauvaise  défaite,  monsieur,  mauvaise  défaite  I  vous  voyez.  Qui 
êtes-vous? 

—  Un  pauvre  homme  persécuté,  à  votre  service,  monsieur. 

—  Qui  vous  persécute? 


UHE   LÉGENDE  DÉMOCBATIQUE  AMÉRICAINE.  £9 

--Tootle  monde,  monsieur.  Tout  le  monde  semble  être  contre 
mu,  peisonne  ne  veut  me  reconnaître. 

—Dites-moi,  demanda  l'officier,  vous  souvenez-vous  d'hier  matin? 
Ubatqoe  vous  deviez  l'existence  à  quelque  combustion  spontanée, 
ftot-étre  même  l'ennemi  vous  a-t-il  lancé  ici  dans  une  cartouche? 
Fous  souvenez- vous  d'hier?  Voyons,  puisque  vous  prétendez  que  ces 
i»j?iDes  sont  vos  camarades,  quels  sont  leurs  noms? 

—  Oh  !  monsieur,  je  suis  si  intime  avec  eux  que  je  ne  les  appelle 
pmais  par  leur  vrai  nom,  mais  seulement  par  leurs  sobriquets; 
lossi,  n'employant  jamais  leurs  noms,  je  les  ai  oubliés.  Quant  aux 
sobriquets  sous  lesquels  je  les  connab,  ce  sont  Towser,  Bowser, 
ioitter,  Snowser. 

—  Assez.  Il  est  fou,  complètement  fou;  emmenez-le.  Arrêtez,  dit 
eocore  l'officier,  qu'une  étrange  fascination  semblait  attacher  à  cette 
infesdgation  sans  résultat.  Quel  est  mon  nom? 

—  Eh  !  monsieur,  un  de  mes  camarades  vient  de  vous  nommer  le 
Seotenant  Williamson,  et  je  ne  vous  ai  jamais  entendu  appeler  au- 
trement 

—  Et  quel  est  le  nom  du  capitaine? 

—  Lorsque  nous  parlâmes  à  l'ennemi  la  nuit  dernière,  je  l'en- 
tends lui-même  dire  par  son  porte -voix  qu'il  était  le  capitaine 
IMer,  et  probablement  il  sait  son  nom. 

—  Je  vous  y  prends.  Ce  n'est  pas  le  vrai  nom  du  capitaine. 

—  n  est  le  meilleur  juge,  je  pense,  dans  cette  question,  monsieur* 

—  Si  une  telle  supposition  n'était  pas  absurde,  dit  l'officier,  je 
conclurais  que  cet  homme  est,  par  un  moyen  quelconque,  venu  du 
bâtiment  ennemi. 

—  Msds  en  supposant  que  cela  fût,  dit  un  second  officier,  et  cela 
est  impossible,  quel  motif  aurait  pu  le  pousser  à  venir  volontairement 
farmi  des  ennemis  ? 

—  Je  n'en  sais  rien;  qu'il  réponde  lui-même.  Pourquoi  avez-vous 
santé  du  vaisseau  ennemi  dans  celui-ci  la  nuit  dernière? 

—  Moi,  sauter  du  vaisseau  ennemi,  monsieur!  ma  place  au  quar- 
tier-général est  au  canon  n*  3  du  premier  pont. 

—  n  est  fou,  ou  c'est  moi  qui  le  suis,  ou  tout  le  monde  l'est  de- 
veou.  Emmenez-le. 

—  Hais  où  vais-je  l'enunener,  monsieur,  dit  le  capitidne  d' aimes, 
n  oe  semble  appartenir  à  aucun  service. 

—  Emmenez-le,  dit  l'officier,  que  ses  propres  perplexités  rendaient 
firiem.  Emmenez-le,  vous  dis-je. 

—  Allons,  venez,  mon  fantôme,  dit  le  capitaine  d'armes,  et,  lui 
ttUaot  la  main  au  collet,  il  le  promena  dans  tout  le  vaûsseau,  ici  et 
k  06  sachant  pas  exactement  que  fsdre  de  son  prisonnier.  Un  quart 


60  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'heure  après  environ,  le  capitaine  du  vaisseau  sortit  de  sa  cabine, 
il  remarqua  les  promenades  indéfinies  qu'on  faisait  subir  à  Israël,  et 
en  demanda  la  cause,  ajoutant  qu'il  avait  défendu  expressément  d'in- 
fliger à  ses  hommes  des  punitions  dégradantes.  L'officier  du  pont  ra- 
conta toute  l'histoire,  au  grand  étonnement  du  capitaine,  qui  apos- 
tropha rudement  Israël.  —  Drôle,  n'essayez  pas  de  me  tromper.  Qui 
êtes-vous,  et  d'où  ètes-vous  venu? 

—  Monsieur,  mon  nom  est  Peter  Perkins,  et  je  viens  du  gaillard 
d'avant,  où  le  capitaine  d'armes  m'a  conduit  avant  de  m' amener  ici. 

—  Auriez-vous  le  front  de  me  dire  que  vous  êtes  matelot  à  bord 
de  ce  vaisseau  depuis  qu'il  a  quitté  Falmouth,  il  y  a  dix  mois? 

—  Monsieur,  désireux  de  servir  sous  un  aussi  bon  capitaine,  j'ai 
été  des  premiers  à  m'enrôlér. 

—  A  quels  ports  avons-nous  touché,  monsieur?  dit  le  capitaine, 
adouci  par  le  compliment. 

Israël  se  gratta  la  tête.  —  D'abord,  monsieur,  à  Boston. 

—  Vrai,  murmura  im  midshipman. 

—  Et  ensuite? 

—  Eh  bien  !  monsieur,  j'ai  dit  que  Boston  était  le  premier  port, 
n*est-ce  pas?  et... 

—  Le  second  port,  c^est  ce  que  je  vous  demande. 

—  Eh  bien  I  New- York. 

—  Vrai  encore,  murmura  le  midshipman. 

—  Quand  avons-nous  tiré  le  canon  pour  là  première  fois? 

—  Eh  mais!  quand  nous  avons  quitté  Falmouth,  il  y  a  dix  mois. 

—  Dans  quel  combat  avons-nous  tiré  le  premier  coup  de  canon, 
voilà  ce  que  je  vous  demande,  et  quel  est  le  nom  du  corsaire  que 
nous  avons  pris  alors? 

—  n  me  semble,  monsieur,  que  j'étais  malade  alors.  Oui,  mon- 
sieur, ce  doit  avoir  été  à  cette  époque.  J'avais  la  fièvre  cérébrale,  et 
j'en  ai  perdu  la  mémoire  quelque  temps. 

Jugeant  inutile  de  pousser  plus  loin  l'interrogatoire,  le  capitaine 
laissa  sa  liberté  à  Israël,  qui  se  montra  si  bon  marin  et  si  empressé 
à  la  manœuvre,  qu'il  finit  par  gagner  le  cœur  de  tout  le  monde; 
l'officier  de  la  grande  hune  le  réclama  pour  son  service,  et  c'est 
ainsi  que  l'exilé  fugitif  acheva  son  voyage. 

Un  jour  l'officier  du  pont,  jetant  les  yeux  sur  la  grande  hune,  aper- 
çut Israël  appuyé  tranquillement  sur  la  lisse  et  regardant  en  bas  :  — 
Eh  bien  I  Peter  Perkins,  vous  semblez  ea  effet  appartenir  à  la  grande 
hune. 

—  Je  vous  Tai  toujours  dit,  répliqua  Israël  en  souriant,  et  cepen- 
dant vous  vous  le  rappelez,  monsieur,  d'abord  vous  n'avez  pas  voulu 
me  croire. 

Enfin  le  vaisseau  atteignit  Faknoutb.  Au  moment  où  il  entrait  dans 


UNE    LÉGENUE   DÉIIOGBATIQUE  AMÉRICAINE.  51 

k  port,  Israël  vit  une  grande  foule  se  presser ^sur  le  rivage,  tandis  que 
ksfe&ètres  des  maisons  voisines  étaient  encombrées  de  spectateurs. 
Cd  vaisseau  de  guerre  débarquait  son  équipage,  parmi  lequel  se  trou- 
laiait  plusieurs  ofiSciers  de  Tannée,  outre  les  officiers  de  marine.  La 
finie  se  rangea  sur  deux  baies,  et  alors,  entre  deux  soldats  armés 
jii9qa*aax  dents,  apparut  un  captif  de  taille  patagonienne,  et  qui 
s'hait  aatant  au-dessus  de  ses  gardiens  que  le  dôme  de  Saint-Paul 
M-dessus  des  clocbers  qui  fentom^ent.  La  foule  poussa  une  accla- 
BatioB;  les  cris  :  au  château  I  au  château  I  se  firent  entendre  de  toutes 
ptrts,  et  le  cortège  prit  la  route  du  château  de  Pendennis. 

Le  lend^uaûn  était  un  dimanche,  et  Israël  obtint,  avec  quelques- 
ras  de  ses  camarades,  la  permission  d'aller  à  terre.  Il  se  dirigea 
fers  le  chàieau,  où,  sekHi  toute  probabilité,  était  renfermé  le  géant 
({QÎ  excitait  la  veille  les  acclamations  de  la  foule.  Du  dehors  on  en- 
tendait la  voix  retenti^aate  du  prisonnier.  «  Ne  t'enorgueillis  plus, 
Angleterre,  et  considère  que  tu  n'es  qu'une  petite  île,  disait  cette 
foii.  Fais  revenir  tes  bataillons  décimés,  et  couvre-toi  la  tête  de 
cendres.  Assez  longtemps  tes  tories  à  l'âme  vénale  ont  oublié  leur 
Kco  et  se  sont  cocurbés  jusqu'à  terre  devant  Howe  et  l'Allemand  Kni- 
pbiiisen.  Je  vous  montrerai ,  coquins,  comment  im  vrai  gentleman 
et  un  vrai  chrétien  sait  se  conduire  dans  l'adversité.  Arrière,  chiens! 
respectez  un  genlleina»  et  un  chrétien ,  quoiqu'il  soit  en  haillons  et 
sente  l'eau  de  la  cale.  » 

Frappé  d'étonnement,  Israël  entra  dans  l'mtérieur  du  château,  et 
là,  dans  une  cour,  assis  sur  le  gazon,  il  vit  le  géant  les  fers  aux 
mains,  revêtu  d'un  costume  mi-partie  de  chef  indien  et  de  chasseur 
canadien,  entouré  de  spectateurs  curieux.  Sa  voix  ne  cessait  de  gron- 
da* comme  un  toimerre  et  de  lancer  à  ses  ennemis  des  imprécations 
en  langage  biblique  entremêlé  de  jargon  de  caserne.  «  Oh  I  oui ,  co- 
qoiiis,  vous  pouvez  bien  trembler  devant  Ethan  Allen,  le  vainqueur 
de  Ticonderoga,  le  soldat  invincible.  Vous,  Turcs,  jusqu'à  ce  jour 
voos  n'avez  jamais  connu  un  chrétien.  C'est  moi,  moi  qui  lorsque 
Totre  lord  Howe  essaya  de  me  corrompre  par  l'offre  d'une  place  de 
najor-général  et  cinq  mille  acres  de  terre  choisie  dans  le  vieux  Ver- 
BODt  (ah  !  trois  hourras  pour  le  glorieux  Vermont  et  les  enfans  de 
los  vertes  mtootagoes! ),  c'est  moi  qui  répondis  à  votre  lord  Howe  : 
Vous,  voos  m'offrez  ikolre  terre!  vous  êtes  comme  le  diable  de  l'Ecri- 
tiffe,  qui  offrait  tous  les  royaumes  de  l'univers,  tandis  que  le  drôle 
i'a?ait  pas  à  lui  un  seul  pouce  de  terrain.  » 

Ce  prisonnier  broyant,  hautain  et  tapageur  était  en  effet  Ethan 

tifen  (1),  un  des  vainqueurs  de  Ticonderoga,  héros  bizarre  ta'dlé  en 
BciCQle,  boo  vivant»  joyeux  compagnon,  et  qui,  quoique  né  dans  la 

ALeiolood  gih^^  ADea  avait  été  fait  prisonnier  deinuiiMoDtréaL 


62  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Nouvelle-Angleterre,  n*avait  rien  de  son  esprit  puritain.  Pendant  son 
séjour  en  Angleterre,  il  trouvait  un  sauvage  plaisir  à  insulter  ses  en- 
nemis, par  exemple,  à  leur  jeter  à  la  face  le  nom  de  Ticonderoga, 
qui  rappelait  une  défaite  singulièrement  humiliante  pour  l'orgueil 
anglais.  Les  fureurs  d'Allen  pouvaient  s'expliquer  par  le  ressenti- 
ment qu'avaient  dû  causer  à  une  nature  violente  les  mauvais  trsd- 
temens  de  ses  ennemis.  Fait  prisonnier,  il  avait  dû  supporter  le  coup 
de  canne  qu'un  certain  colonel  Mac-Cloud  lui  avait  administré  sur 
la  tète  en  lui  promettant  une  bonne  pendaison  à  Tybum.  Durant  la 
traversée,  il  avait  été  mis  aux  fers  à  fond  de  cale  par  un  tory  impla- 
cable, le  colonel  Guy  Johnson.  Peut-être  aussi,  redoutant  les  vio- 
lences et  craignant  d'encourager  la  férocité  de  ses  geôliers  s'il  se 
montrait  tranquille  et  stoïque,  Allen  avait-il  voulu  prendre  les  devans 
et  effaroucher  ses  ennemis.  Cette  tactique  lui  réussit  d'ailleurs  parfai- 
tement. Ses  bruyantes  imprécations  eurent  du  retentissement,  et  on 
les  fit  cesser  en,  l'échangeant  contre  des  prisonniers  anglais. 

Il  y  avait  au  château  de  Pendennis  d'autres  captifs  moins  illustres 
et  moins  bruyans  que  le  colonel  Ethan  Allen;  c'étaient  de  pauvres 
fermiers,  des  paysans  yankees^  de  simples  marchands  patriotes. 
Israël  voulut  jeter  un  coup  d'œil  sur  ces  compagnons  d'infortune. 
Il  regarda  à  travers  une  fenêtre  grillée,  et  fut  fort  étonné  d'entendre 
ces  mots  tout  à  coup  prononcés  :  a  Est-ce  vous,  Potter?  Au  nom  de 
Dieu,  comment  ètes-vous  venu  ici?  »  Une  sentinelle  entendit  ces 
mots  et  arrêta  immédiatement  Israël.  On  l'amena  en  présence  des 
quarante  prisonniers  américains,  et  parmi  eux  il  reconnut  un  certain 
Singles,  maintenant  le  sergent  Singles,  l'homme  qu'il  avait,  à  son 
retour  de  la  pèche  à  la  baleine,  trouvé  marié  à  la  jeune  fille  qu'il  ai- 
mait. Us  s'étaient  toujours  haïs  comme  peuvent  se  haïr  deux  rivaux; 
mais  alors,  courbés  sous  le  même  malheur,  ils  ne  se  souvenaient  plus 
du  passé,  et  leurs  âmes  étaient  confondues  dans  un  même  sentiment. 

Israël,  transformant  son  étonnement  réel  en  surprise  affectée,  dé- 
clara qu'une  ressemblance  singulière  avait  sans  doute  égaré  le  pri- 
sonnier, qu'il  n'était  pas  un  rebelle  yankee,  mais,  grâce  à  Dieu,  un 
honnête  Anglais,  fidèle  à  son  roi,  né  dans  le  Kent,  et  servant  à  bord 
d'un  vaisseau  porteur  de  lettres  de  marque  actuellement  dans  le  port 
Le  prisonnier  parut  surpris;  mais  les  signes  d'intelligence  que  lui  fit 
Israël  le  décidèrent  à  s'excuser  et  à  se  contredire.  Après  plusieurs 
examens  devant  les  comités  militaires,  notre  aventurier  fut  laissé  en 
complète  liberté.  Le  lendemain  cependant  le  bruit  se  répandit  que  le 
vaisseau  de  guerre,  pour  se  recruter,  allait  prendre  un  tiers  de  l'é- 
quipage de  la  lettre  de  marque.  La  résolution  d'Israël  fut  arrêtée 
immédiatement.  Il  ne  voulait  point  servir  les  ennemis  de  sa  patrie, 
mieux  valait  recommencer  sa  vie  de  vagabondage  et  de  misère.  Il 
s'échappa  donc  du  navire  pendant  la  nuit,  gagna  la  terre  à  la  nage, 


UNE    LÉGENDE   DtMOGBlTIQUE  AMÉRIGAIHE.  63 

c(  après  avoir  fait  quelques  milles  à  pied,  il  s'arrêta  pour  échanger 
ses  TMemens  de  marin  contre  des  guenilles  abandonnées  qu'il  ren- 
eonn  snf  son  chemin;  puis,  ayant  revêtu  de  nouveau  la  robe  du 
Modiant,  il  se  dirigea  vers  Londres  avec  cet  instinct  qui  pousse  vers 
bflfitode  te  renard  traqué,  car  les  grandes  foules  sont  précisément 
k  réritabte  désert  où  1* homme  persécuté  est  le  plos  en  sûreté. 

A  une  distance  de  dix  ou  quinze  milles  de  Londres,  le  pauvre 
proscrit,  mourant  de  faim  et  épuisé  de  fatigue,  arriva  devant  une 
Buolactare  de  briques,  et  s'engagea  à  raison  de  six  shillings  par  se- 
mioe.  Pendant  quinze  mortelles  semaines,  Israël  mena  la  dure  exis- 
taœ  d'un  ouvrier  en  briques,  et  à  la  fm,  grâce  à  ses  sueurs,  se  trou- 
nnt  muni  d*un  costume  un  peu  plus  convenable  et  possesseur  de 
(pdqœs  gros  sous,  il  reprit  sa  route  pour  la  capitale,  oCi  il  entra, 
cooDe  les  rois  qui  viennent  de  Windsor,  par  le  côté  du  Surrey, 
Cétait  un  lundi  matin,  6  novembre,  le  jour  de  l'anniversaire  de 
Gvj  Fawkes.  Londres  était  plein  de  bruit,  de  brouillard  et  d'odeiu* 
de  poudre.  H  devait  y  rester  encore  quarante-cinq  ans  sans  que  le 
Bilbeor  cessât  de  peser  sur  lui. 

Ces  quarante-cinq  années  eurent  la  monotonie  du  malheur  et  por- 
tent la  grise  livrée  de  la  misère.  On  peut  dire  pour  les  misérables  ce 
que  l'on  a  dit  des  peuples  heureux  :  ils  n'ont  pas  d'histoire.  D'abord 
Israél  fut  assez  prospère,  et  même  rassembla  assez  d* argent  pour 
payer  son  passage  en  Amérique;  mais  le  malheur  voulut  qu'étant 
traité  avec  beaucoup  de  bonté  dans  une  boulangerie  où  il  était  em- 
pbf  é,  Q  tomba  amoureux  de  la  fille  de  boutique.  Il  crut  ne  pouvoir 
témoigner  sa  reconnaissance  que  par  un  mariage.  Lorsque  la  paix  fut 
coodoe,  ses  épargnes  s'étaient  évanouies,  et  lorsque  plus  tard  un 
coDsol  américain  établi  à  Londres  eût  été  en  mesure  de  lui  procurer 
m  passage  gratuit,  il  ne  put  naturellement  se  résoudre  à  abandonner 
a  femme  et  son  enfant. 

Jusqu'alors  Israël  avait  gagné  péniblement  sa  vie.  La  conclusion 
delà  paux  fut  suivie  par  malheur  d'un  encombrement  des  métiers  et 
faoe  baisse  des  salaires,  provoqués  par  l'aflluence  des  soldats  licen- 
ôés.  En  même  temps,  selon  une  règle  fort  énigmatique,  mais  bien 
coDxnie  et  tout  à  fait  malthusienne,  la  famille  d'Israël  augmentait  à 
nesore  que  ses  ressources  diminuaient.  Onze  enfans  lui  vinrent  au 
Bonde  dans  un  grenier  de  Moorfiels.  Dieu  lui  fit  la  grâce  d'en  rappe- 
ler dix  à  lui.  Israël  essaya  de  gagner  sa  vie  en  se  faisant  rempailleur 
fcciuûses,  et  bientôt  ce  métier  ne  lui  offrant  plus  de  ressources, 

3  fit  et  vendit  des  allumettes;  mais  la  pente  de  la  misère  est  fatale, 
^si  triste  industrie  ne  lui  réussissant  pas  encore,  Israël  fut  réduit 
«  métier  de  chiffonnier. 

I^  guerre  se  ralliuna,  la  grande  guerre  de  03,  et  de  nouveau  les 
^'^  se  mirent  en  marche.  La  concurrence  étant  moindre,  Israël 


bà  A&VUB  DES  JMUIX  tfONDSS. 

put  reprendre  le  métier  de  rempaiUeiir  de  chaises.  Sa  femme  était 
morte  et  l'avait  laîsaé  seul  avec  im  enfant  qui  aidait  son  père  dans 
ses  travaux.  En  1817,  la  paix  étant  conclue,  les  soldats  congédiés, 
comme  autant  de  harpies,  vinrent  de  nouveau  retrancher  chaque  jour 
aux  ouvriers  des  villes  une  bouchée  de  paia,  et  néanmoins,  trait  ca- 
ractéristique de  la  nature  américaine,  malgré  toutes  ses  soullranoes, 
Israël  ne  tomba  jamais  à  la  condition  de  mendiant.  Heureusement 
pour  lui,  il  avait  un  enfant  qui  le  soutenait  dans  samiaëce,  et  qui  le 
berçait  des  rôves  d*un  retour  à  la  terre  natale.  Par  ses  efforts  persé- 
vérons, Tenfant  parvint  à  £aire  connaître  au  consul  américain  This- 
toire  de  son  père,  et  le  consul  les  fit  embarquer  tous  deux  pour  Bos- 
ton. C'était  en  Tannée  1826;  juste  un  demi*siècle  s* était  écoulé  depuis 
le  jour  où  Israël  avait  été  conduit  en  Angleterre. 

Le  navire  arriva  à  Boston  le  à  juillet.  La  ville  était  en  grande  fête; 
le  vieillard  eut  en  débarquant  la  joie  de  voir  écrits  sur  une  bannière 
flottante,  portée  sur  un  char  de  triomphe,  ces  mots  :  Bunker-HiU, 
177&»  Gloire  aux  héroi  qui  ont  combattu  dans  celle  journée.  —  Il  con- 
templa silencieusement  ce  spectacle,  et  reprit,  les  larmes  aux  yeux, 
le  chemin  de  ses  montagnes;  mais  son  retour  n'était  pas  un  re- 
tour: c'était  une  résurrection  d'entre  les  morts.  Personne  ne  le  con- 
naissait et  n'avait  entendu  parler  de  lui.  Le  dernier  survivant  de  sa 
famille,  suivant  l'exemple  de  ses  voisins,  avait  vendu  ses  propriétés, 
et  s'était  retiré  dans  l'ouest .  •  oii?  —  On  ne  le  savait  pas  précisément 
Israël  chercha  la  demeure  de  son  père,  elle  avait  été  incendiée  il  y 
avait  longtemps.  Il  chercha  l'emplacement  sur  lequel  elle  s'élevait, 
les  routes  avaient  été  changées.  Sur  l'ancienne  route  paissaient  main- 
tenant de  paisibles  troupeaux.  Enfin,  en  avançant,  le  vieillard  arriva 
avec  son  fils  auprès  d'un  petit  tas  de  pierres  noircies  par  le  feu  et 
tachetées  cependant  de  mousses  vertes.  Un  étranger  labourait  près 
de  là,  et  s'arrêta  tout  à  coup;  sa  charrue  avait  rencontré  une  pierre 
enfoncée  dans  la  terre. 

— Voilà  vingt  ans  déjà  que  ma  charrue  frappe  cette  vieille  plaque 
de  foyer  !  Oh  !  une  journée  étouffante,  vieil  ami!  dit-il  à  IsraeL 

—  A  qui  était  cette  maison,  l'ami?  dit  le  fugitif,  touchant  de  son 
bâton  la  pierre  à  demi  enfouie. 

—  Je  ne  sais,  j'ai  oublié  le  nom.  Ils  sont  allés  dans  l'ouest,  je  crois. 
Vous  les  connaissiez? 

Mais  le  fugitif  ne  répondit  pas;  son  œil  était  fixé  sur  la  pierre. 

—  Que  regardez-vous,  père?  dit  son  fils. 

—  Père  !  Oui,  ici,  dit-il  en  montrant  la  place  avec  son  bâton,  ici 
s'asseyait  mon  père,  et  ici  ma  mère,  et  moi,  petit  enfant,  je  courais 
entre  leurs  jambes  à  cette  même  place  où  je  me  traîne  maintenant, 
nuds  à  l'air  libre  et  sans  un  toit  sur  ma  tête.  Continuez  à  labourer, 
rami.,.*,.» 


UHE    LÉGENDE   DÉMOGBATIQUE  AMÉRICAINE.  55 

Uâenmr  reoseignement  qn'on  ait  recueilli  sur  Israël  Potier  est 
ithûf  iune  peDsioa  militaire  que  le  vieux  soldat  sollicita  du  gouvesh 
t  américain,  et  que  certains  caprices  de  la  législature  lui  refih 
Ain^  il  fut  jusqu'à  la  fin  le  représentant  de  ces  foules  incoi^ 
et  oubliées  qui  poursuivent  leurs  efforts  sans  en  attendre  le 
piix^etcpii  présentent  par  cela,  même  le  modèle  du  désintéresse* 
DCit  Honoeiir  à  ces  foules^  car  eUe»  nous  donnent  une  grande  le- 
çon, très  coQsolaate  et  pleine  d'optimisme  :  elles  nou&enseignent  com- 
Ikd  la  varta  est  naturelle  à  l'homme.  Elles  n'ont  pas  de  renommée, 
jmée  récompense  à  espérer;  elles  doivent  être  forcément  désintéres- 
sées, et  eUes  le  sont.  Le  renoncement,  le  sacrifice  de  soi-même  a  été 
de  tout  temps  regardé  comme  le  dernier  terme  de  la  perfection  chrè- 
âame,  coaune  le  suprême  triomphe  de  l'homme  sur  ses  instincts,  et 
cependant  ce  miracle  s'accomplit  tous  les  jours,  et  ceux  qui  Taccom- 
pfesDt  ne  sont  pas  des  grands  hommes  :  ce  sont  des  êtres  humbles 
et  su»  facultés  hîen  éminentes.  C'est  de  la  poussière  de  ces  millions 
d'êtres  humains  qu'est  fait  le  sol  de  la  patrie,  ce  sont  leurs  cendres 
que  nous  foulons  aux  pieds,  et  quand  nous  contemplons  avec  orgueil 
ks  quelques  monumens  épars  sur  ce  sol,  et  qui  rappellent  un  fait 
impérissable  ou  un  grand  homme  immortel,  n'oublions  pas  que  ce 
flODt  ces  hommes  ignorés  qui  en  ont  fourni  les  pierres  et  le  ciment 
Or,  de  tous  les  pays  du  monde,  aucun  ne  doit  plus  de  reconnaissance 
i  ces  foules  anonymes  que  les  États-Unis.  Là  le  petit  nombre  d'in- 
diridualiiés  qui  se  sont  élevées  au-dessus  des  masses  n'ont  pas  été 
leurs  généraux  ou  leurs  souverains,  elles  n'ont  été  que  leurs  capo*- 
nox  et  leurs  sergens.  Là  ces  individualités  n'ont  pas  déterminé  la 
destinée  des  multitudes.,  ce  sont  celles-ci,  au  contraire,  qui  leur  ont 
enseigné  leur  devoir.  Aussi  la  révolution  américaine  a-t-elle  été  re- 
gaidée  à  juste  titre  comme  le  véritable  avènement  de  la  démocratie 
sur  la  scène  du  monde. 

Oui,  le  yrai,  le  seul  héros  de  la  révolution  américaine,  c'est  la 
foule;  c'est  à  d'obscurs  fermiers,  à  d'humbles  paysans  que  les  États* 
Ijais  doivent  leinr  kidépendance.  Quoi  d'étonnant  si  l'Amérique  a 
pour  eux  une  grande  reconnaissance,  et  si  elle  restitue  avec  em- 
pressement à  un  simple  soldat  de  Bunker-HiU  ou  de  Saratoga  la  part 
de  gloire  qui  lui  appartient  dans  la  fondation  de  la.  république? 
Dos  d'autres  pays,  la  gloire  des  grands  événemens  revient  presque 
^t  esaûére  aux  grands  hommes;  mais  dans  la  révolution  améri- 
^e  il  n'en  est  pas  ainsi,  et  les  milliers  d'Israël  Potter  qui  combat- 
^ot  alors  ont  contribué  chMun  pour  sa  part  à  la  victoire*  C'est 
^^  pensée  qui  se  fait  jour  dans  le  récit  de  M.  Melville.  Israël  Pot- 
^est,  nous  le  répétons,  la  personnification  des  vertus  qui  assu- 
^t  le  triompha  ^^  l'Amérique.  Captif  sur  la  terre  de  l'ennemi. 


56  RETUE  D£8  DEUX  MONDES. 

il  bal  encore  l'ennemi;  prisonnier,  il  trouve  encore  le  moyen  d'être 
libre;  vaincu,  il  déconcerte  l'ennemi  et  a  toujours  le  dernier  mot.  Si 
misérable  qu'il  soit,  Israël  a  confiance  en  lui  et  pour  ainsi  dire  bonne 
opinion  de  lui-même.  Quoique  prisonnier  et  mis  aux  fers,  il  refusera 
de  se  croire  esclave;  il  résistera  à  l'évidence  de  sa  situation,  et  sou- 
tiendra encore  à  la  face  de  l'Angleterre  qu'il  est  entièrement  libre, 
qu'il  est  un  Yankee.  Sa  majesté  George  III  ne  serait  pas  capable  de 
lui  imposer  obéissance,  et  même,  poussé  à  l'absurde  comme  dans 
l'bistoire  du  vaisseau  corsaii*e,  l'évidence,  devant  laquelle  tous  les 
hommes  s'arrêtent,  n'est  pas  capable  de  le  désarçonner.  La  misère, 
le  besoin,  qui  sont  le  fléau  des  foules,  ne  peuvent  avoir  aucun  em- 
pire sur  lui;  ce  n'est  à  ses  yeux  qu'un  des  mille  détails  de  la  vie,  et 
Israël  ne  se  courbe  pas  plus  sous  la  tyrannie  de  la  fatalité  que  sous 
la.  tyrannie  de  l'Angleterre. 

C'est  là  ce  qui  constitue  en  effet  la  démocratie  véritable,  c'est  de 
nier  hautement  l'existence  de  la  tyrannie  en  face  de  la  tyrannie 
même  et  de  se  conduire  comme  si  elle  n'était  pas.  Jadis  cette  ma- 
nière de  penser  et  d'agir  n'était  connue  que  des  grandes  individuali- 
tés. Tous  les  hommes  éclairés,  instruits,  moralises,  tous  ceux  en  un 
mot  qui  se  sont  élevés  à  Y  individualité  savent  par  expérience  que  les 
plus  grands  malheurs  et  les  plus  grands  maux  n'ont  pas  la  réalité 
que  leur  attribuent  les  masses  superstitieuses  et  ignorantes,  que  mal- 
heur, fatalité,  tyrannie,  ne  sont  guère  que  des  fantômes  qui  viennent 
à  certains  momens  hanter  notre  esprit  et  obscurcir  la  lumière  du 
jour,  mais  qui  passent  vite,  et  contre  lesquels  il  existe  des  formules 
de  conjuration.  Eh  bien  !  Israël  Potter,  le  paysan  yankee,  eut  en  par- 
tie cette  connaissance;  il  représente,  ce  soldat  de  Bunker-Hill,  le 
moment  de  l'histoire  où  la  foule  a  perdu  son  antique  caractère,  et  où 
les  êtres  qui  la  composent  ont  senti  naître  en  eux  une  individualité^ 
où  ils  ont  compris  qu'ils  existaient  réellement,  plus  réeUement  que 
tous  les  fléaux  qui  ont  fait  peur  et  qui  font  encore  peur  au  monde. 
Ce  qui  distingue  essentiellement  l'homme  libre,  c'est  l'absence  de 
crainte  et  la  certitude  qu'en  lui  seul  sont  tous  les  dangers.  Ne  rien 
craindre  et  être  toujours  prêt  à  tout,  c'est  là  l'essence  de  Yindivi-^ 
dualité,  et  l'humble  prisonnier  de  guerre  sait  cela.  Dès  lors  qu'a-t-il 
besoin  de  récompense  et  de  célébrité?  Il  peut  rester  obscur  et  ignoré, 
car  il  existe  et  il  a  le  sentiment  de  son  existence.  La  grande  récom- 
pense de  nos  actions,  ce  n'est  pas  le  nom  que  nous  portons,  ni  la 
célébrité  que  nous  acquérons;  c'est  la  certitude  d'être  quelqu'un^  c'est 
l'estime  que  nous  avons  de  nous-mêmes. 

Ém.   H0MTÉ6UT. 


CARDINAL 


DE    MAZARIN 


riB.  < 


I. 


Mazarin  avait  repris  le  pouvoir  que  venaient  de  lui  rendre  les 
botes  de  ses  ennemis,  et  sa  persévérance  avait  vaincu  leur  mobilité. 
S  k  conscience  avadt  tenu  dans  les  troubles  de  la  fronde  une  très 
petite  place,  la  part  de  l'esprit  n*y  avait  certainement  pas  été  moindre 
<{K  dans  les  troubles  de  la  ligue.  Dans  la  rage  avec  laquelle  les 
pamphlétaires  poursuivaient  le  cardinal,  l'œil  perspicace  de  celui-ci 
croyait  entrevoir  quelque  chose  de  famélique;  aussi  Tun  de  ses  pre- 
niers  soins  après  sa  rentrée  à  Paris  fut-il  de  faire  donner  aux  gens 
ie  lettres  portés  sur  les  états  de  pension  Tavis  d'envoyer  leurs  quit- 
tances, pour  être  payés  sur-le-champ  de  ce  qui  leur  restait  dû  (2). 
Us  intéressés  ne  considérèrent  point  comme  une  épigramme  cet 
tBpressement,  qu'ils  prirent  sans  doute  pour  un  homm<ige  à  leur 
pwance,  et  depuis  ce  jour-là  Mazarin  put  compter,  non  sur  des 
^vipathies,  qu'il  ne  recherchait  point,  mais  sur  un  silence  qui  suf- 
^  i  sa  politique. 
Coe  silencieuse  résignation  était  aussi  tout  ce  qu'il  pouvait  at- 

^)  Vofo  les  lirraisons  du  i*^  et  du  15  Juin. 
%  Aiibery,  Butoirs  du  roi  Louis  XIV. 


58  REYUE   DES   DEUX    MONDES. 

tendre  de  la  magistrature,  compromise  par  ses  alliés,  désertée  par 
l'opinion,  et  contrainte  de  dissimuler  durant  plus  d'un  siècle  des  es- 
pérances si  amèrement  déçues.  Le  parlement,  après  une  courte  trans- 
lation à  Pontoise,  avait  été  rappelé  à  Paris  par  le  roi,  et  les  particu- 
liers composant  sa  cour  de  justice  avaient  été  cités  par  devers  lui, 
moins  une  dizaine  de  conseillers  auxquels,  de  son  autorité  souve- 
raine, il  avait  infligé  la  prison  ou  l'exil.  Ceux-ci  n'avaient  été  frappés 
d'ailleurs  ni  par  un  sentiment  de  vengeance,  ni  encore  moins  par 
un  sentiment  d'appréhension.  Le  jeune  roi,  majeur  désormais,  et 
moins  émancipé  par  son  âge  que  par  sa  victoire,  avait  entendu,  en 
atteignant  au  sein  du  parlement  les  hommes  les  plus  engagés  dans 
les  luttes  précédentes,  constater  aux  yeux  des  peuples  l'impuissance, 
et,  s'il  est  permis  de  le  dire,  le  désarmement  définitif  de  ce  grand 
corps.  Ce  fut  donc  sans  aucune  protestation  que  la  cour  enregistra 
la  déclaration  qui  établissait  en  même  temps  et  la  vanité  de  ses  pré- 
tentions politiques  et  le  dangereux  triomphe  obtenu  par  le  pouvoir 
absolu  dans  le  pays  le  moins  disposé  à  le  supporter,  en  même  temps 
que  le  plus  incapable  de  le  restreindre.  «  Toute  autorité  nous  appar- 
tient, disait  le  monarque  adolescent;  nous  la  tenons  de  Dieu  seul, 
sans  qu'aucune  personne,  de  quelque  condition  que  ce  soit,  puisse  y 
prétendre...  Les  fonctions  de  la  justice,  des  armes  et  des  finances 
doivent  toujours  être  distinctes  et  séparées.  Les  officiers  du  parle- 
ment n'ont  d'autre  pouvoir  que  celui  que  nous  avons  daigné  leur 
conférer,  pour  rendre  la  justice  à  nos  autres  sujets.  Ils  n'ont  pas  plus 
le  droit  d'ordonner  et  de  prendre  connaissance  de  ce  qui  n'est  pas 
de  leur  juridiction,  que  les  officiers  de  nos  armées  et  de  nos  finances 
n'en  auraient  de  rendre  la  justice  ou  d'établir  des  présidens  et  des 
conseillers  pour  l'exécuter...  La  postérité  pourra-t-elle  croire  que 
les  officiers  de  justice  ont  prétendu  au  gouvernement  général  de 
notre  royaume,  former  des  conseils  et  percevoir  les  impôts,  s'arroger 
enfin  la  plénitude  d'une  puissance  qui  n'est  due  qu'à  nous  (1)1» 

£n  ceci  la  royauté  avait  raison  sans  doute  contre  les  magistrats, 
dont  les  prétentions  administratives  et  politiques  touchaient  au 
ridicule;  mais  ceux-ci  avaient  raison  à  leur  toiu*  contre  le  pouvoir, 
lorsqu'ils  trouvaient  mauvais  un  régime  qui  plaçait  vingt-quatre 
millions  d'hommes  à  la  merci  d'un  étranger,  en  attendant  que  le 
progrès,  plus  rapide  encore  dans  le  mal  que  dans  le  bien,  substituât 
l'omnipotence  des  maîtresses  à  celle  des  premiers  ministres,  et  le 
gouvernement  de  M™'  de  Pompadour  à  celui  du  cardinal  Mazarin. 
Quoi  qu'il  en  soit,  à  partir  de  ce  jour,  le  parlement  disparut  de  la 
scène.  Si  les  souvenirs  de  son  ancienne  puissance  venaient  parfois 

(1)  Lettres  patentes  adressées  au  parlement  de  Pantoise. 


LE    GARBINAL  DE  HAZABIN.  60 

réflwrwr  encore,  cette  émotion  n'était  que  le  dernier  souffle  (Tune 

tHBpf»déjà  lointaine.    Lorsque  le  nouveau  surintendant  Fouquet 

ewréiuné  la  vérification  de  ses  édits,  et  que  cette  compagnie  eut 

élWpottrla  dernière  fois  sous  ce  long  règne  la  prétention  de  les 

(fermer,  on  sait  dans  quel  appareil  Louis  XIV  accourut  à  Vincennes 

pwr lui  intimer  Tordre  de  les  enregistrer  sans  délai  et  sans  examen. 

Cw'étiit  devenu  tellement  naturel  en  1665,  que  les  contemporains 

itûiomeni  probablement  témoigné  nul  étonnement,  sans  l'étrange 

OBteme  et  les  paroles  très  inattendues  par  lesquelles  un  prince  de 

dirsept  ans  révélait  au  monde  étonné  sa  personnalité  royale. 

Le  parti  des  princes  disparut  plus  complètement  encore  d'im 

tUitreque  la  royauté  allait  désormais  occuper  seule.  La  facilité  que 

leacoBtra  Mazarin  pour  réduire  ses  adversaires  constata  d'une  ma- 

■ht  à  là  fois  péremptoire  et  déplorable  l'inaptitude  politique  de 

r«istDcratie  française.    Afin  de  triompher  des  dernières  résistances 

e*«ena€9  par  le  prince  de  Gondé  dans  les  provinces  méridionales, 

IttiriD  employa  simultanément  les  négociations  et  les  armes,  le 

iw»er  moyen  lui  réussissant  d'ailleurs  beaucoup  trop  bien  pour 

fa'Oeûtàfaire  un  emploi  sérieux  du  second. 

btre  les  personnages  qui  avaient  si  vainement  troublé  l'état,  un 

ftolne  fat  point  admis  à  profiter  de  la  politique  dont  le  cardinal  avait 

eœpnmté  les  secrets  à  Henri  IV  victorieux  et  aux  registres  de  Sully, 

ctojétfen  acquitter  les  frais  :  le  cardinal  de  Retz,  arrêté  au  Palais- 

hjal,  comme  l'avait  été  M.  le  Prince,  le  remplaça  à  Vincennes. 

hnféfé,  quinze  mois  après,  au  château  de  Nantes,  on  sait  qu'il  en 

«lïtit  ta  risque  de  sa  vie,  et  qu'il  atteignit  après  mille  périls  cette 

fcme,  étemelle  patrie  des  proscrits,  où  il  usa  contre  son  heureux  ri- 

^  dans  des  intrigues  sans  portée,  la  stérile  activité  que  lui  avait 

Itpvtie  la  nature.   Homme  étrange,  qui,  en  maximant  avec  art  les 

pratiques  d'une  vie  toute  de  hasard,  rencontra  la  gloire  littéraire, 

tart  il  était  peu  touché,  au  lieu  de  la  renommée  politique  qu'il  avait 

pOBRiûvie  avec  passion  !  Vindicative  et  hardie,  Anne  d'Autriche  haïs- 

BÎiGoDdisans  le  craindre;  Mazarin  au  contraire  le  craignait  sans  le 

k*,  car  ces  deux  hommes  avaient  constamment  entretenu  des  re- 

l>fcw  secrètes  au  plus  fort  de  leurs  luttes.  Le  ministre  jugea  qu'a- 

iMila  lentrée  de  la  cour  à  Paris,  le  coadjuteur  était  désormais  le 

*ri  personnage  qui  pût  l'inquiéter  par  son  influence  sur  le  clergé  et 

*k  peuple,  sur  certains  salons  et  sur  quelques  jeunes  magistrats 

'^CBqoétes  que  le  découragement  général  n'avait  pas  encore  at- 

^  Les  autres  ne  pouvaient  en  effet  le  préoccuper  en  aucune  fa- 

f*i  car  à  peine  valaient-ils  l'argent  qu'il  dépensait  pour  les  acheter. 

^  duc  d'Orléans  acheva  à  Bloîs,  dans  la  retraite,  une  existence 

f^  n'avait  été  qu'un  long  enchaînement  de  déceptions  pour  les  au- 


60  BETUE   DES  DEUX   MONDES. 

très  comme  pour  lui-même.  Le  célibat  fut  la  seule  peine  infligée  à 
M"*  de  MoDtpensier;  la  vieillesse  ne  tarda  pas  à  venger  le  cardinal 
de  M*"**  de  iMontbazon,  de  Cbâtillon  et  de  Chevreuse;  déchu  de  sa 
royauté  des  halles  et  de  sa  popularité  de  carrefour,  M.  de  Beaufort 
ne  fut  plus  qu'un  homme  grossier,  qui  mourut  transpercé  par  les 
épigrammes  de  Saint-Évremond.  Si  le  prince  de  Conti  ne  fit  pas  une 
fin  plus  héroïque,  il  tira  du  moins  un  meilleur  parti  de  sa  position, 
et  en  sollicitant,  après  quatre  années  d'hostilités,  la  main  et  la  dot 
de  l'une  des  nièces  du  cardinal,  l'ancien  généralissime  des  Parisiens 
donna  la  mesure  de  l'esprit  de  la  fronde  et  de  la  dignité  personnelle 
de  ses  auteurs.  A  l'exemple  de  son  second  frère.  M"**  de  Longueville 
s'accommoda  avec  la  cour,  puis,  chose  plus  difficile,  avec  son  époux» 
Cette  princesse  s'était  jetée  dans  les  troubles  a  par  la  croyance  qu'elle 
passerait  pour  en  avoir  beaucoup  plus  d'esprit,  qualité  qui  faisait  sa 
passion  dominante  (1),  »  selon  le  témoignage  d'une  femme  qui  fut 
injuste  peut-être  envers  elle,  mais  qui  certainement  la  connaissait 
bien;  elle  en  sortit  avec  une  réputation  flétrie,  et  comme  noyée  dans 
un  océan  de  tristesse  où  son  âme  se  retrempa  pour  la  véritable 
grandeur.  A  l'exemple  des  ducs  de  Bouillon,  de  Bohan,  d'Elbeuf  et 
de  tous  les  acteurs  de  cette  pièce,  La  Rochefoucauld  ne  tarda  pas 
à  traiter  de  son  côté  avec  le  ministre,  dont  il  était  plus  profitable 
d'avoir  été  l'adversaire  que  le  serviteur.  Entré  dans  la  guerre  civile 
par  amour,  comme  il  l'affirme,  ou  par  calcul,  comme  l'ont  prétendu 
des  contemporains,  il  en  sortit  désabusé  de  tout,  et  se  préparant 
à  condenser  les  déceptions  de  sa  vie  dans  des  sentences,  médaille3 
impérissables  d'une  époque  dont  l'étude  décourageait  de  la  liberté, 
de  la  vertu  et  presque  de  l'honneur. 

Dans  cette  cohue  de  femmes  galantes  et  de  vulgaires  ambitieux, 
un  seul  homme  s'était  donc  rencontré  en  face  de  Mazarin,  et  celui-là 
demeura  longtemps  encore  debout  et  le  front  haut  sur  la  scène  où 
venaient  de  se  succéder  tant  d'intrigues  et  tant  de  travestissemens. 
Si  Condé  ne  fut  pas  un  grand  esprit  politique,  il  eut  du  moins  l'âme 
assez  forte  pour  aller  aux  extrémités  de  ses  haines.  Durant  six  cam- 
pagnes, il  prêta  à  l'ennemi  de  son  pays  et  de  sa  race  le  double  con- 
cours de  son  nom  et  de  son  épée  :  trahison  consommée  toutefois  avec 
tant  de  hauteur  et  une  sérénité  de  conscience  tellement  inexplicable 
qu'elle  ne  pénètre  pas  moins  d'étonnement  que  de  tristesse,  et  qu'elle 
provoque  l'esprit  aux  plus  sérieuses  méditations.  D'une  part,  en  ef- 
fet, on  voit  Condé,  descendu  au  rang  de  simple  général  espagnol  Qt 
condamné  à  mort  par  un  arrêt  solennel  du  parlement  (2) ,  a  porter 

(t)  Mémoires  de  la  duchesse  de  Nemoui'S.  Od  sait  que  cette  princesse,  issue  d'un  pre- 
mier mariage  de  son  père,  était  belle-fille  de  la  duchesse  de  Longueville. 
(i)  Le  27  mars  1653,  le  parlement  de  Paris  arait  déclaré  le  prince  de  Condé  «  con- 


UB    CARDINAL  DE   MAZARIZI.  6i 

âloKD  les  avantages  de  la  première  maison  de  l'univers  qu* il  con- 
sent i  peine  à  traiter  avec  l'archiduc,  quoique  frère  et  fils  de  tant 
d'empereurs,  et  que  la  maison  de  France  garde  son  rang  sur  celle 
(Tiotriche  jusque  dans  Bruxelles  (1)  ;  »  de  Tautre,  ce  sont  la  plupart 
desrégiinens  appartenant  à  sa  maison,  et  dont  refTectif,  d'environ 
dii  mille  hommes,  comprenait  la  meilleure  noblesse  du  royaume, 
qui  passent  sans  hésiter  les  frontières  de  la  patrie  et  qui  s'engagent 
dans  une  longue  guerre  contre  la  France  pour  ne  point  abandonner 
lepriDce  auquel  ils  se  considèrent  comme  liés  par  les  devoirs  de  la 
fidélité  militaire.  Comment  ne  pas  conclure  d'une  désertion  aussi 
éclatante,  provoquée  par  le  prince  le  plus  illustre  de  son  temps,  qu'à 
cette  époque  les  traditions  féodales  survivaient,  dans  les  rangs  de  la 
noblesse  rollilaire,  aux  institutions  abolies,  et  qu'après  les  grands 
coups  portes  par  Richelieu  la  victoire  de  Mazarin  était  encore  né- 
cessaire pour  constituer  enfin  la  nationalité  française  dans  une  unité 
sacrée  pour  toutes  les  consciences? 

Depuis  le  rétablissement  de  l'autorité  monarchique  jusqu'à  l'ou- 
verture des  négociations  des  Pyrénées,  un  grand  spectacle  fut  donné 
aux  hommes  de  guerre  de  tous  les  siècles.  On  vit  s'engager  cette  ad- 
mirable lutte  entre  Turenne  et  Condé  dans  laquelle  la  prudence  triom- 
pha presque  toujours  d'une  impétuosité  contrariée  par  la  lenteur  es- 
pagnole. La  France  reconquit  une  portion  notable  des  places  qu'elle 
avait  perdues,  soit  parla  complicité  de  l'insurrection  avec  l'étranger, 
soit  par  l'impuissance  militaire  qui  en  avait  été  la  suite.  Dans  cet 
intervalle  de  six  années,  Mazarin  gouverna  avec  la  toute-puissance 
d'un  vbir  d'Orient.  Toujours  maître  des  affections  d'Anne  d'Autriche, 
encore  qu*au  dire  de  témoins  oculaires  il  affichât  pour  elle,  depuis 
son  retour  en  France,  une  indifférence  qu'on  pouvait  qualifier  d'in- 
gratitude (2),  il  continuait  à  la  dominer  par  l'irrésistible  ascendant 
que  l'habitude  ajoute  à  la  tendresse.  Surintendant  de  Féducation  du 
roi,  il  exerçait  également  sur  celui-ci  une  autorité  sans  bornes,  et  la 

Tainca  des  crimes  de  lèse-majesté  et  félonie;  comme  tel^  déchu  du  nom  de  Bourbon  et 
condamné  à  recevoir  la  mort  en  la  forme  qu'il  plairait  au  roi.  » 

(1)  Bossuet,  Oraison  funèbr9  du  prince  de  Condé. 

(S)  «  Le  ministre  triompha  de  tous  ses  ennemis,  et  il  eût  été  le  plus  glorieux  homme 
du  monde  s'il  se  fût  contenté  d'abattre  ceux  qui  lui  avaient  résisté  et  de  jouir  paisible-' 
ment  de  l'excèf  de  grandeur  où  la  fortune  l'avait  portée  sans  vouloir  détruire  la  puis- 
sioce  légitime  de  celle  qui  Tavait  soutenue  si  hautemeut,  comme  il  fit  sitôt  qu'U  se  vit 
r«taMi  dans  sa  preoiière  place,  car  il  réunit  t^ut  d'un  coup  eu  sa  personne  l'autorité  de 
la  mère  et  du  fils,  et  se  rendit  le  tyran  de  leur  volonté  plutôt  que  le  maître.  11  devint  la 
seule  idole  des  courtisans^  il  ne  voulut  plus  que  personne  s'adressât  à  d'autres  qu'à  loi 
pour  demander  des  grâces,  et  il  s'appliqua  avec  soin  à  éloigner  d'aupiès  du  roi  tous 
ceux  qui  j  avaient  été  mis  par  la  reine  sa  mère.  »  (Mémoires  de  M"**  de  Motte  ville, 
année  1657.) 


62  REYUE   DES  DEUX   MONDES. 

déférence  constante  du  jeune  monarque  fut  le  résultat  spontané  d'un 
respect  tempéré  par  l'affection  pour  Thomme  qui  l'avait  tenu  sur  les 
fonts  de  baptême  (1).  Il  ne  tenta  jamais  de  se  soustraire  à  l'influence 
du  cardinal,  quoique  celui-ci  n'achetât  cet  ascendant  par  aucune  fai- 
blesse, peut-être  même,  pourrait-on  dire,  par  aucune  complaisance. 
L'éducation  donnée  à  Louis  XIV  fut  sévère  presque  jusqu'à  la  du- 
reté. En  face  de  son  ministre  et  de  sa  mère,  le  prince  le  plus  fier  et 
l6  plus  ardent  de  son  siècle  se  maintint  toujours  dans  les  voies  de  la 
modestie,  pour  ne  pas  dire  de  la  timidité.  Màzarin  était  tellement 
assuré  de  la  filiale  soumission  de  son  maître,  qu'il  ne  songea  jamsds 
à  le  ménager  dans  ses  faiblesses,  et  il  arriva,  chose  étrange,  que  ce- 
lui-ci fut  peut-être  le  seul  homme  de  son  royaume  pour  lequel  le  car- 
dinal ne  se  montra  ni  empressé  ni  facile. 

Ce  fut  en  apprenant  à  obéir  que  Louis  XIV  apprit  à  commander.  La 
direction  donnée  à  son  éducation  par  le  cardinal  fut  généralement  par- 
lant irréprochable,  quoi  qu'en  aient  pu  dire  les  valets  de  chambre  con- 
gédiés, encore  que  cette  éducation  ait  été  trop  négligée  sous  le  rapport 
des  études  classiques.  Mazarin  aimait  peu  les  lettres,  le  marquis  de 
Vîlleroy  les  aimait  moins  encore;  mais  toute  la  correspondance  du  car- 
dinal, qu'elle  soit  datée  de  Brtihl,  lieu  de  son  exil,  ou  écrite  durant 
les  longues  conférences  des  Pyrénées,  constate  combien  il  se  préoc- 
cupait du  soin  de  former  l'esprit  du  roi  aux  affaires,  et  témoigne  de 
ses  constans  efforts  pour  lui  en  inspirer  Fintelligence  et  le  goût  (2). 
Dans  vingt  lettres  adressées  au  roi  pour  lui  exposer  les  phases  quo- 
tidiennes de  ces  négociations  laborieuses,  Mazarin  insiste  pour  le 
préparer  à  diriger  lui-même  un  jour  les  affaires  de  son  état,  sans 
l'intermédiaire  d'un  premier  ministre.  L'entretien  fameux  qui,  après 
la  mort  du  cardinal,  étonna  si  fort  les  secrétaires  d'état  réunis  pour 
la  première  fois  en  conseil,  et  la  résolution  exprimée  par  le  jeune  roi 
de  gouverner  désormais  par  lui-même,  furent  une  suprôme  inspira- 
tion du  cardinal  à  laquelle  il  avait  depuis  longtemps  préparé  son  royal 
élève,  soit  qu'il  considérât  comme  utile  d'ajouter  à  la  force  de  la 
royauté  le  prestige  de  l'action  personnelle  du  prince,  soit  qu'il  vou- 
lût par-delà  la  tombe  écarter  tout  successeur.  Le  ministre  enten- 
dait laisser  au  roi  MM.  Letellier,  de  Lyonne,  Fouquet  et  Colbert 
comme  des  instrumens  utiles,  et  qu'il  avait  façonnés  lui-même,  mais 
îl  n'admettait  pas  qu'aucun  d'entre  eux  fût  jamais  en  mesure  de  le 
remplacer.  Le  gouvernement  direct  par  le  roi  était  son  vœu  mani- 


(1)  Le  21  ayril  1643^  le  cardinal  Mazarin  avait  tenn  la  place  du  pape  au  baptême  du 
jenne  dauphin. 

(î)  Lettres  du  cardinal  Mazarin  pour  la  paix  des  Pyrénées,  2  vol.  in-lî,  Amster- 
dam 1745. 


LE    CARDINAL   DE   MAZARIN.  63 

feste,  et  Hazarin  dut  mourir  dans  la  ferme  persuasion  qu'il  y  avait 
disposé  Louis  XTV. 

En  témoignage  de  ses  efforts  constans  pour  préparer  le  jeune 
prioce  à  prendre  la  direction  personnelle  des  affaires,  on  pourrait 
cterpresque  toutes  les  lettres  de  Mazarin.  Je  me  borne  à  quelques 
l|^  extraites  de  celle  qui  ouvre  sa  correspondance  avec  le  roi.  «Je 
TOUS  dirai  sans  exagération  que  j'ai  lu  votre  lettre  avec  une  extrême 
joie,  car  elle  est  fort  bien  écrite,  et  vous  vous  engagez  d'une  telle 
manière  à  vouloir  vous  appliquer  aux  affaires,  et  vous  n'oubliez  rien 
de  ce  que  vous  croyez  nécessaire  pour  devenir  un  grand  roi.  Vous 
jugez  aisément  combien  cela  me  touche,  puisque  vous  savez  en  quels 
termes  j'ai  pris  la  liberté  de  vous  parler  si  souvent  là-dessus.  Je 
TOUS  réplique  de  nouveau  qu'il  ne  dépendra  que  de  vous  seul  d'être 
kplas  glorieux  roi  qui  ait  jamais  été,  Dieu  vous  ayant  donné  toutes 
k  qualités  pour  cela,  et  n'étant  à  présent  besoin  d'autre  chose  que 
de  les  mettre  en  usage,  ce  que  vous  ferez  avec  facilité  et  toujours  de 
iHen  en  mieux,  acquérant  par  l'application  aux  affaires  la  connais- 
sance et  rexpérience  qui  vous  est  nécessaire.  J'ai  tâché  de  vous  bien 
servir,  au  moins  j'y  ai  employé  mes  petits  talens,  et  il  a  plu  à  Dieu 
de  bénir  ma  conduite  par  la  bonté  qu'il  a  pour  votre  personne  sa- 
crée et  poiur  le  royaume  qu'il  vous  a  soumis.  Si  une  fois  vous  pre- 
Kzle  gouvernail,  vous  ferez  plus  en  un  jour  qu'un  plus  habile  que 
moi  en  six  mois;  car  est  d'un  autre  poids  et  fait  un  autre  éclat  et 
impression  ce  qu'un  roi  fait  de  droit  fil,  que  ce  que  fait  un  ministre, 
quelque  autorisé  qu'il  puisse  être.  Je  serai  le  plus  heureux  des 
hommes  si  je  vous  vois,  comme  je  n'en  doute  pas,  exécuter  la  réso- 
htion  que  vous  avez  prise,  et  je  mourrai  très  satisfait  et  content  à 
finstant  que  je  vous  verrai  en  état  de  gouverner  de  vous-même,  ne 
TOUS  servant  de  vos  ministres  que  pour  entendre  leurs  avis,  en  pro- 
fiter de  la  manière  qu'il  vous  plaira,  et  leur  donner  après  les  ordres 
sur  ce  qu'ils  auront  à  faire  (1) .  » 

La  lecture  de  cette  correspondance  suffit  pour  démontrer  ce  qu'il 
jade  mal  fondé  dans  l'opinion  trop  généralement  entretenue  sur 
fignorance  politique  où  ce  ministre  se  serait  efforcé  de  maintenir 
Louis  XIV.  Le  peu  de  goût  que  le  jeune  monarque  témoigne  quelque- 
fois pour  les  affaires  y  devient  l'occasion  de  reproches  journaliers; 
les  obstacles  qu'il  menace  de  créer  par  sa  conduite  et  par  sa  fai- 
Uesse  aux  négociations  importantes  ouvertes  pour  son  mariage  et 
jour  le  rétablissement  de  la  paix  générale  provoquent  chaque  jour 
fc  plaintes  bien  plus  amères  encore,  et  le  ministre  les  exprime  avec 
loe  telle  radesse  de  langage,  qu'elle  a  fait  de  nos  jours  soupçonner  la 

(1}  U  caidinal  llaxarin  au  toL  De  Notie-Dame-de-Cléry^  t9  juin  1669. 


6A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vérité  de  ces  lettres,  quoique  Tauthenticité  en  soit  démontrée  jus- 
qu'à la  dernière  évidence. 

Ceci  nous  conduit  au  dramatique  incident  qui,  aux  dernières  an- 
nées de  la  vie  de  Mazarin,  vint  mettre  les  devoirs  de  l'homme  d*état 
en  opposition  avec  les  intérêts  du  chef  de  famille,  en  soumettant  le 
cardinal  à  une  épreuve  qu'il  sut  traverser  avec  la  plus  honorable 
fermeté.  Les  relations  journalières  qu'entretenait  le  monarque  avec 
les  nièces  du  premier  ministre  avaient  eu  des  conséquences  impré- 
vues pour  la  sollicitude  paternelle  de  celui-ci.  Après  un  goût  passa- 
ger pour  Olympe  Mancini,  mariée  depuis  à  un  prince  de  Savoie,  et 
qui  fut  la  mère  du  prince  Eugène,  le  roi  s'était  épris  pour  sa  sœur 
cadette  d'une  passion  d'autant  plus  sérieuse  qu'elle  était  alors  naïve 
et  pure  comme  sa  vie.  Douée  d'une  beauté  médiocre,  mais  pourvue 
d'un  esprit  entreprenant  et  résolu,  Marie  Mancini  cultiva  avec  un 
art  profond  une  tendresse  à  laquelle  les  promesses  de  l'astrologie 
judiciaire  avaient  rattaché  l'espérance  d'une  couronne.  Anne  d'Au- 
triche et  Mazarin  ne  virent  d'abord  qu'une  distraction  sans  péril 
dans  cet  attachement  dont  ils  n'avaient  pas  soupçonné  le  caractère; 
mais  lorsqu'il  fut  question  du  mariage  du  roi  avec  l'infante  d'Es- 
pagne, et  que  cette  union  fut  devenue  la  condition  fondamentale  de 
la  paix,  dont  les  préliminaires  venaient  d'être  arrêtés  entre  le  car- 
dinal et  les  ministres  espagnols,  quand  Louis  XIV  fut  dans  le  cas  de 
s'acheminer  lui-même  vers  la  frontière  pour  se  préparer  à  cette 
alliance,  on  se  trouva  placé  dans  la  situation  la  plus  embarrassante. 

Les  détails  de  la  vie  intime  du  Palais-Royal  devinrent  l'entretien  de 
toutes  les  cours  étrangères,  les  amis  du  prince  de  Condé  ne  man- 
quèrent pas  de  les  transmettre  avec  force  commentaires  à  Bruxelles 
et  à  Madrid,  pendant  que  le  roi,  venant  en  aide  à  la  malveillance  par 
le  redoublement  de  tendresse  qu'il  témoignait  à  Marie  Mancini,  lais- 
sait soupçonner  des  engagemens  qui,  si  extravagans  qu'ils  pussent 
être,  n'étaient  pas  moins  à  redouter  de  la  part  d'un  prince  auquel  il 
était  donné  de  mettre  sa  toute-puissance  au  ser\'ice  de  son  amour. 
Mazarin  comprit  le  péril  et  prit  la  résolution  d'éloigner  sa  nièce. 
Marie  partit  pour  La  Rochelle,  à  peu  près  brouillée  avec  son  oncle, 
et  n'ayant  au  sein  de  sa  famille  que  sa  sœur  Hortense  pour  appro- 
i^rice  et  pour  confidente.  Cet  éloignement  provoqua  chez  le  roi 
un  désespoir  dont  l'explosion  publique  présenta  bientôt,  pour  les 
grands  intérêts  alors  débattus  entre  le  cardinal  Mazarin  et  don  Louis 
de  Haro,  des  inconvéniens  plus  graves  encore.  Cédant  à  cette  con- 
sidération et  aux  prières  d'un  roi  de  vingt  et  un  ans,  qui  suppliait 
lorsqu'il  pouvait  lui  prendre  la  tentation  d'ordonner,  la  reine  sa 
mère  consentit  à  ce  que  les  deux  amans  se  revissent  un  seul  jour 
dans  la  ville  de  Saint-Jean-d'Angély,  où  le  roi  passa  en  se  diri- 


LE    GABDINAL   DE   MAZARIN.  66 

put  sur  Bordeaux.  L'eflTet  de  cette  rencontre  fut,  comme  il  aurait 
étéutirdde  le  prévoir,  de  resserrer  des  liens  que  l'absence  seule 
poDfiit  rompre.  A  cette  époque,  Mazarin  était  déjà  parti  pour  les 
fiïàiées,  et  ce  fut  à  Saint-Jean-de-Luz  qu'il  apprit  avec  une  vive 
iDiiété  et  la  déplorable  condescendance  de  la  reine  et  les  consé- 
focesqu'elle  avait  provoquées.  Engagé  depuis  plusieurs  mois  dans 
WBégociation  sur  laquelle  l'univers  avait  les  yeux,  il  se  pouvait 
wirciposèaa  reproche  d'avoir  indignement  joué  la  cour  d'Espagne, 
iiec laquelle  il  aurait  traité  du  mariage  de  son  maître  en  entrete- 
Mt  dans  son  cœur  la  pensée  d'une  infâme  et  égoïste  trahison.  Les 
kttresqa'il  recevait  chaque  jour  de  la  reine,  de  iM"*  de  Venel,  gou- 
îeniante  de  ses  nièces,  du  secrétaire  d'état  Letellier  et  de  ses  agens 
m  dehors,  et  qui  toutes  portaient  le  témoignage  de  la  passion  du 
rai  et  de  la  pid>licité  que  celle-ci  avait  acquise,  plongeaient  le  mi- 
nistre dans  des  tristesses  qui  plus  d'une  fois  touchèrent  au  déses- 
poir, n  n'est  guère  de  page  de  sa  volumineuse  correspondance  qui 
K  retrace  la  saisissante  peinture  de  ces  douloureuses  ]>erplexités. 

(  Les  lettres  de  Paris  et  de  Flandre  et  d'autres  endroits  disent  que 
fWB  a'étes  pas  connaissable  depuis  mon  départ,  que  vous  êtes  en 
des  engagemens  qui  vous  empêcheront  de  donner  la  paix  à  la  chré- 
tienté et  de  rendre  vos  sujets  et  vos  états  heureux  par  le  mariage, 
et  que  si,  pour  éviter  un  si  grand  préjudice,  vous  passez  outre  à  le 
lairê,  la  personne  que  vous  épouseriez  sera  très  malheureuse,  sans 
itre  coupable.  On  dit  que  vous  êtes  toujours  enfermé  à  écrire  à  la 
ffrsoMe,  et  que  vous  passez  plus  de  temps  à  cela  que  vous  ne  fai- 
siez à  lui  parler  quand  elle  était  à  la  cour;  on  ajoute  que  j'en  suis 
d'accord,  et  que  je  m'entends  en  secret  avec  vous,  vous  poussant 
ices  choses  pour  satisfaire  mon  ambition  et  pour  empêcher  la  paix. 
Od  dit  que  vous  êtes  brouillé  avec  la  reine,  et  ceux  qui  en  écrivent 
ea  termes  plus  doux  disent  que  vous  évitez,  autant  que  vous  pouvez, 
fc  la  voir.  J'apprends  aussi,  par  les  avis  que  j'ai  de  La  Rochelle,  que 
TOUS  n'oubliez  rien  pour  engager  tous  les  jours  ]£l  personne  de  plus 
toplus,  l'assurant  que  vos  intentions  sont  de  faire  des  choses  pour 
cfle<ioe  vous  savez  qui  ne  se  doivent  pas,  et  qu'aucun  homme  de 
votre  état  ne  pourrait  en  être  d'avis,  et  enfin  qui  sont  par  plusieurs 
nisoDs  entièrement  impossibles. 

«  Pldt  à  Dieu  que,  sans  contester  votre  réputation,  vous  pussiez 
^«tt ouvrir  de  vos  pensées  à  d'autres;  car  par  ce  qui  vous  serait  dit 
*N8  le  premier  jusqu'au  dernier  de  votre  royaume,  vous  seriez 
•désespoir  de  les  avoir  eues,  et  je  ne  me  verrais  pas  dans  le  plus 
t'^ibkéUi  où  j'aie  jamais  été,  étant  accablé  de  douleur,  ne  pou- 
^  iormir  un  seul  moment  et  en  un  mot  ne  sachant  ce  que  je 
^  ce  qui  est  &  ^^^^^  ^^^  P^^^^  4^^*  quand  je  voudrais  passer  sur 


66  RETUS   DES   DEUX  MORDES. 

toutes  sortes  de  considérations  pour  vous  servir.  Je  n'aurais  pas  !'»• 
prit  pour  le  faire  en  Tassiette  qu*il  est  avec  sujet,  ni  pour  vous  ren- 
dre ui)  aussi  bon  compte  de  vos  aflaires,  comme  j*ai  fait  jusqu'à 
présent.  C'est  pourquoi  je  vous  dis  hardiment  qu*il  n'est  plus  temps 
d'hésiter,  et  quoique  vous  soyez  le  maître,  en  certain  sens,  de  faite 
ce  que  bon  vous  semble,  néantmoins  vous  devez  compte  à  Dieu  de 
vos  actions  pour  faiœ  votre  salut,  et  au  monde  pour  le  soutîeo  de 
votre  réputation;  car  quelque  chose  que  vous  fassiez,  il  en  jugera» 
selon  que  vous  lui  en  donnerez  occasion  (l).  )> 

((  Je  commencerai  par  vous  dire,  sur  le  point  de  votre  lettre  dtt 
treizième,  qui  regarde  les  bons  senti  mens  que  la  personne  a  pour 
moi,  et  toutes  les  autres  choses  qu'il  vous  a  plu  me  mander  à  mm 
avantage,  que  je  ne  suis  pas  surpris  de  la  manière  dont  vous  m'fQ 
parlez,  puisque  c'est  la  passion  que  vous  avez  poiu*  elle  qui  vouf 
empêche  de  connaître  ce  qui  en  est,  et  je  vous  réponds  que  sans  cette 
passion  vous  tomberiez  d'accord  que  cette  personne  n'a  nulle  amidé 
pour  moi,  qu'elle  a  au  contraire  beaucoup  d'aversion,  parce  que  j/à 
ne  la  flatte  pas  dans  ses  folies,  qu'elle  a  une  ambition  démesurée, 
un  esprit  de  travers  et  emporté,  un  mépris  pour  tout  le  monde, 
nulle  retenue  dans  sa  conduite,  qu'elle  est  plus  folle  qu'elle  n'a 
jamais  été  depuis  qu'elle  a  eu  l'honneur  de  vous  voir  à  Saint-Jeaa* 
d'Angély,  et  qu'au  lieu  de  recevoir  de  vos  lettres  deux  fois  jmf 
semaine,  elle  en  reçoit  à  présent  tous  les  jours.  Vous  verriez  enfi^ 
qu'elle  a  mille  défauts  et  pas  une  qualité.  Vous  témoignez  en  votrqj 
lettre  de  croire  que  l'opinion  que  j'ai  d'elle  procède  des  mauvai^ 
oflBces  qu'on  lui  rend;  est-il  possible  que  vous  soyez  persuadé  que 
je  sois  habile  et  pénétrant  dans  les  grandes  aflaires,  et  que  je  ne  voie 
goutte  dans  celles  de  ma  famille?...  Si  je  suis  si  malheureux  qœ  la 
passion  que  vous  avez  vous  empêche  de  connaître  la  vérité,  il  ne  me 
restera  plus  qu'à  exécuter  le  dessein  que  je  vous  écrivis  déjà  de 
Cadillac  et  à  quitter  la  France;  car  enfln  il  n'y  a  puissance  qui  me 
puisse  ôter  la  libœ  disposition  que  Dieu  et  les  lois  me  donnent  sur 
ma  famille,  outre  que  mon  honneur,  —  Jésus-Christ,  qui  est  le 
modèle  de  l'humilité,  disait  qu'il  ne  donnerait  son  honneur  à  per* 
sonne,  honorem  meum  nemini  dabo  (2),  —  m'oblige  à  ne  pas  différer 
davantage  à  faire  ce  qu'il  faut  pour  sa  conservation...  11  est  tempa 
de  vous  résoudre  et  de  déclarer  votre  volonté,  sans  aucun  déguise- 
ment; car  il  vaut  mieux  tout  rompre  et  continuer  la  guerre,  sans  se 
mettre  en  peine  des  misères  de  la  chrétienté,  que  d'eflectuer  ce 

(1)  Le  cardinal  Mazarin  au  roi.  Lettre  de  Cadillac,  16  juillet  1659. 

(S)  N*en  déplaise  an  caidical,  Jésns-Christ  n'a  jamais  rien  dit  de  pareil,  et  ceci  eii 
sans  doute  une  paraphrase  plus  que  libre  d'un  texte  d'Isale  :  Gtoriam  meam  allai  nm 
éabo.  48, 11. 


I£    CABDINAL  DE   MAZÂRIN.  67 

miage,  s'il  n'a  à  produire  que  votre  malheur  et  ensuite  nécesssd- 
mnt celui  de  ce  royaume.  Pour  moi,  je  vous  proteste  au  surplus 
^rin  n'est  capable  de  m'empêcher  de  mourir  de  déplaisir,  si  je 
leequ'one  personne  qui  m'appartient  de  si  près  vous  cause  plus 
^préjudice  en  ce  moment  que  je  ne  vous  ai  rendu  de  services  à 
loosetà  votre  état  du  premier  jour  que  j'ai  commencé  à  vous  ser- 

On  sait  que  Louis  XIV  ne  tarda  pas  à  comprendre  tous  les  devoirs 
^i  loi  étaient  rappelés  avec  tant  de  fermeté,  et  que  la  jeu  ne  infante 
lirie-Thérèse  fit  d'ailleurs  sur  lui  une  vive  et  douce  impression. 
Miric  Mancîni  ne  laissa  pas  même  une  trace  dans  ce  cœur  qu'al- 
hieni  transformer  les  séductions  de  la  toute-puissance.  Quoi  qu'il 
enaoït,  Mazarin  remplit  sa  tâche  jusqu'au  bout  avec  une  persévé- 
rance demeurée  rhonneur  de  sa  vie.  Sans  prétendre  en  rien  dimi- 
nuer cette  gloire,  il  est  juste  toutefois  de  remarquer  qu'une  autre 
conduite  aurait  été  moralement  impossible  dans  les  circonstances 
où  venait  de  se  dérouler  ce  petit  drame.  Le  mariage  de  l'infante, 
désiré  avec  passion  depuis  plusieurs  années  par  Anne  d'Autriche  et 
IhzarÎQ,  était  la  base  même  du  traité  auquel  ce  ministre,  enfin  lassé 
tf  une  guerre  qui  lui  avait  été  depuis  quinze  ans  moins  utile  que  nui- 
«blc,  attachait  alors  l'éclat  de  son  nom  et  le  repos  de  ses  derniers 
jours.  M-  de  Lyonne,  secrètement  envoyé  à  Madrid  deux  ans  aupara- 
not,  en  avait  fait  l'ouverture  au  nom  du  cardinal,  et  celui-ci  venait 
d'engager  solennellement  sa  parole  à  Lyon,  à  don  Antonio  Pimentel, 
feou  dans  cette  ville  pour  offrir  enfin  la  paix  et  la  main  de  l'infante. 
lazarin  avait  fait  plus  :  il  venait  de  rompre  loi-même  une  promesse. 
4e  mariage  donnée  à  la  princesse  Marguerite  de  Savoie,  en  arguant, 
pour  adoucir  la  rudesse  d'un  tel  procédé,  de  Fintérét  sacré  de  la 
chrétienté.  Oser  dans  une  pareille  situation  donner  les  mains  à  une 
faiblesse  qui  aurait  servi  ses  intérêts  aux  dépens  de  son  honneur  et 
probablement  de  sa  sécurité,  se  poser  en  face  de  la  France  et  de 
FEarope  comme  Fobstacle  persormel  à  la  conclusion  de  la  paix, 
iosolter  à  la  fois  une  petite-fille  de  Henri  IV  et  une  petite-fille  de 
Cbarles-Quint  pour  faire  monter  la  seule  de  ses  nièces  qu'il  n'aimât 
point  sur  un  trône  au  pied  duquel  se  seraient  agitées  toutes  les  fac- 
fions,  c'eût  été  là  un  crime  et  une  faute,  et  lors  méaie  que  Mazarin 
manquait  d*élévation,  il  ne  manquait  jamais  de  sagacité. 

Hais  si  clairement  que  parlassent  ses  intérêts  et  ses  devoirs,  on 
peut  bien  croire  cependant  qu'il  dut  en  coûter  beaucoup  au  cardinal 
pour  repousser  une  perspective  qui  aurait  élevé  sa  famille  à  des  hau- 
teurs inespérées.  Grandir  et  enrichir  celle-ci,  créer  aux  siens,  par 

f(L)  Lettre  an  roi.  De  Saint-ieaii-de-Lia^  il  aoit  1659. 


68  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

raccumulation  des  honneurs  et  de  la  fortune,  des  situations  quasi 
royales,  telle  fut  durant  les  dernières  années  de  Mazarin  la  constante 
préoccupation  de  sa  pensée^  le  principal  souci  de  sa  vie.  Si  au  début 
de  sa  carrière  il  avait  eu  le  bon  esprit  de  subordonner  ses  intérêts 
d'argent  à  ses  intérêts  politiques,  il  se  dédommagea  amplement  de 
ce  retard  sitôt  quMl  n'eut  plus  à  s'inquiéter  de  ses  ennemis.  Depuis 
son  retour  au  pouvoir  jusqu'à  la  mort,  il  consacra  tous  ses  soins  à 
l'agrandissement  de  sa  fortune;  ne  rencontrant  point  d'obstacles 
dans  les  institutions  et  se  croyant  autorisé  par  l'exemple  de  ses  pré- 
décesseurs, il  l'eut  en  quelques  années  élevée  à  un  chiffre  presque 
fabuleux.  Cent  millions  de  notre  monnaie,  des  palais,  des  bibliothè- 
ques, des  tableaux,  des  statues,  des  diamans  d'un  prix  inestimable, 
vingt-trois  abbayes  dont  le  roi  le  laissa  souverainement  disposer^  un 
inventaire  à  effrayer  l'imagination,  tel  fut  le  résultat  d'une  adminis- 
tration de  huit  années. 

En  offrant  au  roi,  par  une  disposition  qu'il  savait  être  dérisoire» 
cet  amas  de  richesses  qu'aucun  sujet  n'avait  encore  possédées, 
Mazarin  crut-il  en  purifier  la  source?  alla-t-il  même  jusqu'à  pen- 
ser qu'une  telle  consécration  fût  nécessaire  pour  le  repos  de  sa  con- 
science? On  peut  en  douter,  si  l'on  tient  compte  des  habitudes  qui 
dominaient  au  sein  de  la  haute  administration  dans  ces  temps  où 
le  contrôle  de  l'opinion  publique  ne  s'exerçait  ni  par  les  lois  ni 
par  aucune  sorte  de  publicité.  C'est  l'honneur  de  nos  mœurs  nou- 
velles d'avoir  rendu  dans  les  matières  d'état  et  l'honnêteté  plus 
stricte  et  l'opinion  plus  exigeante.  En  recevant  un  intérêt  dans  le 
produit  de  toutes  les  fermes  et  de  tous  les  monopoles,  en  prenant 
ouvertement  une  part  dans  tous  les  marchés,  en  confondant  enfin  ses 
finances  avec  celles  du  royaume,  à  ce  point  que  le  roi,  pour  ses  be- 
soins personnels,  s'adressait  plus  souvent  au  cardinal  qu'au  surin- 
tendant, Mazarin  agissait  comme  l'avaient  fait  presque  toujours  les 
premiers  ministres,  et  l'on  peut  croire  que  M.  Colbert,  son  agent, 
ne  pensait  point  voler  le  public  en  enrichissant  son  maître.  Le  mons- 
trueux accroissement  de  la  fortune  du  cardinal  compromit  gravement 
sans  doute  la  réputation  de  Mazarin,  mais  ce  fut  sous  le  rappoi*t  de 
l'avarice  plus  que  sous  celui  de  la  probité,  et  durant  sa  vie  l'homme 
d'état,  que  nous  flétririons  aujourd'hui  comme  concussionnaire,  ne 
s'entendit  guère  reprocher  que  son  avidité. 

En  accumulant  tant  de  trésors,  Mazarin  ne  recherchait  pas,  on 
peut  le  croire,  des  jouissances  raffmées  pour  la  précoce  vieillesse  dont 
il  sentait  déjà  les  atteintes.  Son  but  était  d'assurer  des  établissemen» 
princiers  aux  belles  jeunes  filles  qui  formaient  comme  la  couronne 
de  ses  cheveux  blancs.  Des  deux  nièces  que  lui  avait  conduites  çn 
France  la  signora  Martinozzi,  sa  sœur  aînée,  l'une  eut  l'honneur 


L£    CARDI^iAL   DE    MAZARIN.  09 

datrer  dans  la  famille  royale,  et  de  sceller,  par  son  mariage  avec 
Uprioce  de  Conti,  V  humiliatioD  de  la  fronde;  l'autre  fut  admise  dans 
Uplas  grande  maison  souveraine  d'Italie,  en  épousant  Alphonse 
dLie,  héritier  du  duché  de  Modëne.  Les  cinq  filles  de  la  signora 
Haflcini  ne  furent  pas  moins  recherchées  et  moins  grandement  pour- 
roes.  Laura,  la  première  de  ses  nièces  établie  par  Mazarin,  avait 
été  demandée,  au  plus  fort  de  la  guerre  civile,  par  le  duc  de  Mer- 
cœur,  de  la  maison  de  Vendôme;  le  ministre  avait  fait  revivre  pour 
Flaire,  en  faveur  du  prince  de  Savoie,  son  époux,  le  titre  éteint  de  la 
branche  royale  de  Soissons;  mariée  au  connétable  Colonne,  îlarie 
laoûoi  alla,  dans  les  grandeurs  de  Rome,  écouler  tristement  une  vie 
empoisonnée  par  les  rêves  de  sa  jeunesse;  une  autre  sœur  épousa 
le  duc  de  Bouillon  après  la  mort  du  cardinal,  llortense  enfin,  la 
plus  belle  personne  de  son  temps,  vainement  recherchée  par  le  roi 
Charles  11  durant  l'incertitude  de  sa  fortune,  fut  destinée  à  perpé- 
tuer le  nom  du  ministre  en  unissant  son  titre  ducal  à  celui  du  duc  de 
La  Meilleraye,  que  Mazarin  voulut  faire  l'héritier  principal  de  ses 
grands  biens,  les  plaçant  ainsi,  par  un  honorable  sentiment  de  re- 
cooDaissance,  dans  la  famille  du  cardinal  de  Richelieu. 

De  ses  trois  neveux,  l'un  était  mort  bravement  à  la  bataille  du  fau- 
bourg Saint-Antoine;  l'autre,  encore  enfant,  avait  péri  victime  de  la 
cruelle  imprudence  de  ses  condisciples;  à  celui  qui  survivait  il  laissa 
un  legs  considérable  avec  un  établissement  princier  en  Italie  et  le 
titre  de  duc  de  Nivernais  créé  pour  lui.  Il  n'y  eut  pas  jusqu'au  frère 
de  Mazarin,  pauvre  moine  oublié  au  fond  d'un  cloître  d'Italie,  qui, 
sous  le  couvert  de  ce  nom  devant  lequel  s'abaissaient  toutes  les  bar- 
rières, n'arrivât  en  France  pour  y  devenir  archevêque  d'Aix  et  bien- 
tôt après  cardinal. 

Le  triomphe  de  Mazarin  sur  les  deux  factions  qui  lui  disputèrent 
le  pouvoir  eut  sans  doute  les  plus  importantes  conséquences  par  la 
consolidation  de  la  puissance  monarchique;  mais  on  reste  dans  les 
termes  de  la  plus  stricte  vérité  en  maintenant  que  l'administration 
intérieure  de  ce  ministre  durant  les  dernières  années  de  sa  vie  se 
réduisit  à  peu  près  à  l'exploitation  du  royaume  au  profit  de  sa  fa- 
mille. A  quels  résultats  pratiques  aboutit  entre  ses  mains,  dans  la 
seconde  période  de  sa  carrière,  le  pouvoir  le  moins  partagé  et  le 
moins  disputé  qui  ait  jamais  été  conféré  au  premier  ministre  d'iino 
grande  monarchie?  Quels  jalons  le  cardinal  a-t-il  plantés  sur  cette 
route  où  il  marcha  neuf  années  sans  qu'il  s'élevât  sur  ses  pas  aucun 
obstacle?  11  ne  s'occupait  ni  des  finances,  que  Fouqiiet  livrait  de 
compte  à  demi  à  l'avidité  des  traitans,  ni  de  la  législation  générale, 
dont  il  comptait  bien  ne  plus  entendre  parler  depuis  qu'il  avait  fait 
taire  messieurs  du  parlement;  ce  ministre  ne  parut  pas  soupçonner 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  la  France  eût  à  se  créer  une  marine,  à  élever  son  commerce, 
à  rétablir  son  agriculture,  à  fonder  des  colonies,  à  développer  son 
génie  dans  les  sciences  et  dans  les  lettres  (1),  à  cultiver  enfin  tant 
d'intérêts  vitaux  pour  Tintelligence  et  pour  la  grandeur  nationales, 
auxquels  son  prédécesseur  n'avait  pas  consacré  moins  de  soins  qu*aiix 
plus  délicates  transactions  diplomatiques. 

Cette  partie  du  gouvernement  de  Mazarîn  fut,  à  bien  dire,  sté- 
rile; il  semblait  n'en  pas  même  soupçonner  l'existence.  Exclusi- 
vement préoccupé  des  négociations  avec  les  cabinets  étrangers  et 
plus  encore  des  négociations  ouvertes  avec  ses  adversaires  person- 
nels, il  n*avait  de  temps  à  donner  ni  aux  réformes  législatives  qui 
servent  les  intérêts,  ni  aux  réformes  administratives  qui  développent 
la  richesse.  Distribuer  des  faveurs,  des  abbayes  et  des  pensions,  tel 
fut  le  souci  principal  de  l'homme  qui  tenait  sa  mission  pour  accom- 
plie depuis  qu'il  avait  triomphé.  C'est  à  peine  si  l'on  trouve  durant 
ces  années  calmes  et  vides  quelques  traces  de  l'initiative  du  mi- 
nistre. Celle-ci  n'apparaît  avec  quelque  vivacité  que  dans  sa  persé- 
vérance à  provoquer  l'exécution  de  la  bulle  pontificale  rendue  contre 
les  cinq  propositions  de  Janséuius.  Mazarin  fit  contre  les  jansénistes 
des  efforts  presque  passionnés,  qui  contrastent  avec  ses  choix  épis- 
copaux  trop  souvent  cyniques,  et  surtout  avec  ses  antipathies  bien 
connues  contre  la  cour  romaine.  Toutefois  il  était  en  ceci  très  consé- 
quent avec  lui-même,  car  l'une  de  ses  appréhensions  les  plus  vives 
était  de  voir  un  jour  l'opposition  politique  renaître  sous  le  couvert 
de  l'opposition  religieuse. 

II. 

Des  discussions  délicates  avec  les  Suisses  et  les  Hollandais,  une 
négociation  beaucoup  plus  importante  avec  Cromwell,  remplirent  les 
années  dont  je  viens  de  signaler  la  stérilité  sous  le  rapport  adminis- 
tratif, et  Mazarin  déploya,  comme  il  le  faisait  toujours  en  pareille 
matière,  les  éminentes  qualités  de  son  esprit.  Les  Suisses  menaçaient 
de  ne  pas  renouveler  leurs  capitulations,  car  on  leur  devait  des 
sommes  considérables  que  le  trésor  épuisé  était  dans  l'impossibilité 
de  leur  payer,  et  Ton  disait  déjà  :  Point  d'argent,  point  de  Suisses. 
«  Le  cardinal,  dit  un  de  ses  négociateurs,  aurait  bien  voulu  les  sa- 
tisfaire, mais  sans  argent,  car  il  regardait  les  trésors  du  roi  comme 
lui  appartenant,  et  il  ne  pouvait  se  résoudre  à  les  dépenser,  quelque 

(1)  11  ne  faudrait  point  opposer  à  ce  jugement  la  création  du  collège  d^s  Quatre-Na- 
tions  et  le  don  de  la  bibliothèque  Mazariue^  que  le  caidinal  n'opéra  que  par  disposiUons 
testamentaires. 


I£    CAmOniAL   DE   MAZABM.  71 

motage  qu'U  en  pût  relî  rer  (1  ) .  »  Quoi  qu'il  en  soit,  secondé  par  les 
«pédieos  du  surintendant  Fouquet,  Mazarin  satisfit  nos  vieux  al- 
iklïsè  résolut  aussi ,  après  des  débats  qui  faillirent  provoquer  une 
roptore  avec  les  états-générani,  à  payer  aux  Hollandais  la  rançon 
Sm  quantité  considérable  de  bâtimens  marchands  capturés  par 
soscroiseurs,  que  la  roalveillance  prétendait  être  commandités  par 
les  fonds  mêmes  du  ministre.  Enfin  Mazarin  reprit  avec  le  rude 
soldat  qui  venait  de  faire  tomber  la  tète  du  gendre  de  notre 
Heori  IV  une  négociation  qui  antérieurement  avait  été  de  sa  part 
fobjct  de  tentatives  réitérées,  mais  infructueuses.  Depuis  la  pro- 
damadon  de  la  république  d'Angleterre,  le  cardinal  entretenait  à 
Londres  des  agens  secrets  dont  Brienne  nous  a  conservé  les  rap- 
ports, M.  Gentillot  et  M.  d'Estrade,  hommes  d'un  vrai  mérite,  avaient 
vu  leurs  avances  repoussées  par  le  flegme  hautain  du  protecteur 
etaTaient  dû  quitter  le  sol  britannique;  mais  lorsque  Cromwell  se 
fiit  pris  à  délibérer  plus  résolument  avec  lui-même  sur  la  forme 
déGnitive  à  donner  à  sa  puissance,  quand  il  eut  compris  qu'il  impor- 
tait de  ne  point  s* isoler,  et  que  son  alliance  était  d'un  prix  égal  pour 
h  France  et  pour  l'Espagne,  il  écouta  avec  plus  de  complaisance 
les  flatteuses  paroles  qui  lui  arrivaient  simultanément  de  Paris  et  de 
Madrid. 

Le  cabinet  de  l'Escurial  ofl'rait  de  faire  rendre  à  l'Angleterre  la 
fille  de  Calais,  cette  porte  de  la  France  qu'elle  avait  occupée  si 
longtemps;  celui  du  l^lais-Royal  s'engagea  à  conquérir  Dunkerque 
avec  le  concours  des  flottes  anglaises,  et  à  remettre  à  Cromwell 
cette  possession  tant  convoitée,  en  ne  retenant  pour  lui  que  Grave- 
lines.  A  cet  appât,  l'imagination  de  Mazarin  joignit  beaucoup  d'au- 
tres séduisantes  perspectives.  «  Nous  nous  prévalûmes,  dit  le  com- 
missaire délégué  par  le  cardinal  pour  cette  négociation,  du  désir  de 
la  nation  anglaise  d  avoir  un  pied  dans  les  Indes,  et  lui  faisant  voir 
la  facilité  qu'elle  avait  d'y  réussir,  nous  lui  fîmes  oublier  l'étroite 
amitié  dans  laquelle  elle  avait  vécu  avec  les  Espagnols.  Nous  insi- 
nuâmes que  l'espérance  d'un  bon  commerce  ne  devait  pas  empê- 
cher les  Anglais  de  songer  à  se  rendre  maîtres  des  richesses  des 
Indes  occidentales;  ce  qui  fit  impression  sur  l'esprit  de  Cromwell, 
d* autant  plus  qu'il  voyait  bien  que  si  les  Anglais  n'étaient  occupés, 
ils  auraient  peine  à  soufl^rir  l'autorité  qu'il  prenait  sur  eux  (2).  » 

On  voit  qu'en  diplomatie  comme  en  guerre  civile,  le  cardinal  Ma- 
n.rin  payait  très  cher  le  succès;  peut-être  même  l'acheta-t-il  a  un  pi  ix 
exorbitant  lorsque,  pour  obtenir  le  concours  d'une  flotte  anglaise,  il 

(1)  Mémoires  da  comte  de  Brienne,  deuxième  partie,  année  1655. 
(i)  Ibid.,  année  1656. 


72  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

abandonna  une  position  telle  qu'était  celle  de  Dunkerqu3,  en  joignant 
à  cela  la  perspective  de  la  conquête  des  Indes  occidentales.  Il  va 
sans  dire  d'ailleurs  que  les  deux  cours  qui  se  disputaient  alors  Tal- 
liance  de  l'Angleterre,  et  par  lesquelles  Cromwell  se  faisait  marchan- 
der tour  à  tour,  protestaient  d'une  admiration  égale  pour  le  grand 
homme,  et  luttaient  d'empressement  à  qui  interdirait  son  territoire 
aux  fils  du  monarque  infortuné  dont  l'un  versait  alors  pour  la  France 
l'auguste  sang  que  lui  avait  transmis  sa  mère  (1). 

Quoi  qu'il  en  soit,  Mazarin  ne  perdit  ni  le  profit  de  ses  avances  ni 
celui  de  ses  flatteries,  et  Cromwell  consentit  à  être  salué  par  le  car- 
dinal-ministre des  titres  jusqu'alors  réservés  aux  plus  grands  rois. 
Mazarin  prit  et  livra  Dunkerque  en  gardant  Gravelines,  et  la  guerre 
feite  en  commun  par  Louis  XIV  et  par  le  protecteur  fixa  enfin  la  for- 
tune. L'Espagne  comprit  que  cette  alliance  aggravait  tous  ses  périls, 
et  que  les  troubles  qui  l'avaient  servie  si  longtemps  étaient  arrivés 
à  leur  terme.  Elle  se  retrouvait  donc,  en  1658,  dans  une  situation 
non  moins  critique  que  celle  à  laquelle  la  fronde  l'avait  si  heureuse- 
ment arrachée  dix  années  auparavant.  De  plus,  Ferdinand  III  était 
mort,  et  la  diplomatie  française  à  Francfort  avait  fait  introduire 
dans  les  capitulations  acceptées  par  le  nouvel  empereur  d'Allemagne 
l'engagement  formel  de  ne  seconder  d'aucune  manière  la  branche 
.  espagnole  de  la  maison  d'Autriche.  Pressée  par  la  France  et  par 
.  l'Angleterre,  isolée  de  l'empire,  ayant  à  cœur  de  retrouver  la  dispo- 
nibilité de  toutes  ses  forces  pour  écraser  le  Portugal,  qu'elle  ne  con- 
sidérait pas  comme  pouvant  lui  opposer  une  résistance  sérieuse,  la 
cour  de  Madrid  en  vint  à  désirer  la  paix  aussi  vivement  qu'elle  l'avait 
souhaitée  à  Munster  avant  les  premiers  troubles  de  Paris. 

Les  pertes  que  ces  troubles  avaient  fait  essuyer  à  la  France,  en  la 
contraignant  de  son  côté  à  restreindre  ses  prétentions,  écartaient 
d'avance  des  négociations  les  difficultés  contre  lesquelles  elles  avaient 
échoué  si  longtemps.  L'Espagne,  en  effet,  avait  recouvré  la  Catalogne 
par  la  défection  du  comte  de  Marchin,  l'un  des  adhérons  du  prince 
de  Condé;  elle  avait  pacifié  la  Sicile  et  reconquis  le  royaume  de 
Naples,  la  guerre  civile  et  la  faiblesse  de  notre  marine  ayant  con- 
traint ce  royaume  de  limiter  dans  des  bornes  trop  restreintes  les 
secours  donnés  à  l'insurrection  dans  laquelle  le  duc  de  Guise  vint 
terminer  par  une  page  de  roman  la  glorieuse  histoire  de  sa  maison. 
Le  cabinet  de  Madrid  comprenait  d'ailleurs  l'impossibilité  de  dispu- 
ter plus  longtemps  à  la  France  les  conquêtes  faites  en  Artois,  en 
.  Flandre  et  dans  le  Luxembourg,  et  qui  remontaient  pour  la  plupart 

(l)  I^  duc  d'Yoïk  était  lieutenant- général  dans  Tarmée  de  M.  de  Turenne.  Il  a  laissé 
des  Mémoires  d*un  intérêt  véritable,  paiticuiièrement  sur  les  opérations  miUtaires  de 
1654  à  1C57. 


JLE    CARDINAL   DE   MAZARIN.  73 

vs\  premiers  temps  de  la  guerre  déclarée  par  Louis  XIII  à  Phi- 
lippe IT.  II  s'était  aussi  résigné  à  lui  abandonner  le  Roussillon  et  les 
tcnriioires  situés  au-delà  des  Pyrénées,  résignation  commandée  par 
(féridentes  nécessités,  puisque  l'Espagne  n'avait  pu  les  recouvrer 
lofîqu'elle  était  servie  par  l'épée  de  Condé  et  par  Témigration  d'une 
siDonibreuse  noblesse  militaire. 

Les  concessions  auxquelles  sa  faiblesse  conduisait  cette  cour 
étaient  d'ailleurs  adoucies  pour  elle  par  la  perspective  de  donner  une 
rené  à  la  France.  Le  roi  catholique  avait  aîors  deux  jeunes  fils;  l'u- 
nion de  sa  fille  aînée  avec  le  roi  de  France  ne  semblait  donc  pas 
devoir  amener  pour  V avenir  de  complications  politiques.  La  nation 
espagnole  se  faisait  des  illusions,  que  son  gouvernement  ne  pou- 
vait partager,  sur  la  valeur  du  désistement  préalable  que  donneraient 
Louis  XIV  et  V infante  de  leurs  droits  éventuels  sur  la  succession 
de  Philippe  IV,  au  cas  qu'il  mourût  sans  enfant  mâle.  Dans  les  lan- 
gues négociations  des  Pyrénées,  Mazarin  toucha  le  plus  légèrement 
possible  aux  dangereuses  questions  soulevées  par  les  renonciations 
qu'il  était  dans  Vobligation  de  souscrire,  et  c'est  une  justice  à  rendre 
à  la  sagacité  de  don  Louis  de  Haro,  que  celui-ci  parut  singulièrement 
douter  lui-même  de  l'efficacité  de  pareilles  clauses,  si  les  événemens 
fournissaient  jamais  à  une  puissante  monarchie  un  prétexte  pour 
8  y  dérober  (1). 

Une  objection  insoluble  avait  seule  retardé,  depuis  la  mission  se- 
crète de  M.  de  Lyonne  à  Madrid,  la  signature  des  préliminaires  de 
paix.  Il  répugnait  au  roi  d'Espagne  de  paraître  manquer  de  recon- 
naissance pour  le  grand  général  qui  lui  avait  prêté  un  si  puissant 
concours;  il  lui  répugnait  davantage  de  décourager  pour  l'avenir  les 
princes  et  les  seigneurs  disposés  à  imiter  l'exemple  de  Condé,  car 
c'était  renoncer  à  la  politique  traditionnelle  de  l'Espagne.  Le  cabinet 
de  TEscurial  exigeait  donc,  pour  prix  des  concessions  faites  à  la 
France,  le  rétablissement  de  M.  le  Prince  dans  les  bonnes  grâces  du 

(I)  «  Don  Loiiis  de  Haro  ajouta  qa'il  Youliit  sar  ce  propos  me  dire  confldemmrnt  que. 
nonobstant  que  daos  le  couseil  de  son  roi  on  u*ait  jamais  pensé  à  Talliance  qu'avec  les 
RQoociitioDS;  il  n'y  eut  personne  qui  fût  d'avis  de  marier  l'infante  avec  le  roi,  parce 
qolls  avaient  soutenu,  comme  lui  aussi  le  croyait,  que  nonobstant  ces  renonciations,  sj 
son  maître  venait  à  perdre  ses  deux  enfans,  il  serait  à  souhaiter,  et  non  pas  à  espérer, 
qo?  la  France  ne  prétendit  pas  de  succéder,  et  qu'elle  ne  prit  toutes  les  plus  fortes  réso-  . 
lotions  pour  cela.  0 

CêtU:  opinion  parait  avoir  été  partagée  par  Philippe  IV  lui-même,  qui  ne  doutait 
àocunement  du  droit  éventuel  de  sa  fille  malgré  les  renonciations.  D'après  une  conver- 
iatioo  avec  Anne  d'Antriche,  M^*  de  Mottevillc  prête  ces  mots  au  roi  d'Espagne  :  Esto 
et  ujia  paiaratla,  y  si  faltasse  el  principe,  de  derecho  mia  hija  ha  da  heredar;  —  c'est 
11»  t}Ui:>e;  sî  le  prince  mourait,  ma  fille  devrait  de  droit  héiiter.  — -  Déclaration  d'autant 
(las  importante  à  recueillir  qu'au  moment  où  la  faisait  Philippe  IV,  des  deux  enfans 
Tirans  à  l'onveitore  des  négociations,  le  plus  jeune  était  mort. 


74  RETUE   D£8   DEUX   MONDES. 

roi,  et  sa  réintégration  dans  la  plénitude  de  ses  biens,  honneurs, 
charges  et  gouvernemens;  mais  Mazann,  représentant  convaincu  et 
victorieux  de  l'autorité  naonarchique,  se  refusait  avec  autant  de  rai- 
son que  de  persévérance  à  cette  réhabilitation,  entendant  ne  rouvrir 
les  portes  de  la  France  au  prince  qui  Tavait  si  longtemps  combattue 
qu'en  vertu  de  lettres  d'abolition,  dont  le  seul  effet  aurait  été  de  lui 
rendre  ses  biens  personnels.  L'obstacle  fut  insurmontable  pendant 
trois  ans;  peutr-être  Fauiait-il  été  longtemps  encore  sans  l' alliance 
que  Mazann  parvint  à  conclure  avec  l'Angleterre,  et  sans  un  expé- 
dient dont  l'habileté  est  moins  contestable  que  la  convenance.  11  ré^ 
solut  de  faire  à  la  régente  de  Savoie  des  ouvertures,  avidement  ac* 
cueillies  par  cette  fille  de  Henri  IV,  et  de  simuler  un  projet  de 
mariage  entre  Louis  XIV  et  sa  jeune  cousine.  On  sait  que  Marguerite 
de  Savoie,  déjà  saluée  reine  de  France,  fut  conduite  à  Lyon  par  sa 
mère,  etque  le  cabinet  de  Madrid,  voyant  s'évanouir  la  chance  d'une 
paix  qui  loi  était  si  nécessaire,  expédia  en  toute  hâte  un  agent  secret 
à  Mazann,  pour  offrir  l'infante  en  acceptant  toutes  les  conditions 
antérieurement  proposées  par  le  ministre. 

Les  difficultés  étaient  levées  :  il  n'y  avait  plus  qu'à  donner  une 
forme  à  l'accord  destiné  à  rendre  la  paix  au  monde,  en  constatant 
enfin  l'irrévocable  suprématie  acquise  par  la  France.  L'heureuse  for- 
tune de  Mazarin  lui  valut  l'honneur  insigne  que  son  génie  n'avait 
pu  assurer  à  Richelieu.  Avec  un  appareil  inconnu  jusqu'alors,  les 
ministres  des  deux  cours,  dont  l'une  résumait  toutes  les  grandeurs 
du  passé,  l'autre  toutes  celles  de  l'avenir,  s'acheminèrent  vers  la 
frontière.  Dans  une  Ile  ignorée,  limitrophe  des  deux  empires,  s'ou- 
vrirent des  conférences,  retardées  et  plus  d'une  fois  suspendues  par 
les  puérilités  d'un  cérémonial  dont  l'esprit  très  libre  de  Mazarin  fait 
en  toute  occasion  bonne  justice,  mais  dont  les  minuties  ne  déridè- 
rent jamais  le  flegme  espagnol,  heureux  de  dissimuler  sous  la  stricte 
égalité  dans  la  forme  l'inégalité  dans  la  puissance. 

En  abordant  le  premier  ministre  de  Philippe  IV,  le  cardinal  s'at- 
tendait à  n'avoir  à  rédiger  qu'un  contrat  de  mariage  et  un  traité  dont 
les  bases  avaient  été  fixées  d'avance.  On  était  d'accord  en  effet,  et 
sur  l'union  royale,  avec  la  clause  des  renonciations,  moyennant  une 
simple  dot  en  argent,  et  sur  les  rétrocessions  faites  par  la  France 
à  l'Eispagne,  et  sur  les  territoires  cédés  par  celle-ci  dans  les  Pays-Bas 
et  aux> frontières  des  Pyrénées;  mais  l'écueil  contre  lequel  on  s'était 
déjà  brisé  reparut  tout  à  coup,  et  durant  quatre  mois  l'Europe  re- 
tomba dans  des  perplexités  dont  les  lettres  du  cardinal  retracent  le 
tableau  saisissant  et  mobile  (1).  Philippe  IV  avait  prescrit  à  son  mi- 

(1)  La  oorrespoiidance  diplomati(iue  de  Maxaxia  s'oavie  le  29  juin  peur  finir  an 


LE    GAHDIffAL  DE   MAZABIN.  75 

nistre  de  tenter  les  derniers  efforts  pour  le  rétablissement  complet 
àaprioce  de  Condé  et  du  duc  d'Enghien,  son  fils.  Si  difficile  que  fût 
cette  tâcbe,  don  Louis  de  Haro,  circonvenu  par  les  nombreux  agens 
de  M.  le  Prioce,  au  premier  rang  desquels  se  faisait  remarquer 
Pierre  Lenet^  conçut  Tespérance  de  Taccomplir  en  opposant  Timpas- 
abilité  castillane  à  la  vivacité  bien  connue  du  cardinal.  Il  attaqua 
celui-ci  par  son  tempérament,  multipliant  à  chaque  conférence  les 
formalités,  les  lenteurs  et  les  plus  subtiles  inventions  de  l'esprit 
dilatoire.  Don  Louis  comptait  sur  î'ennui  profond  qu'inspirait  au 
mioistre  un  séjour  prolongé  dans  un  bourg  des  Pyrénées;  il  espérait 
quelque  chose  de  la  mauvaise  santé  du  cardinal,  aggravée  par  Tin- 
salubrité  des  lieux;  il  comptait  sur  le  désespoir  qu'il  ne  manquerait 
pas  d'éprouver  au  milieu  de  ces  âpres  montagnes,  en  voyant  appro- 
cher l'hiver  avec  ses  neiges  et  ses  frimas,  sans  que  rien  fût  encore 
terminé  entre  les  deux  cabinets. 

Mais  Mazarln  fit  une  défense  aussi  résolue  que  Tattaque,  et,  con- 
vaincu que  la  patience  allait  devenir  le  premier  élément  du  succès, 
il  demeura  jusqu'au  bout  pleinement  maître  de  lui-même.  A  la  tac- 
tique qui  consistait  à  ne  point  conclure,  sans  toutefois  s'exposer  à 
rompre,  il  opposa  péremptoirement  la  menace  d'une  rupture  à  la- 
quelle il  savait  fort  bien  que  ne  s'exposerait  pas  la  cour  d'Espagne, 
quelque  passion  qu'elle  mît  à  servir  les  intérêts  du  prince.  11  fallut 
donc  changer  de  batterie  pour  entamer  l'inQexible  résolution  du 
cardinaL  Don  Louis  de  Haro  y  parvint  en  annonçant,  sur  l'ordre 
formel  du  roi  son  maître,  que  celui-ci  renonçait  à  fléchir  le  roi  de 
France  en  faveur  de  son  parent  malheureux,  mais  que,  ne  pouvant 
sans  déshonneur  abandonner  un  homme  qui  s'était  fié  à  elle,  sa  ma- 

1  DOfpnibre  1659,  jonr  de  la  signature  du  traité.  Voici  quelles  furent  les  principales 
dispositions  de  ce  grand  acte. 

Le  traitî»  des  Pyrénées  contient  cent  vingt-quatre  articles.  Les  premiers  déterminent 
les  conditions  du  mariage  de  Louis  XIV  avec  l'infante  Marie-Thérèse,  laquelle,  moyen- 
nant le  paiement  d'une  dot  de  500,000  écus  d'or,  renonce,  conjointement  avec  son  époux, 
i  tout  droit  de  succession  sur  les  états  du  roi  d'Espagne,  par  quelque  titre  que  ce  puisse 
être  (  art.  !•»*  S5). 

L'Espagne  cède  i  la  France  tout  l'Artois,  à  la  réserve  de  Saint-Omer  et  Aire.  Elle  cède 
en  outre  dans  le  comté  de  Flandre  G ra vélines,  Bourbourg.  Saint- Venant  et  leurs  dépen- 
dances; dans  le  comté  de  Haiuault,  Landrecy  et  Le  Qnesnoy  avec  leurs  bailliages  et 
annexes;  dans  le  duché  de  Luxembourg,  Thionville,  Montméily,  Damvilliers,  ivoy, 
Cherancy,  Marrille  et  leurs  dépendances;  dans  le  pays  entre  Sambre  et  Meusn,  Marien- 
boorg.  Philippeville  et  Avesnes;  enfin  elle  abandonne  les  comtés  du  Roussillou  et  de 
Cooflans  (art.  35  à  43).  —  La  France,  de  son  côté,  restitue  à  TEspagne  toutes  les  places 
et  territoires  non  compris  au  traité  et  qu'elle  occupe  en  Bourgogne,  dans  les  Pays-Bas, 
en  Italie,  etc.  Par  Taiticle  60,  la  France  s'engage  à  ne  donner  aucune  assistance  directe 
ou  iu'iirecte  an  rci  de  Portugal  contre  l'Espagne.  Enfin  d'autres  dispositions  règlent  les 
iatéféts  des  ducs  de  Lorraine^  de  Savoie  et  de  Modéne. 


76  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

jesté  catholique  constituerait  une  souveraineté  indépendante  au 
prince  de  Condé,  soit  dans  les  Pays-Bas,  soit  dans  une  partie  de 
ses  possessions  d'Italie.  Un  tel  acte,  qui  n'aurait  point  excédé  le 
droit  du  roi  d'Espagne,  n'allait  à  rien  moins  qu'à  établir  dans  les 
meilleures  places  de  Flandre  un  asile  permanent  pour  les  factieux. 
Mazarin  comprit  que  sur  une  semblable  proposition  il  fallait  ou 
briser  à  Tinstant,  au  risque  de  recommencer  une  guerre  dont  l'im- 
popularité aurait  fini  par  l'accabler,  ou  transiger  de  bonne  grâce 
en  tirant  le  meilleur  parti  possible  d'une  concession  devenue  néces- 
saire. Le  cardinal  eut  le  bon  esprit  de  faire  passer  l'intérêt  perma- 
nent de  la  France  avant  celui  de  son  amour-propre.  Il  offrit  de  don- 
ner à  Condé,  non  le  gouvernement  de  Guienne,  dont  ce  prince  avait 
profité  pour  faire  la  guerre  à  son  roi,  mais  celui  de  la  Bourgogne, 
vieil  apanage  de  sa  maison,  en  attribuant  sa  charge  de  grand-maître 
au  duc  d'Enghien,  innocent  des  fautes  de  son  père;  mais,  pour  prix 
de  cette  concession,  faite  d'un  ton  qui  n'admettait  plus  de  milieu 
entre  une  adhésion  et  une  rupture,  il  demanda  qu'aux  nombreuses 
cessions  territoriales  déjà  stipulées  l'Espagne  ajoutât  celle  des  villes 
d'Avesnes,  de  Philippeville,  de  Marienbourg  dans  les  Pays-Bas, 
avec  le  comté  de  Conflans  du  côté  des  Pyrénées.  11  exigea  de  plus 
que  Philippe  IV  rendît  au  duc  de  Neubourg  la  ville  de  Juliers,  se 
désistant  sur  ce  point-là  du  bénéfice  des  préliminaires  qui  l'avaient 
maintenu  en  possession  de  cette  place. 

Ces  exigences  étaient  considérables  sans  doute;  mais  Mazarin  avait 
enlacé  son  adversaire  dans  un  cercle  d'où  il  fallait  désormais  sortir 
par  la  guerre,  et  le  cœur  manquait  à  l'Espagne  pour  aller  jusqu'à 
cette  extrémité-là.  Cette  cour  céda  donc,  en  s'efforçant  de  couvrir 
par  les  pompes  du  mariage  l'aveu  de  sa  déchéance,  et  elle  paya  la 
rançon  de  Condé  d'une  manière  digne  d*un  aussi  grand  homme.  Le 
jour  où  ce  prince  se  réconcilia  avec  la  France,  il  lui  fut  en  effet  donné 
d'apporter  à  sa  patrie  autant  de  profit  par  le  prestige  de  son  nom 
qu'il  aurait  pu  le  faire  par  une  victoire. 

Le  traité  des  Pyrénées  fermait  glorieusement  pour  Mazarin  une 
carrière  dans  laquelle  s'étaient  accomplies  tant  de  grandes  choses. 
Quelques  mois  plus  tard,  le  traité  d'Oliva  faisait  participer  le  nord 
de  l'Europe  à  la  paix  que  venait  d'assurer  aux  puissances  méridio- 
nales l'union  de  Louis  XIV  et  de  l'infante  Marie-Thérèse.  Les  aspi- 
rations de  liberté  politique  qui  avaient  si  vivement  agité  le  monde  au 
début  de  la  carrière  du  cardinal  étaient  partout  vaincues  ou  com- 
primées. En  France,  la  monarchie  absolue  l'avait  définitivement  em- 
porté; en  Angleterre,  la  restauration  des  Stuarts  était  opérée;  en  Italie, 
l'Espagne  avait  triomphé  de  la  démocratie  à  Naples  et  de  l'aristo- 
cratie sicilienne  à  Palerme;  en  Danemark  enfin,  le  despotisme  venait 


L£    CARDINAL   DE   MAZARIN.  77 

de  recevoir,  par  la  révolution  de  1660,  une  consécration  régulière  et 

lègile.  L'idée  dont  Mazarin  avait  été  Finstrument  habile  triomphait 

tecsortousles  points  à  la  fois,  et  ce  ministre  pouvait  se  promettre 

poorsoo  œuvre  un  avenir  séculaire.  Ce  fut  dans  la  plénitude  de  ses 

accès  et  de  ses  espérances  qu'il  dut  payer  sa  dette  à  la  mort.  De 

oiaotes  souffrances  qui  lui  annonçaient  une  fin  prochaine  rappe- 

lirait  enfin  cet  esprit  tout  plein  des  intérêts  de  la  terre  à  la  salu- 

dire  contemplation  de  leur  vanité.  Le  cœur  de  Mazarin  n*avait  battu 

imni  vingt  années  que  pour  la  puissance  et  pour  la  richesse;  on 

Fifiit  vu  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie  «  prendre  encore  plaisir 

àlaire  repasser  par  ses  mains  quasi  tout  le  royaume  pour  le  donner 

fiècei  pièce  à  ses  nièces  et  à  ses  amis.  »  Cependant  celui  que  la 

plos  bieoveiUante  des  femmes  soupçonnait  «  d'être  à  peu  près  sans 

idigioD  »  trouva,  soit  dans  les  lointains  ressouvenirs  de  l'enfance, 

soitdiBsde  miséricordieuses  visitations,  assez  de  force  pour  remplir 

foDe  manière  édiGante  tous  ses  devoirs  de  chrétien,  et  pour  faire 

JBsqn'ia  bout  «  bonne  mine  à  la  mort,  en  la  regardant  avec  une 

iotiipifiitë  pareille  à  celle  des  plus  grands  hommes  (1).  » 

Aiosi  finit  le  ministre  pour  lequel  la  postérité  a  commencé  depuis 

èaa  siècles  sans  qu'il  y  ait  encore  conquis  sa  place  définitive.  J'ai 

vwda  me  donner  à  mon  tour  quelque  droit  de  juger  cette  mémoire 

iHtIIottée  entre  l'intrigue  et  la  grandeur.  J'ai  dit  par  quelle  inspira- 

tioQ  naturelle  de  la  régente  le  cardinal  était  monté  au  pouvoir  pour 

fiider  à  défendre  contre  les  grandes  factions  princières  le  dépôt 

ikrs  si  menacé  de  l'autorité  monarchique;  je  l'ai  montré  aux  prises 

irec  des  difficultés  surmontées  quelquefois  par  sa  souplesse,  mais 

iggravées  le  plus  souvent  par  son  imprévoyance.  En  recueillant  les 

teoignages  contemporains,  j'ai  constaté  l'encouragement  donné 

«M  factions  par  une  guerre  ertérieure  systématiquement  continuée 

lins  la  pensée  de  les  empêcher  de  naître.  Durant  la  fronde,  nous 

Mns  vu  le  cardinal  courageux,  mais  hésitant,  nouant  simultané- 

Mit  les  intrigues  les  plus  contraires,  suivant  d'ordinaire  les  événe- 

M»  sans  les  dominer;  et  si  dans  la  victoire  du  représentant  de  l'an- 

toitë  royale  nous  avons  salué  celle  de  la  France,  attaquée  dans  sa 

pôssance,  compromise  dans  son  unité,  nous  avons  dû,  dans  cette 

'•ctoire,  faire  à  l'impéritie  des  vaincus  une  part  plus  grande  qu'à 

TWikté  du  vainqueur.  Sans  méconnaître  les  rares  qualités  de 

^noepour  lequel  ni  les  cabinets  ni  les  consciences  n'avaient  de 

•^Ws,  je  n'ai  trouvé  dans  les  actes  de  son  administration  intérieure 

*VDes,  m  projets,  ni  rien  qui  s'élevât  au-dessus  de  la  manutention 

^1  ^'n^ir^g  de  M'^*  <ie  Motteville.  Mazarin  mourut  le  9  mars  16G1^  à  Tàge  de  cin* 


78  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

des  plus  tristes  intérêts  et  des  plas  sordides  préoccupations  domes- 
tiques. Mazarin  écrivit  sans  doute  pour  nos  ministres  en  Westphalie 
de  merveilleuses  dépêches,  il  déploya  lui-même  aux  conférences  des 
Pyrénées  les  qualités  les  plus  précieuses  du  négociateur;  mais  les 
glorieux  résultats  consignés  dans  les  traités  signés  par  lui  étaient 
assurés  du  vivant  du  cardinal  de  Richelieu,  dont  la  politique  les 
avait  préparés,  et  tout  Tbonneur  de  son  successeur  fut  de  les  avoir 
maintenus.  Écrivain  politique  et  ambassadeur  consommé,  aussi  sa- 
gace  pour  deviner  les  faiblesses  que  peu  scrupuleux  pour  en  profiter, 
Mazarin  fut  moins  un  grand  ministre  qu*un  admirable  diplomate,  et 
il  demeure  le  premier  des  hommes  du  second  ordre. 

Si  le  génie  n'illumina  point  Tintelligence  de  Miizarin,  si  aucno 
souffle  généreux  n'échauffa  son  cœur,  un  bonheur  sans  égal  le  servit 
dans  la  perpétration  de  son  œuvre.  Durant  dix-huit  années  de  mi- 
nistère, il  n'avait  poursuivi  qu'un  but,  l'anéantissement  de  toutes 
les  résistances  au  profit  de  l'autorité  monarchique.  A  son  lit  de  mort, 
il  n'entretenait  qu'une  espérance,  celle  d  avoir  pour  successeur  dans 
l'exercice  du  pouvoir  le  royal  élève  qu'il  avait  formé.  Or  ce  but  fut 
atteint  pour  plus  d'un  siècle,  et  les  premières  paroles  de  Louis  XIV 
en  quittant  la  chambre  mortuaire  attestèrent  que  le  vœ.u  du  cardinal 
allait  recevoir  la  plus  solennelle  des  consécrations. 

111. 

De  toutes  les  forces  qui  s'étaient  si  longtemps  heurtées  dans  la  so- 
ciété française,  il  n'y  survivait  plus  qu'une  royauté  exercée  par  un 
prince  de  vingt-deux  ans,  qui  était  en  même  temps  et  le  cavalier  le 
plus  brillant  de  son  royaume  et  l'homme  le  plus  convaincu  de  l'im- 
piété de  toutes  les  résistances.  La  bourgeoisie  venait  de  voir  s'éva- 
nouir sous  la  fronde  les  vagues  espérances  qu'elle  conservait  encore 
depuis  la  ligue.  Introduite  au  xiv»  siècle  dans  les  assemblées  de  la 
nation,  elle  avait  atteint  dans  les  luttes  du  xv  l'apogée  de  son  im- 
portance politique,  car  si  depuis  lors  le  tiers-état  alla  toujours  gran- 
dissant en  richesse  et  en  lumières,  sa  place  se  restreignit  de  plus  en 
plus  dans  la  constitution  de  Tétat.  Une  circonstance  dont  la  portée 
a  été  trop  peu  comprise  avait  surtout  concouru  à  ce  résultat  :  la 
bourgeoisie  française  avait  conipromis  son  indépendance  vis-à-vis 
de  la  royauté  en  se  jetant  dans  les  cours  de  justice  au  lieu  de  s'éta- 
blir solidement  sur  le  terrain  des  états- généraux;  elle  avait  donné 
au  pouvoir  prise  sur  elle,  en  développant  outre  mesure  l'importance 
des  compagnies  judiciaires,  au  détriment  de  la  véritable  et  légitime 
représentation  nationale.  N'ayant  dès  lors  à  invoquer,  pour  partici- 
per à  l'action  législative,  que  des  titres  aussi  contestables  que  ceux 


L£    CARDINAL   DE  MAZARIN.  79 

^ctscoarsélles-iDèines,  elle  en  prît  les  allures  incertaines,  au  point 
qoe, parla  salte,  elle  cooserva  toujours  quelque  chose  de  tinr)ide  et 
Rabaissé  jusque  dans  les  plus  violens  paroxysmes  de  la  faction. 

Qd sort  non  moins  funeste  attendait  Taristocralie  française.  Les 
koatATODS  et  les  princes  apanages  qui  succédèrent  à  ceux-ci 
«copiieDt  dans  la  hiérarchie  féodale  une  trop  grande  place  pour 
iieir,c8iDnie  les  seigneurs  anglais,  besoin  de  recourir  incessamment 
à  la  Dation  a6n  de  résister  à  la  couronne;  ils  combattaient  la  royauté 
irec  leurs  seules  forces,  et  bien  pins  dans  Tespoir  de  lui  échapper 
pr  BDe  quasi-indépendance  qu  avec  la  volonté  de  restreindre  son 
pouvoir,  en  conquérant  des  droits  pour  eux-mêmes.  Au  Heu  de  limi- 
ter la  puissance  du  trône,  ils  aspirèrent  à  la  briser,  et  furent  toujours 
n  péril  pour  la  puissance  de  la  France  sans  devenir  jamais  un  point 
iappoi  pour  la  liberté.  Aussi  le  concours  de  Tétranger  fut-il  pour 
en  une  sorte  de  tradition  qu'ils  envisageaient  comme  ne  présentant 
rieD d'incompatible  ni  avec  le  devoir  ni  avec  l'honneur.  Depuis  les 
Aks  de  Bourgogne  jusqu'aux  princes  de  Condé,  sous  les  Valois 
CMDDe  sous  les  Bourbons,  on  les  vit,  sans  plus  d'hésitation  que  de 
Rfliords,  ouvrir  le  royaume  aux  Anglais  ou  bien  y  appeler  les  Espa- 


De  toutes  les  forces  qui  s  étaient  développées  dans  la  France  de  nos 
pères,  une  seule  n'avait  jamais  déçu  les  espérances  de  la  nation.  Tan- 
<lis  que  les  deux  classes  principales  de  la  société  s'agitaient  d'une 
ttiière  aussi  stérile,  la  royauté  avait  été  l'instrument  de  tous  les 
progrès  accomplis,  et  avait  exercé  durant  dix  siècles  un  rôle  cou- 
MKnment  utile,  constamment  identique  avec  lui-même.  Elle  avait 
vradié  la  Gau!e  aox  barbares,  maintenu  le  christianisme  en  Europe, 
ainocbi  les  serfs,  émancipé  les  communes,  appelé  autour  d'elle  le 
tiers^ètat»  çrandi  k  T ombre  de  son  autorité  tutélaire.  La  royauté  avait 
jeté  dans  la  légende  les  noms  de  Clovis  et  de  Clothilde;  elle  avait  mis 
nr  les  autels  l'image  de  saint  Louis;  elle  avait  éveillé  sous  son  toit 
lolitaire  Théroîsme  de  Jeanne  d'Arc;  elle  seule  avait  entretenu,  durant 
In  luttes  contre  l'étranger,  le  long  espoir  des  générations  mortes  à 
la  peine.  Dans  un  symbolisme  patriotique  et  religieux,  l'idée  monar- 
chique résumait  donc,  à  l'heure  où  elle  s'incarnait  dans  un  jeune 
novetain  dont  la  nature  avait  plus  fait  un  roi  qu*un  homme,  toute 
la  poésie,  tous  les  souvenirs  et  la  plupart  des  intérêts  vitaux  de  la 


Les  doctrines  de  toutes  les  écoles  venaient,  concurremment  avec 
!>  déceptions  de  tous  les  paitis,  rehausser  l'institution  royale  pour 
J» transfigurer.  Nourris  dans  les  traditions  romaines,  les  magistrats 
«trouvaient  dans  les  chefs  de  la  monarchie  les  continuateurs  des 
^^,  et  les  ecclésiastiques  voyaient  briller  à  leur  front  un  reflet 
'<!  sacerdoce  royal  institué  dans  IsraSl  par  le  Seigneur  lui-même, 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lorsqu'il  changeait  en  sceptre  d'or  le  bâton  pastoral  de  David.  La 
politique  sacrée  de  Bossuet  fut  la  substitution  la  plus  hardie  en  même  ■ 
tenips  que  la  plus  sincère  de  l'idée  judaïque  à  l'idée  nationale.  Cette* 
transformation  était  alors  si  universellement  opérée  dans  les  esprits 
et  dans  les  consciences,  que  Massillon  n'étonnait  personne  lorsqu'il 
relevait  à  la  hauteur  d'une  sorte  de  vérité  dogmatique,  en  prêchant 
devant  l'enfant  destiné  à  faire  tomber  si  bas  la  puissance  que  l'ora-* 
teur  sacré  semblait  associer  à  l'essence  des  choses  divines  (1). 

La  royauté  allait  donc  briller  d'un  éclat  inconnu  jusqu'alors  sur 
le  sol  labouré  par  la  révolution  et  par  les  siècles;  elle  allait  deve- 
nir la  forme  même  dans  laquelle  s'encadreraient  naturellement  et 
sans  effort  les  institutions,  les  idées  et  les  mœurs  de  cette  France 
façonnée  à  son  image.  La  génération  que  nous  avons  vue  si  inquiète 
et  si  bruyante  se  mit  en  parfaite  harmonie  avec  l'ère  nouvelle,  dont* 
elle  avait  en  vain  tenté  de  retarder  l'avènement,  et  acheva  ses  jours 
sous  le  joug  universellement  accepté  d'une  discipline  forte  et  puis- 
sante. Ces  hommes  voués  à  l'esprit  de  faction,  ces  femmes  vouées  à 
l'intrigue  et  à  la  galanterie,  devinrent  les  plus  soumis  des  sujets  ou 
les  plus  héroïques  des  pénitentes,  et  l'ordre  rentra  dans  les  âmes 
sitôt  qu'il  fut  rentré  dans  la  société.  Ce  fut  seulement  alors  que  cette 
génération  dévoyée  se  mit  en  pleine  possession  de  toutes  ses  vertus. 
Dans  les  camps  et  à  la  cour,  Condé  ne  fut  pas  seulement  le  plus  ré- 
servé des  princes,  il  fut  encore  le  serviteur  le  plus  soumis,  le  carac- 
tère le  plus  facile,  et  les  événemens  le  transformèrent  à  ce  point  qu'un 
grand  homme  ne  s'est  jamais  moins  ressemblé  à  lui-même.  11  en  fut 
ainsi  de  tous  les  acteurs  de  ces  scènes  si  vite  oubliées.  La  postérité 
ne  connaît  guère  de  la  princesse  palatine  que  «  ces  années  durant 
.  lesquelles  ses  yeux  si  délicats  faisaient  leurs  délices  des  visagea 
ridés  et  des  membres  courbés  sous  les  ans;  »  et  si  les  austérités  de 
M"*  de  Longueville  ne  furent  pas,  comme  celles  d'Anne  de  Gonzague, 
données  en  exemple  au  monde  par  le  grand  panégyriste  chrétien,  il 
était  réservé  à  la  sœur  du  grand  Condé  d'apparaître  de  nos  jours, 
sous  le  pinceau  d'un  grand  maître,  plus  radieuse  dans  ses  douleurs 
que  dans  sa  beauté. 

Le  règne  de  Louis  XIV  ressemble  si  peu  aux  temps  qui  l'ont  immé- 
diatement précédé,  qu  on  éprouve  quelque  étonnement  en  retrouvant 
les  mômes  personnages  dans  des  pièces  aussi  dissemblables.  Ce  n'est 
jamais  sans  une  sorte  d'hésitation  et  presque  d'effroi  que  les  hommes 
de  cette  époque  reportent  leurs  pensées  «  vers  ces  tempêtes  par  où 
le  ciel  avait  besoin  de  se  décharger  pour  préparer  le  travail  de  la 
France  prête  à  enfanter  le  règne  miraculeux  de  Louis  (2) .  » 


(i)  Petit  carême  prêché  en  1717  devant  Louis  XV. 
(2)  Bossuet^  Oraison  funèbre  d*Ànne  de  Gonzague, 


LE    GABDINAL   DE   MAZARIN.  81 

Celte  sxiété,  formée  sous  l'aile  de  la  royauté  triomphante,  vécut 
CD  qoekioe  sorte  sur  elle-même,  dédaigneuse  du  passé,  étrangère 
wBtmtvix  préoccupations  de  l'avenir.  Et  pourtant  dansTétroit  es- 
piee  rà  eDe  se  trouva  confinée,  entre  la  régence  d'Anne  d'Autriche 
et  la  future  régence  du  duc  d'Orkans,  elle  eut  une  incomparable 
piadenr  et  quelque  chose  de  cette  quiétude  qui  n'appartient  qu'aux 
idées  immortelles.  C'est  qu'elle  croyait  posséder  la  plénitude  de  la 
Térité  religieuse  et  sociale,  c'est  que  dans  son  sein  tous  vivaient  de 
b  même  vie,  et  qu'aucune  note  discordante  n'y  venait  troubler  Thar- 
■onieux  accord  de  toutes  les  pensées.  Cet  accord  se  révélait  dans 
bmâaifestatioDS  les  plus  diverses  de  l'activité  humaine  :  les  pein- 
tures triomphales  de  Le  Brun,  les  groupes  de  Puget  et  les  jardins  de 
Lnôlre  en  rendaient  témoignage,  comme  les  discours  de  Bossuet  et 
ks drames  de  Racine.  Une  génération  prédestinée  cueillait  enfin  la 
feor  de  l'arbre  arrosé  par  tant  de  sang.  L'unité  s'était  faite  non- 
seulement  dans  le  territoire,  mais  dans  les  idées;  jamais  travail 
n'avait  aussi  complètement  réussi,  à  ce  point  que  tous  les  périls 
Doaveaux  allaient  sortir  de  l'excès  même  du  triomphe. 

Eu  ne  poursuivant  pas  avec  moins  d'ardeur  l'unité  dans  le  pou- 
Toir  que  l'unité  dans  la  nation,  en  brisant  les  résistances  au  lieu 
de  les  surmonter,  Richelieu,  Mazarin,  et  tous  les  ouvriers  de  l'œuvre 
iDonarchique,  lui  avaient  en  effet  préparé  des  épreuves  aussi  sé- 
rieuses que  celles  dont  leur  génie  l'avait  fait  triompher.  La  seconde 
Boitié  du  XVII*  siècle  exprima  ce  qu'il  y  a  certainement  de  plus 
passager  et  de  plus  rare  parmi  les  hommes,  l'équilibre  complet 
eotre  les  faits  et  les  croyances.  Pour  qu'un  tel  état  fût  durable, 
pwr  qu'il  pût  surtout  servir  de  base  à  une  théorie  politique,  deux 
choses  auraient  été  nécessaires  :  l'infaillibilité  dans  le  pouvoir  et 
riDfaiUibilité  dans  l'esprit  humain.  Or  les  rêves  de  domination  uni- 
Terselle  provoquèrent  les  désastres  du  grand  règne,  et  la  société 
la  mieux  ordonnée  qu'eât  vue  le  monde  alla  finir  bientôt  dans  les 
«gies  de  la  régence.  Bossuet  vivait  encore  que  déjà  naissait  Yoltaire, 
et  les  protestans  n'étaient  chassés  que  pour  faire  place  aux  ency- 
dopMistes.  Le  pouvoir  avait  marché  d'entraînement  en  entraîne- 
wnt,  et  la  pensée  d'audace  en  audace.  Malheureusement  le  premier 
restait  sans  aucun  point  d'appui  pour  se  défendre  contre  lui-même, 
«traûéaotissement  de  toutes  les  forces  régulières  allait  donnera 
l'iutre  les  allures  désordonnées  de  l'esprit  de  faction  :  si  l'on  avait 
^Jré  le  présent  à.  la  royauté  absolue,  on  avait  donc  donné  l'avenir 
*'*  révolution. 

L.  DE  Carné. 


^*iu. 


LA  NÉERLANDE 


LA  VIE  HOLLANDAISE 


I. 


VORMATION  DU    TEREITOIRE.  —  INONDATIONS  ANCIENNES  ET  BÉCEMTES. 
—  DESSÈCHEMENT  DU  LAC  DE  HARLEM. 


Il  y  a  UH  pays  où  les  fleuves  coulent^  pour  ainsi  dire,  suspendus 
sur  la  tète  des  babitans,  où  de  puissantes  villes  s'élèvent  au-dessous 
du  niveau  de  la  mer,  qui  les  domine  et  qui  les  presse,  où  des  portions 
de  cbamps  cultivés  ont  été  tour  à  tour  envahies,  cédées  et  reprises 
par  les  eaux,  où  le  cours  naturel  des  rivières  a  rattaché  d'anciennes 
lies  au  continent  par  un  lien  de  sable,  et  où  d'anciennes  parties  du 
continent,  détruites,  naufragées,  ont  formé  des  îles  récentes  :  ce  pays 
est  la  Hollande.  A  la  vue  d'une  constitution  géographique  si  étrange, 
qui  s'écarte  de  toutes  les  lois  connues,  on  ne  s'étonne  point  seulement 
qu'avec  une  poignée  d'hommes  la  Hollande  ait  saisi  et  maintenu  son 
indépendance,  que  sans  carrières  de  pierre  elle  ait  bâti  des  villes 
et  des  édifices  remarquables,  que  presque  sans  bois  elle  ait  construit 
des  navires  qui  ont  disputé  la  m^r  aux  plus  formidables  flottes;  on  ne 
s'étonne  point  môme  qu'avec  des  terres  stériles,  inondées,  défiant 
le  soc  de  la  charrue,  elle  ait  fait  de  ses  cités  des  marchés  de  bestiaux 
et  des  greniers  d'abondance.  Non,  ce  qui  étonne  avant  tout,  c'est 
qu'un  tel  pays  existe.  Ce  qui  intéresse  ici  le  voyageur  plus  encore 


lA    NÉERLAriDE   ET   LA   YIE    HOLLANDAISE.  83 

({oelesaccidens  du  paysage,  le  caractère  des  babitans,  Fétendue  et 
ûprrHçrriié  du  territoire,  c'est  le  mystère  d'une  formation  et  d'une 
de^tioéesingulière^  qui  s'expliquent  en  partie  par  la  natuie,  en  partie 
pri  industrie  humaine. 

Im  et  plat  comme  une  mer  parfaitement  calme,  écbancré  par  des 
golfes  ou  des  baies,  entrecoupé  de  lacs  intérieurs,  baigné  par  des 
teu?€s  qui  se  ramifient  en  plusieurs  petites  rivières,  le  sol  de  la  Hol- 
Itode  paraît  avoir  été  le  théâtre  d'une  lutte  entre  la  terre  et  les  eaux. 
Létat  actuel  du  pays,  sorte  de  transaction  entre  les  deux  élémens, 
est  évidemment  la  conséquence  d'événemens  curieux  et  de  causes 
particulières.  Ces  événeraens  ne  sont  pas  aussi  anciens  qu'on  pour- 
rait le  croire.  Quand  la  science  veut  remonter  au  berôeau  géologique 
des  autres  parties  de  l'Europe,  elle  est  contrainte  de  s'adresser  à  des 
monumens  sur  l'interprétation  desquels  l'histoire  est  muette.  Le  gé- 
nie hiimaio  poursuit  à  travers  des  ténèbres  et  des  ruines  le  fil  des 
éïéoemens  qui  ont  du  s'accomplir  sur  la  terre  dans  un  temps  où 
riMmme,  selon  toute  vraisemblance,  était  encore  absent  de  la  créa- 
tion. Ici,  en  Hollande,  s'offre  un  spectacle  plus  singulier  et  plus  nou- 
veau :  ces  golfes,  ces  lacs,  ces  groupes  d'îles,  ces  terrains  d'alluvion 
qui  constituent  des  provinces  entières,  l'homme  les  a  vus  naître;  il  a 
m  depuis  les  temps  historiques  la  bouche  des  fleuves  se  fermer  sous 
k  dépôt  toujours  croissant  des  sables;  il  a  vu  la  terre  se  convertir  en 
eau  et  les  mers  intérieures  se  dessécher.  Plusieurs  des  causes  physi- 
ques auxquelles  les  naturalistes  rapportent  les  très  anciens  change- 
œeos  survenus  dans  l'économie  du  globe  terrestre,  —  telles  que  les 
déluges,  les  yents,  les  marées,  les  mouvemens  dans  le  niveau  de  la 
terre  et  de  la  nrier,  —  sont  restées,  même  depuis  l'établissement  des 
Tilles,  en  pleine  activité  sur  le  sol  des  Pays-Bas.  Longtemps  après 
que  la  structure  du  continent  européen  était  plus  ou  moins  arrêtée, 
hHoUaode  a  commencé,  a  poursuivi,  aujourd'hui  même  elle  pour- 
sût  encore  le  cours  de  ses  formations  géographiques.  L'histoire  na- 
terelle  des  variations  du  sol  revêt  donc  ici  un  intérêt  tout  particulier. 
Celte  histoire  se  lie  aux  destinées  sociales  du  peuple  qui  habite  les 
hys-Bjs;  c'est  de  la  géologie  d'hier  et  d'aujourd'hui,  de  la  géologie 
•  action,  et  même^  à  un  certain  point  de  vue,  de  la  géologie  poli- 
tique. Jusqu'ici  les  voyageurs  et  les  nooralistes  ont  trop  négligé  de 
iwmstruire  le  théâtre  physique  sur  lequel  les  diverses  civilisations 
fcFEurope  sont  venues  s'établir.  La  date  et  la  nature  de  ce  théâtre, 
bcoDditioos  au  milieu  desquelles  il  s'est  formé,  ne  sont  pourtant 
psétrangères  aux  faits  essentiels  de  la  nationalité.  Les  peuples  sont 
*q«eles  influences  extérieures  des  pays  qu'ils  habitent  les  déter- 
minent i  ètre^  ce  que  les  font  Teau,  le  ciel  et  la  terre.  La  valeur  de 
^  causes  topographiques  augmente  encore,  quand  une  nation  se 


8&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

trouve  placée  dans  des  conditions  uniques  de  position  entre  le  conti- 
nent et  la  mer.  La  géographie  de  ce  peuple  est  alors  la  préface  de 
son  histoire,  la  racine  de  ses  mœurs,  de  ses  institutions  et  de  son 
génie. 

On  peut  savoir,  à  l'aide  de  documens  certains,  ce  qu'était  la  Hol- 
lande à  l'origine,  ce  qu'elle  a  subi  de  changemens  par  suite  de  l'ac- 
tion des  fleuves  et  de  la  mer,  ce  qu'elle  est  devenue  sous  la  main  de 
l'homme,  en  un  mot  comment  la  Hollande  s'est  faite.  Ce  que  l'action 
des  fleuves  a  de  puissant  et  souvent  de  terrible  s'est  révélé  dernière- 
ment encore  dans  les  inondations  qui  ont  désolé  plusieurs  provinces 
néerlandaises  :  c'est  sur  ce  théâtre  de  désastres  récens  que  nous  létu- 
dierons.  L'action  de  la  mer,  nous  pourrons  l'obsen^er  dans  la  région 
des  dunes;  celle  de  l'homme,  sur  tous  les  points  du  territoire,  mais 
particulièrement  aux  environs  de  Harlem.  Les  élémens  de  l'histoire 
géographique  de  la  Hollande  nous  seront  ainsi  fournis  par  les  mo- 
numens  mêmes  de  la  nature,  que  viendront  compléter  d'autres  do- 
cumens tirés  des  collections  scientifiques,  trop  peu  connues,  qui 
existent  dans  les  Pays-Bas. 

L 

En  1851,  une  commission  fut  nommée  pour  explorer  scientifique- 
ment le  sol  de  la  Néerlande  (1).  Cette  commission  établit  sa  résidence 
à  Harlem,  célèbre  par  ses  orgues,  par  le  siège  soutenu  en  1572 
contre  les  Espagnols,  et  par  l'honneur  d'avoir  donné  naissance  à 
Laurent  Coster,  qui  est  regardé  en  Hollande  comme  l'inventeur  de 
l'imprimerie.  Un  autre  titre  désignait  Harlem  aux  préférences  de  la 
commission  :  c'est  l'abondance  des  documens  scientifiques  que  ren- 
ferme cette  ville,  dont  les  habitans  ont  eu  de  tout  temps  le  goût  des 
collections.  On  sait  que  Harlem  est  la  ville  des  fleurs.  Là  vivent  les 
descendans  de  ces  fameux  amateurs  de  tulipes  qui  plaçaient  leur 
fortune  et  leur  amour-propre  dans  un  oignon.  Aujourd'hui  ce  n'est 
plus  une  fureur,  une  manie,  mais  c'est  encore  un  goût,  et  des  plus 
délicats.  Il  y  a  tout  un  art  de  créer  des  variétés  nouvelles,  d'as- 
sembler des  couleurs,  de  produire  des  omemens  artificiels,  en  un 
mot  d'inventer  des  fleurs  que  n'avait  pas  prévues  la  nature.  Sans 
être  connaisseur,  il  est  impossible,  au  mois  de  mai,  de  ne  point  voir 
avec  intérêt  ces  riches  cultures  de  jacinthes  et  de  tulipes  jetées  en 
plein  champ,  quelquefois  même  sur  le  sable  de  la  dune,  comme  un 

(1)  Le  mot  de  Néerlande  (terre  basse]  a  été  adopté  de  préférence  à  celui  de  Hollande 
pour  désigner  Tensemble  des  provinces  constituées,  depuis  la  séparation  de  la  Belgique, 
sous  le  titre  de  «  royaume  des  Pays-Bas.  d  La  Hollande  proprement  dite  ne  forme  en 
effet  que  deux  provinces  de  ce  royaume. 


\Jl  NtEELANDE    ET   LA   VIE   HOLLANDAISE.  85 

chak  de  Perse  ou  de  Cachemire.  Des  collections  de  fleurs,  le  goût 

s'est  porté  dansées  derniers  temps  sur  les  collections  d'objets  d'art 

etd'insioire  naturelle.  Seulement  la  plupart  des  voyageurs  qui  tra- 

xtaan  la  ville  de  Harlem  à  vol  d'oiseau  ou  de  vapeur  ne  soupçon- 

■eitpsmème  rexîstence  de  ces  richesses.  En  France,  les  trésors 

frieiûfiqaes  sautent  aux  yeux;  en  Hollande,  il  faut  les  chercher. 

Cesdëp^,  chefs-d'œuvre  de  patience  et  d'étude,  la  plupart  des  ha- 

lÂuis  eux-mêmes  les  ignorent,  les  livres  n'en  parlent  point,  et  une 

■odeste  sollicitude  les  conserve  religieusement  sous  clé.  Ici  la  science 

fik  être  riche  avec  discrétion,  mais  pourtant  elle  n'est  point  avare. 

Cae  véritable  urbanité  hollandaise,  sans  faste  et  sans  recherche,  ouvre 

ntotîers  la  porte  aux  amateurs. 

AU  tète  des  institutions  estimables  qui  fleurissent  dans  la  ville  de 
Hirieai,  se  place  d'abord  la  Société  hollandaise  des  sciences,  dont 
im  professeur  distingué,  M.  van  Breda,  est  le  secrétaire  perpétuel. 
Cetie  société  existe  depuis  cent  trois  ans.  11  est  curieux  de  voir  une 
sorte  d'académie  indépendante  de  l'état,  et  qui,  soutenue  par  les 
contributions  annuelles  d'une  trentaine  de  ses  membres,  possède 
BO  cabinet  d'histoire  naturelle,  donne  des  prix  de  1,000  florins, 
poUie  on  grand  nombre  de  mémoires.  Ceà  créations  particulières 
aoot  tout  à  fait  dans  les  mœurs  et  dans  le  caractère  de  la  Hol- 
hode.  A  Harlem  vécut  un  honnête  homme  qui  s'appelait  M.  Tey- 
ler:  ce  n'était  point  un  savant,  c'était  un  fabricant  et  un  bourgeois 
de  la  ville;  mais  en  mourant  il  laissa  une  somme  considérable  pour 
fonder,  entre  autres  établissemens,  un  musée  qui  porte  aujourd'hui 
SQo  nom,  le  Musée  Teylérien  (1).  Là,  dans  une  maison  extérieure- 
ineot  simple,  intérieurement  vaste  et  splendide,  se  cachent  une  bi- 
Uiotbèque  riche  en  livres  de  science  et  de  voyages,  une  galerie  de 
tableaux  dans  laquelle  figurent  les  meilleurs  ouvrages  des  peintres 
hollandais  vivans,  un  cabinet  de  minéralogie  et  de  physique,  une 
nre  collection  de  fossiles  (2).  On  sera  peut-être  étonné  d'apprendre 
qoece  musée,  dont  toutes  les  villes  de  la  France  et  de  F  Europe  en* 
vieraient  les  trésors,  a  été  fondé  seulement  par  douze  personnes. 
Plus  libéraux  encore  que  le  donateur,  les  directeurs  actuels  admettent 
<feax  fois  par  semaine  le  public  de  Harlem  dans  ce  sanctuaire  de  l'art 

;»)  Sons  aTons  recueilli  cette  ioscription  commémorative,  gravée  en  lottres  d*or  sur 
lutire  blanc  :  MustBum  Tetlrrianum  ex  testamento  viri  optimi  de  posteritate  bene 
^^e»tis  tfdifUandum  curaverunt...  Suivent  les  noms  des  commissaires  qui  ont  exécuté 
^  iHaitioiis  du  testateor. 

9t  Pirmi  les  ruines  de  l'ancien  monde,  nous  avons  remarqué  quatre  beaux  échanlU- 
hm  dn  mjfsifiosaurus^  reptile  qui  vivait  et  courait  sur  la  terre,  une  série  d'insectes 
^ï'wèdans  le  terrain  jurassique,  d.s  débris  de  squalhdon  on  grand  serpent  de  mer, 
hùewnplairts  de  la  salamandre,  quelques  os  de  l'oiseau  géant  de  la  Nouvelle-Zé- 
•■*,  et  beaucoup  d 'autres  moQumens  uniques  ou  précieux  d'une  création  qui  n'est  plus. 


86  RrVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  de  la  nature;  mais  c'est  une  tolérance,  on  pourrait  presque  dire 
une  généreuse  infraction  au  testament. 

Aux  portes  de  Harlem  s'élève  un  bois  qui  rivalise  en  agrément  et 
en  beauté  avec  celui  de  La  Haye.  Ces  deux  bois  ont  été  touchés  par 
la  main  de  l'homme,  mais  avec  cet  art  délicat  et  parfait  qui  respecte 
la  nature  en  Tornant.  On  n'imagine  point,  en  été,  de  plus  délicieuse 
promenade;  ces  parcs  où  errent  en  demi-liberté  des  cerfs  et  des 
daims,  ces  îles  peuplées  par  des  cygnes,  ces  pièces  d'eau  sur  les- 
quelles s'écroulent  pour  ainsi  dire  des  masses  de  fraîche  et  opulence 
verdure,  ces  clairs-obscurs  qu'interrompt  tout  à  coup  la  lumière,  ces 
silences  troublés  par  la  voix  des  oiseaux,  tout  cela  tient  de  l'enchao- 
tement  et  du  rêve.  Quelques  parties  du  bois  de  Harlem  sont  évidem- 
ment de  plantation  récente;  mais,  dans  les  allées  sombres,  on  ren- 
contre des  arbres  au  port  superbe  et  centenaire,  à  l'allure  vaillante, 
qui  ont  avec  les  arbres  de  La  Haye  un  air  de  famille.  Des  natunK 
listes  ont  même  cru  que  ces  deux  bois  étaient  les  lambeaux  d'une 
ancienne  forêt,  située  autrefois  à  une  assez  grande  distance  de  la 
mer,  et  qui  avait  été  déchirée  par  les  révolutions  du  sol. 

C'est  à  l'entrée  du  bois  de  Harlem,  dans  une  ancienne  résidence 
royale  dont  on  a  fait  un  musée  de  tableaux,  que  la  commission  de 
géologie  nationale  a  déposé  le  résultat  de  ses  recherches.  Ce  musée 
des  antiquités  naturelles  de  la  Hollande  est  encore  à  l'état  embryon- 
naire :  on  y  trouve  pourtant  des  exemplaires  curieux,  —  la  tourbe  à 
ses  différons  degrés  de  formation,  les  sédimens  des  rivières  de  la 
Hollande  et  des  mers  qui  baignent  les  côtes,  les  variétés  de  couches 
trouvées  dans  les  puits  artésiens  aux  différentes  profondeurs  du 
forage,  de  nombreux  fossiles  du  terrain  tertiaire,  les  mêmes  qui  se 
retrouvent  dans  les  environs  de  Paris,  de  Londres  et  de  Bmxelles. 
La  commission,  composée  de  trois  membres,  MM.  van  Breda,  prési- 
dent, Miquel  et  Staring,  se  propose  de  publier  une  carte  géologique 
des  Pays-Bas.  A  l'aide  des  documens  recueillis,  on  peut  déjà  se  former 
une  idée  de  ce  que  sera  cette  carte.  Sablonneuses  ou  ai^^ileuses  dans 
les  régions  situées  près  de  la  mer,  les  terres  de  la  Néerlande  se  trans- 
forment en  craie  du  côté  de  l'Allemagne,  et  en  faibles  couches  de 
houille  du  côté  du  Limbourg.  Ces  muets  monumens  de  la  nature  de- 
mandent d'ailleurs  à  être  interprétés  par  les  vues  de  la  commission 
et  par  l'histoire  scientifique  des  faits. 

On  peut  diviser  en  trois  temps  la  formation  du  sol  néerlandais 
sous  l'action  des  eaux  douces  :  — une  période  antérieure  à  l'existence 
du  Rhin,— une  autre  période  durant  laquelle  le  fleuve  s'est  ouvert  un 
passage  vers  la  mer,  —  enfin  une  dernière  période  durant  laquelle 
il  a  tracé  la  forme  actuelle  de  la  Hollande. 

Avant  la  naissance  du  Rhin,  la  plus  grande  partie  des  Pays-Bas 


Là  NtERLAKDE    ET  LA   VIE  HOLLANDAISE.  87 

teîtuBever.  Limitée  du  côté  de  T Allemagne  par  une  chaîne  de  ro- 
chers œue  mer  a  laissé  dans  son  ancien  lit  des  dépôts  de  coquilles 
nnriKs  des  ossemens  de  baleine,  de  rhinocéros  et  de  mammouth, 
finasses,  brisés.  Ces  colosses  du  vieux  monde  se  retrouvent  par- 
tait: h  Mer  du  fiord  est  pleine  de  pareils  débris.  Ce  qui  étonne  le 
phssorle  théâtre  de  cet  océan  disparu,  desséché,  c'est  la  présence 
^énormes  blocs  de  granit  et  de  gneiss  dont  Torigine  est  aujourd'hui 
eniroe.  On  retrouve  en  eflet  les  masses  d'où  ils  ont  été  détachés,  en 
OB  Bot  la  souche  de  ces  blocs,  dans  les  montagnes  de  la  Scandijia- 
m  0  ne  reste  plus  qu'une  question  à  résoudre  :  comment  sont-ils 
vemis  là?  Selon  toute  vraisemblance,  ces  quartiers  de  roche  sont 
feons  de  la  Suède  et  de  la  Nortége  sur  des  radeaux  de  glace. 
Ueiîsteoce  de  ces  glaçons  voyageurs  nest  point  une  chimère  géo- 
logique: ils  se  promènent  encore  aujourd'hui  sur  nos  mers.  Ces  îles 
flottaates,  dont  quelques-unes  ont  Téclat  blanchâtre  et  cristallin  du 
sucre,  ont  été  vues  dans  ces  dernières  années  :  Tune  d'entre  elles 
iBéine  atteint  le  cap  de  Bonne-Espérance.  Du  temps  où  la  Hollande 
était  enrore  sous  l'eau,  ces  bancs  de  glace  arrivaient  des  mers  po* 
laires,  ou  bien  encore  c'étaient  des  raines  d'énormes  glaciers  qui, 
èa  baiit  des  nuwtagnes  de  la  Scandinavie,  descendaient  en  s'écroa- 
bot  jusque  dans  la  mer.  Les  quartiers  de  roche  tombaient  pèle-méle 
avec  les  neiges.  Ces  débris,  enlevés  loin  de  leur  gisement  naturel 
par  la  rapidité  de  la  cliute,  se  voyaient  ensuite  comme  portés  et  voi- 
tures sur  les  glaçons  qui  traversaient  en  tout  sens  l'Océan.  Les  blocs 
fmtiques  se  retrouvent  en  masse;  la  Mer  du  Nord  en  est  pavée.  11 
est  probable  que»  le  radeau  de  glace  venant  à  fondre,  la  plupart  de 
ca  blocs  ont  échoué  sur  des  bancs  de  sab'e,  peut-être  même  sur 
qndqaes  tles  bxss3S,  d'où  ils  s'élevaient  à  il^r  d'eau,  comme  des 
pierres  druidiques  dans  un  champ  de  blé. 

à  l'époque  reculée  où  nous  nous  plaçons,  toute  la  masse  impo- 
mtedes  Ardennes,  plissée  du  nord-est  au  sud-ouest,  se  dressait,  for- 
BHDt  an  rempart  entre  cette  ancienne  mer  et  des  lacs  grossis  dans 
Tuténear  de  l'illleniagne  par  l'écoulement  des  rivières.  La  mer  bat- 
tiit  les  Gbâlœs  de  montagnes,  les  blocs  erratiques  entraient  dans 
ks  aofractuosités  de  ce  mur,  et  s'arrêtaient  collés  aux  parois  comme 
'«pierre  lancée  par  la  fronde.  Un  jour  (si  l'on  peut  appeler  jours 
^époques  de  la  nature),  soit  qu'une  impulsion  fût  communiquée 
^bmas^  des  eaux  douces  par  des  tremblemens  de  terre,  soit  que 
1*^  de  gravitation  seule  ait  déterminé  un  conflit,  les  Ardennes 
'^'^(/épenc/aoces  furent  battues  en  brèche-,  les  lacs  emprlson- 
^^uoe  ceinture  de  rochers  s'émurent.  L'obstacle  était  gigan- 
^^ûïais  il  céda^  car  les  rochers,  que  le  langage  humain  a  choisis 
^^  4s  termes  de  comparaison  pour  exprimer  la  force  de  résis- 


88  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tance,  cèdent  toujours  dans  la  nature  à  la  puissance  formidable  et 
lente  des  eaux  comprimées.  Une  partie  des  montagnes  fut  emportée.  • 
Ce  premier  bond  du  Rhin  (car  c  était  lui)  dans  la  mer  fut  terrible. 
L'ouverture  par  laquelle  il  s'élança  est  encore  là,  visible,  béante  : 
cette  ouverture,  beaucoup  plus  considérable  que  le  cours  actuel  du 
fleuve,  montre  par  quelle  masse  d'eau  la  barrière  primitive  fut  for- 
cée. Les  traces  d'une  si  prodigieuse  débâcle  ne  sont  point  encore 
effacées  sur  le  sol  de  la  Néerlande  :  l'œil  les  suit  pour  ainsi  dire  au 
loin;  les  ruines  de  la  muraille  du  Rhin  ont  été  portées  de  deux  cdtés 
à  des  distances  énormes.  Les  débris  de  l'immense  brèche  ouverte  par 
le  fleuve  ont  servi  à  former  des  provinces  entières.  Le  sol  de  la 
Gueldre,  de  TOver-Yssel  et  de  l'île  du  Texel  est  jonché  de  cailloux 
roulés,  dans  lesquels  on  reconnaît  les  fragmens  des  roches  de  basalte, 
de  granit  et  de  porphyre  qui  bordent,  en  Allemagne,  le  cours  du 
fleuve.  Ces  Titans  du  règne  minéral  ont  été  foudroyés  par  l'explosion 
des  eaux. 

On  le  voit,  le  Rhin  s'est  fait  lui-même;  il  s'est  creusé  parmi  des 
décombres  la  voie  orageuse  qui  devait  le  conduire  à  des  formations 
nouvelles.  Ici  nous  sortons  de  la  nuit  des  âges,  nous  sortons  de  la 
géologie  conjecturale  pour  entrer  dans  la  géologie  positive.  Partout 
les  fleuves  tracent  la  physionomie  des  contrées  qu'ils  traversent;  mais 
cette  action  exercée  par  les  cours  d'eau  n'éclate  nulle  part  si  mani- 
festement que  dans  la  configuration  du  sol  néerlandais.  On  a  dit  que 
l'Egypte  était  un  présent  du  Nil;  on  pourrait  dire,  avec  non  moins 
de  vérité,  que  la  Hollande  est  un  présent  du  Rhin.  Il  serait  pourtant 
injuste  de  rapporter  au  Rhin  seul  l'honneur  de  cette  formation  géo- 
logique. L'ensemble  des  eaux  courantes  du  pays  constitue,  à  travers 
mille  caprices,  les  deux  côtés  d'un  triangle  dont  l'Océan  est  la  base. 
La  terre,  composée  en  grande  partie  d'alluvions  fluviatiles,  et  qui 
se  trouve  renfermée  dans  ces  lignes  d'eau,  présente  ainsi  la  figure 
plus  ou  moins  régulière  de  la  lettre  grecque  A.  La  Hollande  est  un 
delta  du  Rhin,  de  la  Meuse  et  de  l'Escaut. 

La  plupart  des  voyageurs  se  sont  contentés  de  décrire  l'état  actuel 
du  Rhin;  il  y  aurait  une  série  d'études  nouvelles  à  ouvrir,  il  y  au- 
rait à  faire  l'histoire  de  ce  fleuve.  Nous  venons  de  voir  que  le  Rhin 
n'avait  pas  toujours  existé  :  il  n'est  pas  maintenant  ce  qu'il  était  à 
sa  naissance;  la  direction  de  ses  eaux  et  le  niveau  de  son  lit  ont  varié 
depuis  les  temps  historiques.  L'homme,  qui  vit  peu,  se  figure  aisé- 
ment que  la  nature  ne  change  pas;  mais  celui  qui  étend  sa  pensée 
dans  les  âges  et  qui  consulte  les  monumens  de  la  science  ne  tarde 
point  à  reconnaître  qu'il  n'y  a  pas  dans  le  monde  physique  de  formes 
éternelles.  Le  cours  des  fleuves  est  lui-même  temporaire,  provisoire, 
soumis  à  toutes  les  causes  de  variation  qui  influent  sur  l'économie 


LA    NÊERLAf^DE    ET  LA   VIE   HOLLANDAISE.  89 

g^Dènk  des  continens.    Il  faut  connaître  la  loi  qui  préside  à  ces 

dnopoKos,  si  Ton  veut  expliquer  les  événemens  qui  ont  tracé  la 

Iflw/Jfésente  de  la  Hollande.  Cette  loi,  la  voici  :  —  deux  grandes 

(m  mi  en  antagonisme  perpétuel  sur  notre  globe,  les  fleuves  et 

iiiff.  La  masse  des  eaux  courantes  rencontre  aux  embouchures 

farti»  opposée  des  vagues,  des  marées  et  des  sables.  Plus  que  tout 

jDtrc endroit  du  globe,   la  Hollande  se  trouve  être,  depuis  son  ori- 

puc,  le  théâtre  de   cette   lutte  naturelle;  on  peut  même  dire  que 

ffiisteocedu  sol  néerlandais  est  due,  en  grande  partie,  à  la  rivalité 

ioBliiiietde  TOcéan.    L'histoire  du  fleuve  mérite,  à  ce  point  de 

me,  toute  notre  attention,  car  elle  se  lie  à  l'histoire  physique  de  la 

entrée  que  nous  cherchons  à  connaître. 

SoBS  avons  vu  par  quels  obstacles  les  eaux  avaient  été  retenues  : 
«e  fois  le  passage  ouvert,  on  vit  commencer  l'opposition  séculaire 
JclOcéan  et  du  Rhin.  D'abord  ce  fut  le  fleuve  qui  obtint  l'avantage; 
rOcéanrecula.  Tous  les  géologues  savent  que  la  puissance  des  rivières 
e?tassez  forte  pour  jeter  dans  la  mer  des  terrains  d'alluvion  qui  pro- 
bogent,  au  bout  d'un  certain  nombre  de  siècles,  l'extrémité  des 
continens.  Le  sol  de  la  Hollande  se  constitua  et  s'étendit  en  vertu  de 
œ  mécanisme.  Formée  des  sables  voyageurs  que  le  Rhin  apportait 
tTAllemagne,  la  Hollande  a  flotté,  si  l'on  ose  ainsi  parler,  dans  les 
ttaxda  fleuve»  tenue  quelque  temps  en  suspension  par  la  rapidité 
(wgeuse  du  courant ,  puis  déposée  couche  par  couche  au  sein  de 
rOcéan,  qui  battait  en  retraite.  Les  progrès  du  delta  ne  s'accompli- 
rent d'ailleurs  qu'à  travers  des  réactions  immenses.  Les  eaux  douces 
«t  les  eaux  salées  se  disputaient  tour  à  tour  le  terrain  occupé  main- 
teûantparles  deux  plus  riches  provinces  des  Pays-Bas.  Cependant  le 
feuve  conservait  une  supériorité  marquée;  il  refoulait  la  mer  :  tout 
ttnonceque  le  niveau  relatif  de  la  côte  et  des  marées  difl'érait  alors 
fccequi  existe  maintenant.  Puis,  par  un  de  ces  reviremens  de  la  for- 
toncqui  atteignent  les  puissances  mêmes  de  la  nature,  le  résultat  de 
cette  lutte  paraît  avoir  tourné,  depuis  deux  mille  années,  en  faveur  de 
rOcéan.  Le  Rhin  a  été  vaincu;  il  traîne  dans  le  cours  humilié  de  ses 
e«u le  sentiment  de  sa  décadence.  Entendez-vous  sa  plainte?  Cette 
plainte,  ce  murmure  étouffé  des  flots  qui  se  souviennent  de  leur 
pttdeur  passée,  tout  cela  ressemble  à  de  la  poésie,  mais  tout  cela 
estcnmêfne  temps  de  l'histoire.  Le  Rhin,  dont  il  est  si  souvent  parlé 
^les  auteurs  du  xvu*  siècle,  finit,  comme  le  règne  de  Louis  XIV, 
l»r  la  division  et  ramoindrissement. 

On  pourrait  comparer  le  cours  des  fleuves  à  celui  de  la  vie  hu- 
■*iw  :  ils  ont  une  enfance,  une  jeunesse,  une  caducité.  La  vieil- 
^dn  Rhin  ne  manque,  elle,  ni  de  mélancolie,  ni  de  grandeur.  Au 
"<*JrfeClèves,  un  peu  au-dessous  du  village  de  Pannerden,  ce  fleuve 


90  RETCE    DES   DEUX    M07IDES. 

sedivis3  en  deux  rivière.^,  dont  Tune  prend  le  nom  de  Wahal,  tan- 
dis qie  Tautre  retient  le  nom  de  Vieiix-Khin.  Aflaibli  bientôt  par  des 
divisions  nouvelles,  perdant  à  chaque  pas  ses  eaux  et  son  nom,  le 
fleuve  orgueilleux  de  la  grande  Allemagne  court  misérablement  vers 
sa  perte.  Quoi!  c*est  le  Rhin,  cela?  Les  babitans  eux-mêmes  ne  Ib 
connaissent  plus  :  ils  appellent  ses  eaux  les  envx  de  la  Potence.  Ce 
n'est  pas  tout,  il  a  fallu  que  Tart  lui  vint  en  aide  et  lui  prêtât  en  qnd- 
que  sorte  la  main  pour  le  porter  jusqu'à  la  mer,  car,  au  commencs- 
ment  de  ce  siècle,  il  se  mourait  honteusement  dans  les  sables  (1). 

Tous  les  fleuves  de  la  Hollande  sont  en  décadence.  La  Meuse  pa- 
rait avoir  été  moins  soumise  aux  changemens  que  le  Rhin;  il  s'en 
faut  pourtant  que  le  cours  de  cette  rivière  soit  aujourd'hui  ce  qu'il 
était  ancienn?mîînt.  L'embouchure  de  la  Meuse,  près  de  Brielle,  s'est 
beaucoup  rétrécie  depuis  seulement  deux  siècles.  C'est  de  là  qne, 
le  22  avril  1691,  Guillaume  III  se  ronditen  Angleterre  avec  sa  flotte, 
et  maintenant  c'est  à  peine  si  un  petit  bateau  peut  entrer  dans  cet 
étroit  passage.  Dn  auteur  hollandais  a  constaté  qu'en  1606  et  1611 
cette  embouchure  était  quatre  fois  plus  large  qu'en  1730.  L'Kscaut 
a  également  perdu  de  son  importance;  sa  bouche  a  été  défoi-mée 
par  des  irruptions  de  la  mer.  Ces  changemens  dans  le  cours  des 
fleuves  ne  se  sont  point  accomplis  sans  de  grandes  perturbations 
intérieures.  Ici  les  inondations  ont  été  en  quelque  sorte  périodiques. 
La  force  d'immobilité  de  la  mer  opposée  à  la  force  des  eaux  cou- 
rantes, la  tendance  des  fleuves  à  ensabler  leurs  embouchures,  la 
violence  des  vents  du  sud-ouest,  l'abondance  des  pluies,  surtout  pen- 
dant l'hiver,  les  dégels,  toutes  ces  causes  ont  fait  refluer  et  déborder 
les  rivières.  Les  eaux,  en  se  répandant,  ont  laissé  dans  le  pays  des 
marais,  des  lacs,  presque  des  mers,  dont  la  formation  successive 
n'a  pas  peu  contribué  à  changer,  depuis  les  temps  historiques,  la 
physionomie  de  la  Hollande.  L'histoire  des  inondations  connues  est 
une  histoire  longue  et  lamentable.  Grâce  à  des  cartes  anciennes,  à 
des  notices  commémoratives,  qu'a  réunies  dans  sa  riche  coHection 
géographique  un  habitant  de  Leyde,  M.  Bodel  Nyenhuis,  nous  avons 
pu  suivre,  surtout  depuis  170*2,  la  trace  de  ces  fléaux  répétés.  Notre 
siècle  avait  vu  deux  inondations  fluviales  tristement  célèbres,  celtes 
de  1809  et  de  1820.  Il  faut  y  ajouter  maintenant  une  troisième 
date,  1855. 

C'était  au  mois  de  mars  dernier.  Après  un  dur  hiver,  qui  avait  sus- 
pendu le  cours  du  Rhin  et  de  la  Meuse,  le  printemps  était  brusque- 

(i)  Le  Rhin  n'avaH  pis  toujonrs  fini  de  cette  façon.  U  existe  nnc  ordonnance  deliM 
qui  enjoint  de  faire  disparaître  une  espace  de  hairagp  dans  le  Rhin  près  de  Zwamroer- 
daoi,  afl.i  de  ne  point  ialerro:npitî  le  coors  de  Ijl  rivière,  —  preuve  évidente  que  rem- 
bouchure  de  Katvijk  existait  alors. 


lA  KÈEUIAHDE    ET  LA   yn  HOLLANDAISE.  Ot 

ment Ttto  pour  la  partie  de  ces  deux  fleuves  située  au  midi,  tandis 
que  la pnie  Située  au  nord  restait  pétrifiée  sous  le  froid.  La  surface 
aeltdedaRhin  s' étant  à  moitié  brisée,  la  débâcle  rencontra  en  Hol- 
harfeb  masse  du  fleuve  qui  était  encore  gelée.  Un  fleuve  immobile, 
des$bçoQS  mouvans,  ce  fut  un  épouvantable  choc.  La  force  de  ré- 
àsUÊCt  opposée  à  la  force  d'expansion  devait  amener  une  catastro- 
pie.  0  y  eut  un  moment  solennel  et  terrible  durant  lequel  le  fleuve, 
almteavec  lui-même,  fit  entendre  un  sourd  frémissement.  Tout  à 
coap  la  cjuche  de  glace  gronde  et  se  fend.  Alors  la  force  tumultueuse 
des  eaux,  exaspérée  par  les  lourds  glaçons  qui  s'entrechoquent,  ne 
ooaoaît  plui)  d'obstacles  ni  de  frein.  Le  fleuve  mugit  et  se  lève  comme 
■ne  mer;  il  déborde.  Si  fortes  et  si  hautes  que  soient  les  digues,  elles 
acmt  emportées,  coupées  par  la  glace  comme  par  une  lame  de  ra- 
soir. Tcute  la  campagne  se  change  en  eau.  Ce  n'est  plus  une  dé- 
bàdç,  c'est  un  déluge.  Les  glaçons  se  précipitent  sur  les  glaçx)ns  : 
CCS  ruines  du  dégel  détruisent,  arrachent,  écrasent  tout  ce  qui  se 
rencontre  sur  leur  passage.  De  grands  chênes  tombent  brisés,  fra- 
cassés, dans  l'eau  qui  monte,  monte  toujours.  De  tous  les  côtés,  les 
lots  accourent  comme  un  troupeau  de  loups  hurlans.  Le  Rhin  a  déjà 
saisi  UB  quart  de  la  Gueldre  et  de  la  province  d'Utrecht  :  cette  terre 
«t  à  lui,  il  s'y  précipite.  Une  partie  du  Brabant  septentrional  a  dis- 
paru sous  les  eaux  de  la  Meuse.  Ne  cherchez  plus  les  grasses  prai- 
ries, les  riaos  polders,  les  riches  cultures  hollandaises  :  tout  ce  qui 
se  utHJve  au-dessous  du  niveau  des  deux  fleuves  est  comblé  par  les 
flots  débordans.  Dans  quelques  endroits,  l'eau  s* élève  au-dessus  du 
kât  des  maisons.  De  frêles  barques,  qu'entoure  un  cercle  de  rochers 
Bouvans  et  flottans,  luttent  seules  contre  cette  tempête  de  glace. 
Us  remparts,  les  ponts,  sont  rasés.  De  clocher  en  cloclier,  le  tocsin 
s*agite,  et  le  canon  d'alarme  se  fait  entendre  le  long  de  la  ligne  me- 
iKée.  Lne  désolation  infinie  descend  avec  la  nuit  sur  les  villages,  les 
feimes,  les  étables.  On  entend  retentir  sur  tous  les  tons  de  la  douleur 
tt  de  répouvante  ces  mots  :  «  La  digue  est  rompue!  »  Les  hommes 
cnigneiit  pour  leurs  foyers,  pour  leurs  richesses  rustiques,  pour  leurs 
provisions  d'hiver,  pour  leur  bétail;  ils  craignent  pour  eux-mêmes, 
ils  craignent  surtout  pour  leurs  femmes  et  leurs  enl'ans.  Devant  l'en- 
Kmi  qui  avance,  sombre,  irrésistible,  inévitable,  on  abandonne  les 
bbiiatioDS;  on  se  réfugie  sur  les  coteaux,  dans  des  édifices  bâtis  sur 
fe  lieux  élevés,  tels  que  les  églises  et  les  moulins.  Cest  de  là  que 
fer^rd  effaré  des  babitans  s'étend  sur  les  campagnes  noyées,  sur 
I»  villages  où  Ton  a  laissé  des  amis.  Apercevez-vous  là-bas  cette 
BusoDoùbnile  une  petite  lumière?  Une  ombre  de  femme  se  des- 
*»c  sur  Ja  vitre  éclairée.  Cette  femme  a  refusé  de  prendre  la  fuite; 
^  glâçoD  énorme  lieurte  la  maison  et  l'emporte.  De  aK)ment  en  mo- 


02  REVUE   0E3   DEUX   MONDES. 

I 

inent  passent,  dans  un  tourbillon  d'eau  et  de  glace,  des  toits,  des   ^ 
meubles,  des  cadavres  d'animaux  domestiques.  Hélas!  n'avez-vous   ^ 
pas  vu  flotter  un  berceau  vide?  Qu'est  devenu  l'enfant?  qu'est  de-   ^ 
venue  la  mère?  Une  pitié  morne,  taciturne,  glacée  comme  le  cid,    ^ 
a  d'abord  engourdi  les  bras.  Cependant  tous  les  courages  ne  se  liûa*    . 
sent  point  abattre.  Grand  est  le  désastre,  mais  grand  aussi  est  le 
dévouement,  et  l'homme  se  montre  aussi  magnanime  que  la  na-    , 
ture  est  inexorable.  Il  est  beau  de  voir,  au  milieu  de  ce  fléau,  des 
malheureux  luttant  avec  sang-froid  contre  la  grandeur  du  danger, 
non  pour  eux-mêmes,  mais  pour  leurs  semblables,  qu'ils  rame-   '" 
nent  à  bord  tremblans,  évanouis  et  sauvés.  Le  désespoir,  la  terreur, 
la  joie,  toutes  les  émotions  de  l'âme  qui  rendent  l'homme  fou  se    " 
croisent  et  se  combattent  au  milieu  de  la  confusion  des  élémens,    [ 
comme  si  les  lois  du  monde  physique  et  du  monde  moral  étaient  à 
la  fois  bouleversées. 

Les  inondations  de  1855  présentent  trois  grands  théâtres  :  1*  le» 
pays  submergés  à  partir  du  Wesel  jusqu'à  la  rivière  de  l'Yssel,  et 
même  en-deçà,  près  de  Deventer  et  jusqu'au  Wahal,  près  de  Nimëgoe; 
2"les  campagnes  entre  la  Meuse  et  le  Wahal,  ainsi  qu'entre  le  Wahal, 
le  Rhin  inférieur  et  le  Leck;  3"  la  vallée  de  la  Gueldre.  Le  déluge,  . 
embrassé  dans  son  ensemble,  défie  en  quelque  sorte  la  compassion 
humaine,  car  c'est  une  des  infirmités  de  notre  nature  de  ne  saisir 
l'ensemble  de  rien,  pas  même  des  grandes  douleurs.  11  convient  donc 
d'arrêter  notre  attention  sur  un  des  points  saillans  du  désastre.  A 
quelques  minutes  du  chemin  de  fer  qui  relie  Utrecht  et  Harlem,  s'é- 
lève le  petit  village  de  Venhendal  (1).  Assis  sur  d'anciennes  tourbières 
qui  ont  été  jadis  exploitées  et  qui  ont  laissé  un  terrain  humide,  coupé 
de  fossés  remplis  d'eau,  surtout  en  hiver,  il  est  habité  par  une  po- 
pulation pauvre,  dont  la  principale  industrie  consiste  à  filer  de  la 
laine.  Il  y  avait  cent  quarante-quatre  ans  que  ce  village  n'avait  été 
inondé.  Cette  longue  trêve  avait  inspiré  aux  habitans  une  confiance 
funeste  et  leur  avait  fait  négliger  les  précautions  que  commandait  la 
nature  du  sol.  Le  5  mars  1855,  on  apprit  que  la  digue,  située  entre 
deux  collines,  et  qui  sert  de  rempart  à  la  vallée  de  la  Gueldre,  ve- 
nait de  se  rompre.  Des  messagers  à  cheval  apportaient  de  moment 
en  moment  des  nouvelles  alarmantes.  Le  village  le  plus  voisin,  Elst, 
venait  d'être  saisi  par  l'inondation.  Les  habitans  se  portèrent  aussi- 
tôt dans  la  direction  du  fléau;  mais,  arrivés  à  moitié  chemin,  ils 
virent  un  paysan  qui,  pâle,  éperdu,  accourait  en  toute  hâte  et  leur 
donna  le  conseil  de  retourner  pour  n'être  point  coupé  par  l'ennemi. 
Ils  revinrent.  A  leur  entrée  dans  le  village,  ils  trouvèrent  tous  les 

(1)  Venhendal  signifie  en  hollandais  o  vaUée  des  tourbières.  » 


LA    MÊERLA.NDE    ET  LA   YIE   HOLLANDAISE.  9S 

lisipsmqaiets  :  les  femmes  étaient  éplorées,  les  petits  enfans  s'ac- 
GTOcbint  aux  mères  et  poussaient  des  cris  de  détresse.  Plus  bar- 
6,163  jeunes  gens,  les  adolescens  même,  aidaient  à  porter  les 
■eoUes  sur  des  chariots,  à  sauver  le  bétail;  on  enlevait  les  malades. 
Uftadani  les  eaux  ne  paraissaient  pas  encore.  A  deux  beures  de 
b  mit,  on  vit,  au  clair  de  la  lune,  la  glace  se  dresser  dans  les 
lots  qui  s* avançaient.  L'efTroi  fut  universel.  La  blancheur  des  gla- 
çws  rejaillissait  en  une  lumière  électrique  assez  semblable  à  celle 
qœ  dégage  dans  la  nue  un  tonnerre  lointain.  Cet  éclair  de  glace  fut 
soiri  d'an  long  et  terrible  craquement.  Les  babitans  des  parties  les 
plus  basses  du  village  se  réfugièrent  dans  les  parties  élevées,  et  sur- 
tout dans  1  église  :  les  pauvres  fuyards  s'y  précipitèrent  comme 
prar  demander  à  Dieu  l'hospitalité.  La  nuit  se  passa  dans  des  an- 
goisses inexprimables.  Le  lendemain,  les  eaux  pénétrèrent  dans  le 
fîUage;  elles  envahirent  successivement  les  rues  et  la  grande  route, 
qui  forent  sillonnées  de  bateaux  (1).  Deux  jours  plus  tard,  la  partie 
h  plus  élevée  de  Venbendal  était  atteinte,  et  les  chaloupes  passaient 
sur  le  marché  comme  sur  un  lac.  Heureusement,  pendant  ces 
tristes  journées,  le  ciel  resta  calme  :  si  le  vent  eût  souillé,  un  quart 
de  la  province  eût  été  emporté. 

A  la  suite  de  tels  bouleversemens  de  la  nature  arrive  un  fléau  plus 
triste  encore,  la  faim.  Les  malheureux  qui  s'étaient  réfugiés  dans 
relise  de  Venhendal  manquaient  de  vivres.  Des  caravanes  de  fem- 
mes, d'enfans,  de  vieillards,  erraient  silencieuses  et  sombres  autour  du 
théâtre  de  Tinondation,  cherchant  la  terre  ferme  et  un  toit  pour  s'y 
reposer  de  leurs  fatigues.  Par  suite  de  l'entassement  de  toutes  ces 
misères  humaines  dans  les  granges,  des  maladies  commençaient  à  se 
déclarer.  Cinq  cents  des  plus  pauvres  habitans  de  Venhendal  furent 
alors  dirigés,  par  les  ordres  du  roi,  sur  la  viKe  d'Utrecht  (2).  Une 
ricîlle  ^lise  de  cette  ancienne  cité  avait  été  disposée  pour  les 
recevoir.  Les  dons  affluèrent:  on  envoyait  du  linge,  des  habits, 
de  l'argent.  Une  commission,  qui  s'était  formée  volontairement, 
recevait  les  oflrandes  et  dirigeait  le  service  :  elle  se  montra  con- 
stamment intelligente  pour  le  bien  et  supérieure  aux  difficultés. 
Sms  visitâmes  les  pauvres  inondés  de  Venhendal  daps  leur  église, 
à  Fbeure  du  repas  qu'ils  prenaient  en  commun,  autour  de  tables  très 
amples,  mais  proprement  et  abondamment  fournies.  La  figure  de 
ces  malheureux  respirait  un  air  d'indifférence  et  même  de  joie  qui 
contrastait  avec  leur  triste  condition.  La  vérité  est  que  quelques-uns 

(I)  Les  babitans  de  Venhendal,  comme  d'ailleurs  beaucoup  de  paysans  néerlandais, 
«eiemient,  en  temps  ordinaire,  de  barques  pour  transporter  les  engrais  et  les  produits 
^Uterrc. 

[^  Une  moitié  dn  Tilloge  dépend  de  la  proyince  d*Utrecbt  et  Tautre  de  la  Gueldre. 


0&  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'entre  eax  ne  s'étaient  jamais  vus  si  bien  traités  :  la  charité  pti- 
blique  leur  avait  fait  des  loisirs  qui  succédaient  doucement  à  de  pé- 
nibles émotions  et  à  une  vie  de  dur  travail.  Une  vieille  femme,  k 
laquelle  on  demanda  si  elle  ne  s  ennuyait  pas,  répondit  avec  une 
naïveté  touchante  :  «  Comment  voulez-vous  que  je  m*ennuie  ici?  je 
n*ai  rien  à  faire.  »  La  plupart  des  fileuses  de  laine  avaient  cependant 
repris  leurs  occupations  ordinaires;  des  rouets  en  mouvement  palpir 
taient  sous  leurs  doigts.  Quelques-unes  de  ces  femmes  avaient  cette 
beauté  du  malheur  qui  pénètre  Tàme.  Leur  costume  était  rustique, 
mais  convenable.  Les  dames  de  la  ville  avaient  tout  d* abord  envoyé 
des  objets  de  leur  garde-robe  pour  habiller  ces  infortunées  :  le  pi"é- 
sident  de  la  commission  jugea  avec  un  goût  parfait  que  ces  vête- 
mens  de  luxe,  bien  loin  de  rehausser  la  condition  de  ces  pauvres 
villageoises,  feraient  d'elles  les  caricatures  vivantes  de  la  bienfaisance 
publique.  La  plupart  de  ces  femmes  avaient  des  enfans,  quelques- 
unes  étaient  môme  accouchées  depuis  la  catastrophe.  Ces  pauvres 
petites  créatures  aux  yeux  bleus,  aux  cheveux  blonds,  à  la  figure' 
ignorante  du  mal,  étaient  caressées  par  leurs  mères  avec  un  orgueil 
et  une  tendresse  qui  n'avaient  rien  d'étudié.  Dans  toutes  les  condi- 
tions de  la  vie,  dans  tous  les  rangs  de  la  société,  la  femme  ne  se 
montre  jamais  si  bien  mère  qu*api-ès  un  danger  qui  a  nris  son  exis- 
tence en  question  et  celle  de  son  enfant.  L'église,  convertie  en  lieu 
d'asile,  était  appropriée,  non  sans  art,  à  la  nouvelle  destination,  et, 
8Î  on  l'ose  dire,  au  culte  nouveau  qui  venait  de  s'y  établir.  Les  exer- 
cices de  la  journée  étaient  marqués  par  le  son  de  la  cloche  :  l'ordre  le 
plus  parfait  régnait,  et  le  lien  de  la  discipline  était  visiblement  lare- 
connaissance.  Une  partie  du  bâtiment  avait  été  préparée  pour  la  nuit: 
les  hommes  et  les  femmes  couchaient  séparément  dans  des  cases,  sur 
un  lit  de  paille.  Dans  cette  église,  d'où  le  service  religieux  s'était  re- 
tiré pour  céder  la  place  au  soulagement  des  misères  humaines,  le 
christianisme  en  était  revenu  à  l'histoire  de  la  crèche.  Des  murs  sanc- 
tifiés naguère  par  la  prière,  sanctifiés  maintenant  par  la  bienfaisance 
publique,  des  victimes  rachetées  par  le  sentiment  qui  honore  le  plus 
les  civilisations  mDdernes,  des  souiïrances  consolées,  tout  cela  était 
bien  placé  dans  la  maison  de  celui  qui  préférait  la  miséricorde  au 
sacrifice. 

Le  lendemain  de  notre  visite  aux  inondés,  nous  nous  rendîmes 
par  le  chemin  de  fer  sor  le  théâtre  même  de  1  inondation.  Par  le 
même  convoi,  des  femmes  que  nous  avions  vues  la  veille  dans  l'église 
d'Utrecht  retournaient  à  Venhendal;  elles  allaient  retrouver  leurs 
pauvres  maisons  et  s'assurer  par  elles-mêmes  de  l'étendue  des  dé- 
sastres. Le  chemin  de  fer  avait  été  lui-même  frappé  et  rompu  par  les 
vagues  :  la  circulation  n'était  rétablie  que  depuis  une  semaine.  Ar- 


LA    NÉSBIANDB   ET  LA  VIE   HOLLANDAISE.  95 

iM  kU  stathm,  près  de  Venhendal,  nous  demandâmes  la  Toitnre 

^codoîsait  an  village;  oa  nous  montra  une  barque.  I.es  chemins 

nrfet étaient  encore  sous  Teau.  Ce  fut  un  triste  et  pénible  voyage. 

tm  allions,  à  vrai  dire,  reconnalti-e  un  village  perdu.  La  vue  seule 

defieuz  pouvait  donner  une  idée  dès  pertes  que  les  babitans  avaient 

esnyées.  A  chaque  instant,  le  long  d*une  mare  profonde  qui  avait 

âé  jadis  une  chaussée,  nous  rencontrions  des  toitures  dont  les  tuiles 

anicDt,  pour  ainsi  dire,  été  efleuillées,  des  pans  de  muraille  renver- 

lès,  déchirés,  des  portes  enfoncées,  des  vitres  brisées,  des  greniers 

foopos  qui  pendaient  tristement  sur  des  pilotis  mis  à  nu,  en  un  mot 

des  sipelettes  de  maisons.  Ailleurs,  ce  n'étaient  plus  que  des  lam- 

benudemaçonnerie,  des  amas  de  décombreset  de  briques,  un  fouil- 

fissaoB  nom.  Plus  nous  avancions  dans  Tintérieur  du  village,  et  plus 

noire  émotion  redoublait  à  la  vue  de  ces  habitations  sans  babitans, 

de  oetle  petite  église  qui  avait  servi  d'arche  au  milieu  du  déluge,  de 

ces  rues  qui  ét:ûent  une  rivière.  Notre  barque  s'arrêta.  Nous  en- 

trimes  dans  quelques  maisons  :  les  moine  maltraités  d'entre  ces 

pamrres  gens  étaient  occupés  à  réparer  ce  qui  pouvait  encore  être 

sauvé  de  leurs  meubles  et  de  leurs  instrumens  de  travail.  Une  ligne 

coduleuse  marquait  sur  les  murs  intérieurs  la  hauteur  à  laquelle  les 

eaux  s'étaient  élevées.  Nous  avions  partout  devant  les  yeux  la  déso- 

htioo,  la  destruction,  la  misère. 

La  barque  que  nous  avions  frétée  se  remit  en  route  et  se  dirigea 
▼ers  la  campagne  avoisinante.  Ce  n'était  qu'une  mer,  au-<lessus  de 
laquelle  s'élevaient  des  tètes  d'arbres.  Une  bande  de  canards  folâtres 
nageait  avec  des  cris  autour  de  la  barque  et  insultait  par  sa  joie  à  la 
mélancolie  du  paysage.  Si  loin  que  s'étendît  le  regard,  on  voyait 
Feau,  toujours  l'eau.  Un  rayon  de  soleil  était  répandu  comme  un 
iourire  de  réconciliation  ou  d'ironie  sur  cette  vallée,  creusée  naguère 
par  la  bêche  et  la  charrue,  labourée  maintenant  par  la  rame.  Si  nous 
avions  pu  oublier  l'bomme,  nous  nous  serions  volontiers  complu 
dans  la  contemf^tion  de  ce  lac,  sous  lequel  les  semailles  et  les 
espérances  de  l'année  étaient  ensevelies.  La  nature  se  montre  belle 
jusque  dans  ses  ravages.  Nous  eûmes  la  curiosité  d'aller  jusqu'à 
feodroit  où  la  digue  du  Rhin  s'était  rompue.  La  blessure  à  travers 
laquelle  le  fleuve  avait  perdu  ses  eaux  était  fermée  par  des  travaux 
provisoires.  La  vue  de  cette  cicatrice  durcie  au  flanc  du  géant  était 
bien  faite  pour  inspirer  une  grande  idée  des  ouvrages  de  l'homme 
et  des  forces  tumultueuses  de  la  nature.  Quant  au  Rhin,  il  était  rentré 
dans  son  lit,  tranquille  et  sommeillant  comme  un  lion  dans  son 
antre  après  un  mauvais  coup. 

S  l'homme  se  montre  supérieur  à  la  puissance  aveugle  des  élé- 
Wos,  c'est  surtout  par  le  courage  moral,  par  l'oubli  de  soi-même  et 


^6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

par  l'exercice  de  la  générosité  publique.  La  poésie  et  la  peinture 
.s'emparèrent  bientôt  de  ces  scènes  locales  où  la  sympathie,  l'admi- 
ration et  la  pitié  s  étaient  égalées  aux  proportions  terribles  du  fléau. 
On  avait  vu  dans  le  pays  inondé  par  le  Rhin  ce  que  peut  le  senti- 
ment du  devoir  aux  prises  avec  la  fureur  des  élémens.  Devant  une 
calamité  semblable,  devant  un  héroïsme  si  désintéressé,  toute  la 
Hollande  s'émut.  Une  souscription  fut  ouverte  et  devint  une  aOaire 
nationale.  Les  troncs  coururent  de  ville  en  ville.  La  Haye,  à  elle 
seule,  contribua  pour  une  somme  de  65,000  florins.  Dans  ce  pays, 
où  chacun  est  en  quelque  sorte  menacé  par  Teau  dans  ses  foyers  et 
dans  ses  autels,  il  existe  entre  tous  les  Hollandais  une  fraternité  tou- 
chante et  soudaine  pour  les  victimes  de  chaque  grande  inondation. 
Cette  compassion  natt  de  la  communauté  du  danger,  mais  elle  est 
aussi  dans  le  sang,  car  la  race  néerlandaise  se  montre  généralement 
charitable.  L'émotion  produite  par  les  derniers  malheurs  s'est  éten- 
due au-delà  des  frontières  hollandaises  :  de  la  Belgique,  de  l'Angle- 
terre, de  r  Allemagne,  des  secours  sont  arrivés  aux  victimes  de  l'inon- 
dation (1).  Puisse  ce  généreux  mouvement  se  propager  et  attirer 
quelques  dons  nouveaux  sur  des  populations  dont  les  plaies  saignent 
encore  !  La  conscience  antique  frémit  le  jour  où  un  acteur  récita  sur 
la  scène  romaine  ces  simples  mots  :  Homo  sum^  humani  nihil  à  me 
alienumputo.  Il  est  temps,  il  est  juste  que  les  nations  se  disent  de 
même  :  «  Je  suis  peuple;  rien  de  ce  qui  arrive  aux  autres  peuples 
ne  m'est  étranger.  » 

Aujourd'hui  les  traces  du  dernier  déluge  ne  sont  pas  entièrement 
effacées;  les  eaux  se  retirent,  mais  lentement,  et  cette  retraite  dé- 
couvre de  plus  en  plus  l'étendue  des  ravages.  D'énormes  troncs  d'ar- 
bre ont  été  coupés  par  la  glace;  des  maisons  pourries  par  les  eaux 
s' écrouleht  encore  tous  les  jours.  Cependant  le  paysage  renaît.  C'est 
un  spectacle  tristement  beau ,  unique  dans  le  monde,  que  cet  ar- 
chipel d'Iles,  ces  fermes,  ces  campagnes,  ces  villages  sortant  avec 
le  printemps  des  flots  d'une  mer  qui  s'abaisse.  Semblables  à  la  bai- 
gneuse qui  secoue  au  soldl  ses  membres  retrempés  et  vigoureux,  les 
terres  de  laGueldre,  de  l'Over-Yssel,  du  Brabant  septentrional  se  re- 
montrent plus  fécondes  qu'avant  l'inondation.  Des  colombes  vien- 
nent, comme  au  temps  de  Noé,  reconnaître  que  le  pays  est  desséché 
et  ramènent  l'espérance.  Il  était  depuis  longtemps  question  de  creu- 
ser dans  la  province  d'Utrecht  un  canal  vers  le  Zuiderzée  :  les  eaux, 
depuis  la  dernière  inondation ,  ont  tracé  elles-mêmes  le  plan  de  ce 

(1)  Tout  dernièrement  encore,  une  société  de  musique  est  venue  de  Matines  donner 
des  coacerts  en  faveur  des  inondés,  à  La  Haye,  à  Rotterdam,  à  Dordrecbt.  Toutrs  ces 
viles  étaient  pavoisées  comme  pour  une  fête.  C'était  une  réconciliation  de  la  Belgique 
et  de  la  Hollande  sur  Tautel  de  la  charité. 


LA    NÊERLANDE   ET  LA   TIE  HOLLANDAISE.  97 

canal,  eo  se  frayant  un  passage  vers  le  golfe.  On  dirait  comme 
une  nouvelle  rivière  provisoire  que  s'est  donnée  la  Néerlande.  Les 
changemeos  introduits  ainsi  dans  la  configuration  du  delta  par  le 
débordement  des  fleuves  ont  dû  être  considérables.  A  chaque  inon- 
dition  nouvelle,  des  terres  stériles  se  sont  trouvées  fécondées  par 
le  limon  de  la  Meuse  ou  du  Rhin,  sorte  d'engrais  voyageur  que 
les  eaux  traînent  après  elles,  tandis  que  d'autres  parties  fertiles  de 
la  province  se  sont  au  contraire  changées  en  sables.  Sur  certains 
points  le  niveau  des  terres  s'est  élevé,  sur  d'autres  il  s'est  abaissé. 
Cette  acUoD  des  fleuves  est  lente,  il  faut  plusieurs  déluges  successifs 
pour  qu'on  puisse  même  la  constater;  mais  nous  devons  toujours 
nous  souvenir  que  les  siècles  sont  comme  de  la  poussière  dans  le  sa- 
Wier  d3  la  nature.  Ces  changemens  seraient  d'ailleurs  plus  rapides, 
âlamain  de  l'homme  n'était  là,  toujours  présente,  pour  elTacer  les 
tracfô  d'altération,  et  pour  ramener  le  pays  aux  conditions  artifi- 
cielles de  la  culture  des  terres.  Dans  les  temps  anciens,  le  lit  des 
fleuves  étant  bien  plus  incertain  que  maintenant  et  l'intervention  de 
Fhomme  étant  moins  efficace,  les  inondations  ont  dû  être  plus  fré- 
quentes ,  et  les  conséquences  de  ces  débordemens  beaucoup  plus 
graves.  Une  grande  partie  de  la  Hollande  consiste  effectivement  en 
terrains  d'origine  récente,  dus  principalement  à  l'action  des  eaux. 
Ces  terrains,  l'époque  historique  les  a  vus  naître,  et  ils  se  forment 
encore  tous  les  jours  sous  nos  yeux.  Une  création  incessante,  et 
doot  les  signes  sont  visibles,  ne  doit  point  nous  étonner  dans  un 
pays  où  les  déluges,  qui  ailleurs  sont  de  l'histoire  ancienne, 
presque  de  l'histoire  fabuleuse,  constituent  de  l'histoire  toute  mo- 
<krae.  Des  fouilles  nombreuses  ont  prouvé  en  outre  que  les  terrains 
dont  l'origine  se  rapporte  aux  eaux  douces  alternaient,  en  Hollande, 
avec  les  terrains  que  déposent  les  eaux  salées.  Pour  expliquer  le 
mystère  de  cette  nouvelle  formation,  il  est  nécessaire  de  recourir  à 
un  autre  ordre  de  phénomènes  naturels,  qui  sont  plus  ou  moins  par- 
ticuliers à  la  géographie  des  Pays-Bas. 

11. 

Nous  venons  d'indiquer  à  grands  traits  l'histoire  des  inondations 
fluviales  :  il  existe  pour  la  Hollande  un  autre  ennemi  plus  terrible 
encore,  la  mer.  Le  Rhin  et  la  Meuse  ont  plusieurs  fois  désolé  ce  pays; 
mais,  à  l'exemple  du  Nil,  ces  fleuves  débordés  fécondent  en  rava- 
geant. Il  n'en  est  pas  ainsi  des  inondations  marines  :  ces  dernières 
laissent  au  contraire  derrière  elles  la  stérilité,  la  mort.  Nous  avons 
dit  que,  dans  sa  lutte  avec  l'Océan,  le  Rhin  paraît  avoir  été  vaincu  : 
les  défaites  du  fleuve  peuvent  s'évaluer  par  les  empiétemens  de  la 
Tonn.  "^ 


98  BEYUE   DES   DEUX   MONDES. 

mer  sur  le  sol  de  la  Néerlande.  C'est  sur  ces  progrès  de  la  mer  que 
notre  attention  doit  maintenant  se  porter. 

Que  la  forme  primitive  de  la  Hollande  ait  été  altérée  dans  le  cours 
des  siècles,  que,  par  suite  des  invasions  successives  de  la  mer,  Téteft- 
due  de  cette  contrée  se  soit  trouvée  de  plus  en  plus  circonscrite, 
c'est  un  fait  dont  témoignent  à  la  fois  des  récits  douteux  et  des  docu- 
mens  positifs.  Il  existe  une  ancienne  tradition  qui  veut  que,  dans 
les  temps  reculés,  on  ait  aperçu  des  côtes  de  la  Hollande  les  côtes 
de  l'Angleterre.  Un  des  changemens  les  plus  considérables  qu'une 
portion  des  Pays-Bas  aurait  subis  se  rattacherait,  selon  quelques 
géologues,  au  cataclysme  qui  sépara,  dit-on,  la  Grande-Bretagne  du 
continent.  On  conçoit  en  eiïet  que  la  langue  de  terre  qui  s'étendait 
entre  Douvres  et  Calais  ayant  été  brisée,  la  mer  ait  dû  maltraiter 
dans  ce  mouvement  les  côtes  anciennes  de  la  Batavie. 

Nous  ne  nous  arrêterons  point  à  ces  récits  plus  ou  moins  fabuleux, 
à  ces  cataclysmes  peut-être  imaginaires,  ou  tout  au  moins  sur  la 
date  desquels  les  savans  ne  sont  pas  d'accord  :  il  est  un  autre  ordre 
de  monumens  plus  certains  qui  prouvent  que  la  constitution  physique 
du  pays  a  changé  depuis  des  époques  relativement  récentes.  Il  suffit 
de  visiter  avec  attention  les  côtes  du  sud  de  la  Hollande  pour  juger 
par  soi-même  de  l'étendue  des  changemens  introduits  dans  la  forme 
du  delta.  Cette  plage  désolée  qui  s'étend  depuis  Ostende  jusqu'à  Har- 
lem et  depuis  Harlem  jusqu'au  Helder,  ces  dunes  sapées  par  la  vague, 
ces  bancs  de  sable  déchirés,  tout  cela  porte  la  trace  des  ravages  de 
rOcéan.  Au  mois  de  mars  (c'est  le  mois  des  tempêtes),  nous  avons 
vu,  sur  plusieurs  points,  les  côtes  de  la  Hollande  battues,  ébranlées 
par  la  fureur  des  vagues,  que  poussait  un  formidable  vent  d'ouest  : 
c'était  à  croire  que  la  terre  allait  s'enfoncer.  Il  est  malheureusement 
trop  certain  que  les  barrières  élevées  contre  les  flots  ont  cédé.  Tune 
après  l'autre,  surplus  d*un  rivage  depuis  les  temps  historiques.  Des 
chaînes  de  dunes  ont  été  dévorées,  cette  perte  augmente  constan»- 
ment,  et  l'on  peut  déjà  prévoir  le  jour  où  cette  défense  naturelle 
devra  être  remplacée  par  une  digue.  C'est  seulement  au  moyen  de 
remparts  artificiels  que,  plus  loin  vers  le  nord,  quelques  places  ont 
pu  être  maintenues  contre  les  forces  assaillantes  de  la  mer,  et  en- 
core ces  ouvrages  de  pierre  s'affaissent-ils  de  divers  côtés.  La  forme 
seule  de  la  Hollande  est  en  contradiction  avec  celle  des  autres  deltas, 
et  indique  par  cela  même  une  altération  lente,  mais  continuelle. 
Trois  fleuves  comme  le  Rhin,  la  Meuse  et  l'Escaut,  qui  déchargent 
concurremment  leurs  eaux  presque  sur  le  même  point  géographique, 
ont  dû  étendre  autrefois  dans  la  mer  un  promontoire  ou  tout  au  moins 
une  langue  de  terre  semblable  à  celle  que  projette  le  Mississipî.  Or 
aujourd'hui  on  cherche  en  vain  ce  promontoire  :  les  contours  de  la 


LA    NÊERLANDE    ET   LA   VIE  HOLLAlfDAISE.  9# 

Mlande  sont  au  contraire  aflaissés,  rentrés,  comprimés;  ils  décri- 
vent une  courbe  concave,  une  échancrure. 

La  mer  mine  les  côtes  de  la  Hollande,  c'est  un  fait  constaté  :  l'œil 
peut  suivre,  à  travers  des  écroulemens  de  sable,  ce  triste  et  silen- 
cieux travail  de  destruction;  mais  il  existe  de  ce  cataclysme  perpé- 
toel  des  témoins  plus  irrécusables  encore.  A  Katvijk,  le  village  de 
pêcheurs  dont  nous  avons  parlé,  près  de  l'endroit  où,  soutenu  par  de 
magnifiques  travaux  d'art,  le  Rhin  s'écoule  laborieusement  dans  la 
mer,  nous  avons  vu,  par  les  marées  basses,  les  fondations  d'un  châ- 
teau romain  (la  maison  des  Breiom)  qui  dominait  la  bouche  du 
fleave  dans  un  temps  où  le  Rhin,  alors  plus  jeune  et  plus  vigoureux, 
se  portait  lui-même  dans  l'Océan.  C'est  une  preuve  évidente  que  le 
sol  a  reculé;  mais  ce  n'est  point  la  seule.  On  a  conservé  le  souvenir 
d'une  antique  forêt  qui  couvrait  autrefois  la  Hollande  méridionale,  et 
qui  s  étendait  même  très  avant  vers  le  nord;  les  arbres  qu'on  retrouve 
coocliés  dans  les  tourbières,  à  une  heure  et  demie  de  la  côte,  sont, 
selon  toute  vraisemblance,  les  cadavres  de  cette  ancienne  forêt,  que 
k  vent  ou  les  inondations  ont  dépeuplée,  que  la  hache  a  détruite. 
Tout  porte  à  croire  que  ces  géans  de  la  végétation  du  Nord  s'élevaient 
sar  des  terres  alors  éloignées  de  la  côte.  Ces  conjectures  ont  pour 
fondement  certains  faits  positifs.  Plusieurs  tourbières,  qui  doivent 
leur  origine  à  l'eau  douce,  se  rencontrent  aujourd'hui,  spécialement 
du  côté  du  Zuiderzée,  sous  le  niveau  de  la  mer.  Tout  dans  la  physio- 
nomie actuelle  du  delta  indique  donc  de  vastes  et  profondes  révolu- 
tions. Une  partie  de  ces  changemens  s'est  accomplie  presque  sans 
désastres;  d'autres  fois  au  contraire  l'homme  a  été  non-seulement 
témoin,  mais  acteur  de  ce  grand  drame  de  la  nature.  Les  anciens 
habitans  de  la  Hollande  ont  péri  par  milliers  au  milieu  des  guerres 
intestines  de  la  terre  et  de  la  mer.  Les  événemens  géographiques 
dans  lesquels  se  sont  trouvés  enveloppés  des  villes,  des  villages,  des 
populations  entières,  fournissent,  depuis  l'ère  romaine,  le  sujet  d'une 
histoire  tristement  authentique,  à  laquelle  ne  manquent  ni  les  dates, 
ni  les  récits  des  contemporains.  La  Hollande,  ce  vaste  radeau  flot- 
tant sur  les  vagues  de  la  Mer  du  Nord,  a  vu  plusieurs  fois  la  tempête 
déchirer  ses  flancs,  et  lui  enlever  une  partie  de  ses  hommes,  de  ses 
troupeaux,  de  ses  richesses. 

Du  temps  des  Romains,  il  y  avait  une  plaine  d'une  grande  fertilité 
i  l'endroit  où  l'Ems  entrait  dans  la  mer  par  trois  bras.  Cette  con- 
trée basse  projetait  une  péninsule  au  nord-est,  du  côté  de  Emden. 
Eo  1277,  un  déluge  détruisit  d'abord  une  partie  de  cette  péninsule  : 
trente-trois  villages  périrent  (1).  A  cette  incursion  de  la  mer  est  due 

|f )  U  nawïïtàr  da  ee  dânstie  est  oontignô  dans  une  carie  géo^rapluque  f&ite  pour 
Ktncer  le  soareoir  de  révôueinent;  on  y  Ut  celte  iuscriptioii  brève  et  triste  cobuqa  ont 


100  RETUE   DES  DEUX   MONDES. 

l'existence  du  Dollard,  ce  golfe  dont  le  nom  en  hollandais  signifie  le 
funeuXj  sans  doute  pour  exprimer  l'impétuosité  du  choc  qui  rompit 
les  défenses  naturelles  et  ouvrit  le  passage  aux  vagues.  D'autres 
inondations  survinrent  à  différentes  périodes  dans  le  cours  du 
XV  siècle.  En  1507,  une  partie  seulement  de  Torum,  ville  considé- 
rable, était  demeurée  debout  :  le  reste  de  cette  ville,  en  dépit  de  l'é- 
rection des  digues  et  du  barrage  des  rivières,  fut  enfin  emporté; 
cinquante  monastères  disparurent,  engloutis,  balayés  par  les  flots. 

Une  des  plus  mémorables  entreprises  de  la  mer  est  encore  celle 
qui  éclata  le  18  novembre  1421.  Sur  une  réunion  d'îlots  formés  par 
les  sables  de  la  Meuse  s'élevaient  soixante-douze  villages  :  en  un  in- 
stant, les  sables  furent  remplacés  par  un  désert  d'eau.  La  marée  avait 
fait  éclater  une  écluse  près  de  Wieldrecht,  dont  il  n'est  resté  que  le 
nom.  Trente-cinq  villages  furent  irrévocablement  perdus  :  on  n'a  pu 
en  découvrir  aucun  vestige,  si  ce  n'est  pourtant  une  vieille  tour, 
morne,  solitaire,  appelée  la  maison  de  Merwed.  Plus  tard,  pour  fixer 
les  lieux  où  il  était  permis  aux  pêcheurs  de  jeter  les  filets,  on  recons- 
titua par  conjecture  le  cours  de  la  rivière,  le  vieux  Maas,  qui  tra- 
versait le  pays  avant  la  submersion.  Chercher  dans  l'eau  où  fut  une 
rivière,  quelle  sombre  et  biblique  figure  du  déluge!  L'endroit  où  les 
villages  ont  été  détruits  porte  encore  aujourd'hui  le  nom  de  Z?/>5- 
bosch,  bois  de  joncs  (1) . 

Tous  ceux  'qui  ont  vu  La  Haye  connaissent  le  village  de  Scheve- 
ningue,  auquel  conduit  une  des  plus  agréables  routes  qui  existent 
dans  le  monde.  Scheveningue  était  autrefois  éloigné  de  la  mer,  et 
maintenant  il  touche  à  la  plage.  En  1570,  la  moitié  de  l'ancien  vil- 
lage a  disparu  sous  les  flots.  L'église  actuelle,  dont  le  charmant  clo- 
cher semble  demander  grâce  à  la  mer,  fut  élevée  au  milieu  des  sa- 
bles pour  en  remplacer  une  qu'on  avait  construite  à  deux  mille  pas 
plus  avant  sur  la  côte,  au  centre  du  village  d'alors,  et  qui  fut  anéan- 
tie (2).  Plus  loin,  vers  Katvijk,  autre  village  de  pêcheurs,  la  mer, 
en  quinze  années,  et  cela  au  xvii»  siècle,  avait  fait  disparaître  quatre- 

épitaphe  :  Anno  1277  maris  inundafione  33  pagi  hoc  in  loco  periere.  Une  antre  carte 
manuscrite^  en  parchemin,  représente  les  trente-trois  villages  qui  existaient  avant 
Tinondation,  avec  le  cours  des  rivières  et  le  tracé  des  routes.  Cette  carte  est  d'ailleurs 
conjecturale  :  les  cartes  positives  ne  remontent  point  en  Hollande  plus  haut  que  le 
milieu  du  xvi«  siôcle. 

(1)  A  ces  exploits  de  la  mer  se  rattachent  des  chroniques  locales.  On  raconte  qu'an 
enfant  de  Tun  des  villages  sur  lesquels  l'inondation  allait  s'étendre  vit,  en  pompant  de 
l'eau,  sortir  des  poissons  de  mer.  Tout  surpris,  il  avait  divulgué  le  fait,  mais  on  en  avait 
ri.  Lui,  plus  sage,  se  décida  à  prendre  la  fuite.  Peu  de  jours  après,  la  catastroi  he  sur- 
vint. Cet  enfant  fut  le  seul  de  son  village  ou  presque  le  seul  sauvé.  Malheureusement 
la  tradition  ajoute  que  l'enfant,  devenu  honmie,  fit  un  mauvais  usage  de  sa  sagacité  :  il 
Tola  et  fut  pendu. 

(S'  I  ors  de  sa  destruction,  elle  venait  d'être  érigée  en  paroisse,  après  avoir  été  long- 
temps une  chapelle. 


LA    NÊEELATiDE    £T  LA   VIE   HOLLANDAISE.  101 

fingts  maisons.  11  y  avait  deux  rues  qu'on  cherchait  et  qu'on  ne  trou- 
vait plus.  Nous  abrégerons  cette  trop  longue  histoire.  Ceux  qui  croient 
que  notre  planète  doit  périr  par  Teau  trouveront  dans  les  tragiques 
aoDales  de  la  Hollande  un  avant-goût  de  leurs  sinistres  prophéties. 
Là,  rhomme  a  senti  de  siècle  en  siècle  la  terre  manquer  sous  ses 
piels;  il  a  vu  les  abîmes  de  l'Océan  monter  au-dessus  des  contrées 
les  plus  florissantes  et  les  balayer  comme  le  flot  qui  raie  le  sable. 

Les  auteurs  latins  ne  font  aucune  mention  de  l'énorme  golfe  par 
lequel  la  mer  pénètre  aujourd'hui  si  avant  dans  les  Pays-Bas.  Divers 
récits  indiquent  au  contraire  que  la  Frise  touchait  alors  à  la  Hollande 
par  la  terre  ferme.  Il  existe  une  carte  de  1584  dans  laquelle  l'auteur, 
Abraham  Ortelius,  reconstruit,  sur  le  témoignage  des  historiens,  l'an- 
denoe  configuration  du  pays  avant  l'existence  du  Zuiderzée.  Là  s'é- 
tendait une  vaste  région ,  entrecoupée  par  différens  lacs  intérieurs  : 
le  plus  considérable  de  ces  lacs  était  le  lac  Flevo  (  Vlieland)^  dont 
parle  Tacite.  Ce  lac  s'était  formé,  selon  Pomponius  Mêla,  par  les  dé- 
bordemens  du  Rhin.  Il  était  traversé  par  une  rivière  du  même  nom 
{Flevum),  qui  avait  son  embouchure  dans  la  mer.  Un  jour  l'Océan 
s'élança,  creusa  un  isthme  et  entra  dans  le  lac  Flevo  :  renforcé  de  cet 
auiiiiaire,  Tennemi  ne  tarda  point  à  s'avancer  dans  l'intérieur  du 
pays.  Les  invasions  successives  par  lesquelles  une  grande  partie  du 
territoire  fut  transformée  en  une  baie  commencèrent  et  finirent  avec 
le  5111*  siècle.  Des  documens  certains,  des  relations  écrites  par  les 
habitans  des  provinces  voisines,  témoins  contemporains  du  désastre, 
ne  laissent  aucun  doute  sur  la  formation  récente  du  Zuiderzée.  C'est 
par  des  mouvemens  réitérés  de  la  mer  qu'une  immense  étendue  de 
terres  basses  a  été  ensevelie.  En  l'année  1205,  l'Ile  appelée  mainte- 
nant Wieringen,  au  sud  du  Texel,  faisait  encore  partie  de  la  terre 
ferme;  elle  en  fut  détachée  par  plusieurs  déluges  dont  on  connaît 
les  dates  :  en  1251,  la  séparation  était  achevée.  Encouragée  par  ces 
premiers  succès,  la  mer  se  jeta  sur  un  isthme  riche  et  populeux,  qui 
s'étendait  au  nord  du  lac  Flevo,  entre  Staveren  en  Frise  et  Meden- 
blick  en  Hollande;  vers  l'an  1282,  toute  cette  région  était  anéantie. 
n  est  impossible  de  promener  ses  regards  sur  les  côtes  du  Zuiderzée, 
à  belles  Tété,  si  calmes  parfois,  sans  songer  aux  catastrophes  qui 
ont  fait  cette  mer,  aux  cités  florissantes  qui  ont  trouvé  leur  tombeau 
dans  ses  vagues. 

Ces  révolutions  de  la  nature  ont  exercé  une  influence  sur  l'histoire 
politique  des  Pays-Bas.  La  destinée  des  villes  qui  touchent  aujour- 
d'hui les  bords  du  golfe  a  été  modifiée  par  suite  des  changemens 
survenus  dans  la  géographie  de  cette  contrée.  L'importance  d'Enk- 
boisen,  de  Medenblijk,  de  Hoorn,  anciennes  métropoles  de  la  Frise 
tt  temps  où  l'espace  occupé  maintenant  par  le  Zuiderzée  faisait 


102^  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

eucore  partie  du  continent,  a  successivement  décru  depuis  la  fonnar* 
tiM»de.la  baie.  C'est  à  ce  déclin  et  aux  évéoemens  qui  Font  amené 
qv'rAfnsterdam  doit  d'être  aujourd'hui  une  des  principales  villes  da 
monde. et  un  des  ports  les  plus  fréquentés  par  les  vaisseaux.  Le». 
Vifyi^eiirs  qui  passent  à  Amsterdam  négligent  trop  généralement  de^ 
vÎBÎter  Marken,  Urk  et  Schokland;  ces  trois  îles  du  Zuiderzée  sont  les* 
derniers  vestiges  du  continent  qui  a  sombré.  Tout  homme  qui  se 
livre  à  l'étude  des  pays  et  des  peuples  doit  entreprendre  ce  voyage, 
qui  est  en  même  temps  un  cours  d  histoire.  Les  habitans  de  ces  trois 
lies,  séparées  de  la  terre  ferme  et  comme  démembrées  l'une  après 
l'autre  par  de  terribles  inondations  en  sont  restés  aux  divers  degré» 
de.  l'échelle  morale  où  le  cataclysme  les  a  saisis.  Voyager  dans  le 
Zuiderzée  avec  ce  point  de  vue,  c'est  revenir  dans  le  passé.  Quel 
ne  fut  pas  notre  étonnement  de  voir  ces  débris  de  races  anciennes 
sortant  de  l'abtme  des  eaux  et  de  l'océan  des  âges  avec  les  mœurs» 
le  langage,  las  traditions,  les  coutumes  et  les  figures  d'un  autre 
temps  !  C'était  pour  nous  comme  une  apparition  des  anciennes  socié- 
tés^ Les  Bataves  et  les  primitifs  Frisons  ne  sont  pas  morts;  vous  les 
retrouvez  là.  Dans  ces  Iles,  dernières  traces  de  la  terre  ferme,  et  sur 
les:  côtes  voisines  du  Zuiderzée,  on  est  surpris  de  rencontrer  un 
élrange  assemblage  de  traits  particuliers,  de  caractères  physiques  et. 
siirtout  de  costumes  qui  ne  se  retrouvent  ailleurs  que  chez  plusieurs 
nations  différentes.  Ces  médailles  vivantes  attestent  l'origine  d'an- 
ciennes races  qui  ont  conservé  leur  genre  de  vie,  leurs  travaux  ba^ 
biiuels,  leurs  modes,  leur  physionomie  distincte.  On  a  de  la  sorte 
sous  les  yeux  non-seulement  la  preuve  matérielle  d'anciens  déluge» 
qui  ont  laissé  partout  des  monumens  de  destruction,  mais  encore 
des  fossiles  d'un  ordre  nouveau  qui  détachent,  pour  ainsi  dire,  dan» 
laivie  les  formations  successives  de  l'histoire.  A  mesure  qu'on  s'é- 
l(»gne  des  côtes  du  Zuiderzée,  c'est-à-dire  du  théâtre  des  anciennes 
catastrophes,  on  voit  en  grande  partie  disparaître,  chez  les  habitans 
de  l'intérieur  du  pays,  les  caractères  de  cette  originalité  saisissante. 
Les  types  s'effacent  dès  que  les  communications  géographiques  se 
rétablissent.  Le  naufrage  d'une  partie  du  continent  a  donc  isolé  cer- 
taines populations  de  la  société  des  Pays-Bas,  et,  en  les  détachant 
de.  la  terre  ferme,  il  les  a,  pour  ainsi  dire,  pétrifiées  dans  les  formes 
anciennes,  mais  diverses,  de  la  civilisation. 

La  formation  tempétueuse  du  Zuiderzée  paraît  avoir  été  la  consé- 
quence de  désastres  encore  plus  anciens.  Tout  au  nord  de  la  Hol- 
lande, on  rencontre  une  série  d'Iles  égrenées  dans  l'Océan  comme, 
les  perles  d'un  collier  dont  le  fil  est  rompu.  Ces  iles  sont  les  dernier» 
reliefs  d'une  côte  qui  servait  autrefois  de  rempait  aux  Pays-Bas;  ce: 
rempart  a  été  enfoncé,  et  les  débris  en  ont  été  dispersés  dains  la  Mer 


LA    NÊEBLAffDE    ET  LA    ^E   HOLLANDAISE.  163 

dolM.  Le  nombre  de  ces  îles  a  diminué  environ  d'un  tiers  depuis 
letPBipsde  PKne,  car  ce  naturaliste  en  comptait  vingt-trois  entre  le 
TaeleirEider,  tandis  que  nous  n'en  comptons  plus  maintenant  que 
sœ.  Encore  ces  îles  ne  sont-elles  que  les  mines  d'une  ruine.  L'an 
W,  Héligoland,  situé  à  Tembouchure  de  l'Elbe,  commença  d'être 
togreienté  par  les  vagues;  dans  les  années  1300, 1500  et  1649,  d'au- 
tres parties  de  terres  furent  abîmées,  jusqu'au  moment  où  enfin  un 
ffui  débris  de  l'île  originelle  restât  debout.  Un  rocher  de  martre 
n»ge,  haut  environ  de  deux  cents  pieds,  est  là  qui  surnage  au  dé- 
svtre,  comme  un  de  ces  grands  cbénes  qui  survivent  aux  forêts  dis- 
parues. 

Pour  être  juste  envers  l'Océan,  nous  devons  placer,  en  face  de 
eettc  sombre  liste  de  villes  détruites,  noyées,  de  villages  perdus,  de 
rèjioBs  entières  supprimées,  le  tableau  plus  consolant  des  restitu- 
tk»sde  la  raer.  Aux  grandes  destructions  de  terres  succède  généra- 
leneDt  une  réaction  sur  une  certaine  échelle.  Entre  Anvers  et  Nieo- 
pwl  s* étend  une  contrée  basse  qui  consistait,  du  temps  des  Romains, 
«bois,  marais,  tourbières,  et  qui  était  protégée  contre  l'Océan  par 
me  chaîne  de  dunes;  cette  chaîne  céda,  vers  le  v»  siècle,  à  la  fureur 
des  tempêtes.  De  mer  qu'elle  était  devenue  par  suite  de  l'irruption 
des  eaux,  cette  contrée  est  aujourd'hui  terre  ferme  et  supporte  une 
issez  nombreuse  population.  Il  est  vrai  que  ce  changement  est  dû, 
en  partie  du  moins,  à  l'industrie  et  au  courage  des  habitans,  qui  ont 
9Q  profiter  des  bancs  de  sable  déposés  par  la  mer  pour  reprendre, 
«quelque  sorte  pied  à  pied,  le  sol  que  la  m3r  leur  avait  enlevé.  Le 
Berne  fait  s'est  reproduit  dans  le  Biesbosch;  là  aussi  l'eau  a  rendu 
»e  partie  des  terres  qu'elle  avait  ravies.  L'emplacement  des  vil- 
lages sabniergés  est  indiqué  maintenant  par  das  terrains  d'alluvion 
^ni  s'élèvent  peu  à  peu.  D'immenses  plaines,  portant  déjà  d'abon- 
dantes moissons  de  grains,  ont  pour  ainsi  dire  oublié  que  là  fut  la 
»er.  La  vue  de  ces  anciennes  terres  déchiquetées  par  l'eau  et  au- 
jourd'hui renaissantes  est  un  des  spectacles  les  plus  faits  pour  dé- 
voiler la  marche  de  la  nature,  qui  crée  avec  la*  destruction  même. 
L'eau  débordée,  furieuse,  dépose  avec  le  temps  sur  le  théâtre  de 
finondation  le  contre-poids  de  ses  conquêtes  et  de  ses  violences. 
Parle  mouvement  naturel  des  choses,  il  se  forme  de  siècle  en  siècle 
des  bancs  de  sable  que  recouvre  un  limon  fertile  :  ainsi  la  terre, 
envahie,  vaincue,  engloutie,  se  relève  à  la  longue  et  se  fortifie  en 
({iielque  sorte  de  ses  défaites. 

Intéressante  au  point  de  vue  de  la  géographie  et  de  l'histoire,  la 
formation  de  la  Hollande  ne  l'est  pas  moins  au  point  de  vue  de  la 
géologie  philosophique.  Les  savans  se  sont  plus  d'une  fois  demandé 
•i  les  lois  en  activité  sur  le  globe,  durant  l'âge  embryonnaire  de 


104  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

notre  planète,  différaient  beaucoup  de  celles  qui  déterminent  l'éco- 
nomie actuelle  de  la  nature.  La  réponse  à  cette  question  est  peut-être 
dans  Thistoire  physique,  ou,  si  Ton  peut  s'exprimer  ainsi,  dans  la 
genèse  de  la  Hollande.  Il  n'y  a  pas  deux  systèmes  dans  la  nature,  il 
n'y  a  pas  une  géologie  morte  et  une  géologie  vivante  :  partout  où  les 
causes  neptuniennes  ont  agi  dans  les  âges  les  plus  reculés  du  globe, 
elles  ont  dû  agir  comme  elles  se  comportent  depuis  les  temps  histo- 
riques sur  le  sol  des  Pays-Bas.  Le  duel  de  la  terre  et  de  la  mer,  qui 
joue  dans  les  cosmogonies  antiques  un  si  grand  rôle,  se  prolonge  ici 
et  amène  les  mêmes  conséquences, — des  déluges,  des  catastrophes, 
des  changemens  dans  la  forme  du  delta.  L'Océan  se  retire  de  cer- 
taines côtes  pour  en  occuper  d'autres,  rendant  quelquefois  ce  qu'il 
a  saisi,  et  saisissant  de  nouveau  ce  qu'il  a  lâché,  sans  que  la  loi  de 
ces  mouvemens  soit  encore  parfaitement  connue.  A  ce  point  de  vue, 
l'histoire  géographique  de  la  Hollande  est,  en  partie  du  moins,  le 
secret  de  la  création  révélé.  L'ensemble  des  événemens  auxquels 
le  sol  néerlandais  doit  sa  naissance,  les  variations  qu'il  a  subies, 
nous  mettent  en  effet  sur  la  voie  des  causes  qui  ont  plusieurs  fois 
modifié  et  qui  peuvent  modifier  encore  la  constitution  physique  de 
notre  univers. 

Quelques  faits  récens  prouvent  que  l'Océan  n'a  pas  renoncé  à  ses 
prétentions  sur  la  Hollande.  Le  4  février  1825,  la  mer  se  souleva;  les 
eaux  coururent  dans  l'Over-Yssel,  dans  la  Frise,  dans  la  Nord-Hol- 
lande et  dans  la  Gueldre.  Cette  inondation  gigantesque  fut,  il  est 
vrai,  de  courte  durée  :  elle  se  retira  avec  le  reflux,  mais  en  laissant 
derrière  elle  le  sentiment  du  danger  qu'avaient  couru  les  Pays-Bas. 
A  la  vue  de  cette  contrée  que  menace  le  niveau  des  fleuves,  que 
secouent  les  vents,  qu'accablent  de  tout  leur  poids  les  marées,  on 
aurait  lieu  de  craindre  pour  le  sol  de  la  Hollande,  pour  ses  richesses, 
pour  son  existence  même,  si  dans  cette  lutte  n'intervenait  un  agent 
d'un  ordre  nouveau,  une  force  morale  qui  fît  contre-poids  aux  puis- 
sances aveugles  de  destruction.  Cette  force  existe  :  jusqu'ici  nous 
avons  vu  le  travail  de  la  nature;  il  nous  reste  à  parler  des  change- 
mens introduits  dans  la  forme  géographique  des  Pays-Bas  par  la 
main  de  l'homme* 

IIL 

Lorsque  les  premiers  habitans  arrivèrent  sur  le  sol  de  la  Néer- 
lande,  que  trouvèrent  ils?  Un  marais.  —  Heureusement  ces  anciens 
pionniers  étaient  les  Bataves  et  les  Frisons  :  les  Bataves  apparte- 
naient à  la  race  saxonne,  race  patiente  et  forte  contre  les  choses,  née 
pour  la  conquête  du  sol;  les  Frisons,  d'origine  orientale,  étaient  ime 


LA    KÉEELANDE    ET   LA   VIE   HOLLANDAISE.  105 

briDciie  du  rameau  Scandinave.  Ils  venaient  à  la  suite  des  glaces 
et  des  blocs  erratiques,  car  les  déluges  d'hommes  suivent  le  chemin 

tncé  jar  la  nature  aux  grandes  débâcles  des  élémens.  Ces  barbares 
mofiamt  de  patrie;  ils  jurèrent  de  s'en  donner  une.  C'était  un 
amie  à  faire;  il  fallait  commencer,  comme  dans  les  cosmogonies 
u&pe^  par  séparer  la  terre  d'avec  les  eaux.  Ce  fiai  lux  de  la  puis- 
flioe  humaine,  cette  seconde  création  dans  laquelle  l'industrie  se 
■OQtre  constamment  la  rivale  de  Dieu,  ce  triomphe  de  l'intelligence 
sv  11  matière,  sur  le  chaos,  tout  cela  ne  fut  pas  l'œuvre  d'un  jour. 
Homme  ne  crée  point  d'une  parole;  il  crée,  comme  la  nature,  avec 
k  coDcours  du  temps  et  le  développement  successif  de  ses  forces. 
Quelques  terres  stériles,  vagues,  effondrées,  que  se  disputaient  alter- 
latiTement  les  crues  des  rivières  et  les  hautes  marées,  voilà  le  ber- 
ceau des  Pays-Bas.  Le  génie  néerlandais  a  grandi  dans  une  lutte 
contre  les  élémens.  Cette  contrée,  qu'habite  une  population  nom- 
brraseet  florissante,  est  un  véritable  pays  artificiel.  Sans  les  Hollan- 
dais, la  Hollande  n'eiisterait  pas.  Cette  patrie  est  leur  ouvrage,  leur 
création,  et  comme  le  Dieu  de  la  Bible,  ils  ont  le  droit  de  trouver  que 
œ  qu'ils  ont  fait  est  bien  fait,  et  vidit  quod  esset  bonum.  Sans  l'art, 
jaoïaîs  une  telle  région  n'eût  vu  le  jour;  sans  l'incessante  vigilance 
de  ses  habitans,  elle  se  perdrait  bientôt.  Sa  naissance  est  un  miracle 
da  génie  humain,  sa  conservation  est  un  prodige.  Nous  allons  étu- 
dier les  conditions  au  milieu  desquelles  cette  annexe  du  continent 
s'est  affermie;  nous  rechercherons  les  procédés  techniques  à  l'aide 
desquels  l'industrie  des  habitans'a  repoussé  les  eaux,  fondé  des  villes 
sardes  sables  mouvans  que  réclamait  et  que  réclame  encore  la  mer, 
CDcbalné  le  cours  des  fleuves,  introduit  l'agriculture  dans  des  terres 
basses  et  inondées,  converti  en  un  mot  la  Hollande  primitive,  — 
noiosun  sol  qu'un  mélange  confus  de  terre  et  d'eau,  —  en  une  des 
plus  délideuses  patries  qui  existent. 

Od  peut  partager  l'histoire  hydraulique  des  Pays-Bas  en  trois 
périodes  :  —  les  travaux  d'endiguement  entrepris  contre  la  mer  et 
les  fleuves,  — la  création  des  polders,  —  l'application  des  machines 
iFassécbement  des  lacs  intérieurs. 

Les  premiers  habitans  se  campèrent  sur  des  tertres  et  des  monti- 
cules qu'ils  avaient  eux-mêmes  élevés.  Cette  position  était  sans  cesse 
inquiétée  par  l'état  primitif  des  fleuves,  sortes  de  torrens  vagabonds, 
ÎDcoDstans  dans  leur  lit,  qui  ravageaient  à  chaque  instant  les  timides 
essais  de  culture.  Il  a  fallu  que  l'art  donnât  des  bords  aux  rivières 
tx  que  les  eaux  apprissent  à  couler  régulièrement  vers  la  mer.  La 
première  date  de  l'endiguement  du  pays  ne  saurait  être  fixée.  On 
crût  que  les  Cimbres  avaient  établi  des  digues  qui  ont  été  détruites, 
pois  relevées  plus  tard  sur  les  mêmes  bases.  Ces  rivages  artificiels 
^  protégé  la  civilisation  naissante;  sans  eux,  la  Hollande  serait 


i(M  REVUE   DBS   DEUX   MONDES* 

restée  ce  qu'elle  était  à  rorigine,  une  terre  inhabitable.  Une  trar- 
dition  veut  que  la  première  digue  de  la  Hollande  méridionale  ait 
été  établie  contre  le  RbÎQ,  aux  environs  de  Leyde,  dans  le  plat  paya*. 
Ce  système  se  répandit  :  on  se  servit  de  semblables  ouvrages  pour 
prévenir  les  irruptions  de  la  Meuse.  Les  historiens  ne  sont  point  d'ac- 
cord sur  l'origine  des  travaux;  les  uns  les  attribuent  aux  seigneurs, 
les  autres  au  peuple.  La  noblesse  avait  autrefois  une  part  dans  réta- 
blissement des  digues;  mais  ce  serait  une  erreur  de  croire  que  les 
châteaux  formassent  les  points  de  départ  du  système  hydraulique; 
beaucoup  de  châteaux,  qui  dominent  le  cours  des  fleuves  et  des  ri- 
vières, sont  au  contiwe  de  date  beaucoup  plus  récente  que  l'en- 
dignement.  Ces  remparts  de  terre  ont  été  construits  d'abord  par  dis- 
tricts; les  propriétaires  du  sol  se  cotisaient  et  formaient  une  sorte 
d'assurance  mutuelle  pour  se  prémunir  contre  le  débordement  des 
eaux.  Les  districts  hydrauliques  furent  plus  ou  moins  étendus, 
plus  ou  moins  bien  constitués  selon  les  besoins  de  la  défense.  Non- 
SQulement  la  noblesse  féodale  fut  étrangère  à  ce  mouvement,  mais 
encore  l'administration  des  eaux  (le  v)a(erstaal)  donna  naissance  à 
une  noblesse  nouvelle,  d'origine  toute  plébéienne.  Les  comtes  des 
digues,  comme  on  appelait  les  inspecteurs  chargés  de  la  surveil- 
Unce  des  fleuves,  jouissaient  de  pouvoirs  très  étendus,  qui  surpas- 
saient même,  dans  les  temps  de  crise,  l'autorité  des  comtes  propre- 
ment dits.  Partout  la  noblesse  s'est  grelTée  à  l'origine  sur  les  conditions 
de  la  conquête;  comme  en  Hollande  l'ennemi  c'était  le  sol,  les  fonc- 
tions qui  avouent  pour  but  la  victoire  de  l'homme  sur  les  élémens 
furent  de  tout  temps  honorées.  Les  travaux  entrepris  dans  les  Pays- 
Bas  pour  rectifier  le  cours  des  rivières  ont  été  véritablement  prodi- 
gieux. Avant  l'ère  chrétienne,  Drusus  avait  fait  creuser  un  canal  pour 
joindre  l'Ysselavec  un  bras  du  Rhin;  un  demi-siède  plus  tard,  les 
Romains  lièrent  un  autre  bras  du  Rhin  avec  le  Leck,  qui  n'était  jus* 
que-là  qu'une  petite  rivière;  enfin,,  de  notre  temps,  de  gigantesques 
ouvrages  ont  réuni  ce  même  Rhin  à  la  Mer  du  Nord.  H  serait  trop  long 
dç  rappeler  les  autres  conquêtes  obtenues  sur  les  rivières  de  la  Hol- 
lande, ces  ennemies  intimes  du  pays.  La  Bible  nous  représente  quel- 
que part  le  génie  de  Babylone  assis  superbement  sur  les  quais  de 
la  ville,  et  se  disant  à  lui-même  :  C'est  moi  qui  ai  fait  l'Euphratel  A  la 
vue  des  magnifiques  canaux  qui  relient  ensemble  les  bras  errans  des 
rivières,  à  la  vue  de  ces  fameuses  digues  qui  retiennent,  comme  les 
bords  d'une  coupe,  les  flots  toujours  prêts  à  déborder,  le  génie  de  la 
Hollande  peut  dire  avec  encore  plus  de  vérité  :  C'est  moi  qui  ai  fait 
le  RhinI  c'est  moi  qui  ai  fait  la  Meuse!  —  La  nature  n'avait  donné 
aux  Pays-Bas  que  des  cours  d'eau  incertains  et  ravageurs  :  de  ces 
cours  d'eau ,  l'industrie  nationale  a  fait  des  fleuves. 
Les  procédés;  d'endiguemenl  varient  avec. la.  nature  des  obstacles. 


LA    KtMMUamE   ET  LA  TIE   HOLLANDAISE.  107 

fiif'agit  de  surmonter.  Ici»  les  digues  sont  de  simples  roumiHode 
tmt  ailleurs,  on  couvre  le  sol  inégal  ou  mou  d'une  couche  de  fas- 
QBfis  quelquefois  même  il  est  nécessaire  de  soutenir  ces  remparts 
mk\à  brique.  Malgré  ces  grands  ouvrages,  bien  faits  pour  don* 
KroK  idée  considérable  du  peuple  qui  les  a  élevés,  Tétat  desti- 
nais de  la  Hollande  laisse  encore  à  désirer.  Une  commission,  nom* 
léf  par  Guillaume  I^,  publia  en  1827  un  volumineux  rapport  sur  les 
■aUeurs  moyens  de  provoquer  Técoulement  des  eaux.  La  plupart 
è  os  projets  pour  raméUoration  des  rivières  ne  figurent  encore  que 
nrb  carte  :  les  difficultés  d'exécution,  jointes  à  Tembarras  des 
ionces,  les  ont  fait  pemeltre  à  un  temps  indéterminé.  D'un  autre 
(été, une  opmion  toute  contraire  s* est  produite  depuis  ces  dernières 
nuées,  fie  ce  que  le  système  d'endiguement  n'est  pas  toujours  eOi- 
Qce  contre  le  débordement  des  eaux,  quelques  écrivains  ont  conclu 
qi'oD  avait  eu  tort  d'endiguer  les  rivières.  Ce  paradoxe  a  été  sou- 
tem  par  Bilderdijk,  un  des  plus  grands  poètes  et  un  des  meilleurs 
esprits  de  la  Hollande.  Le  principal  grief  sur  lequel  on  s'appuie 
pov  accuser  V  intervention  de  l'art  dans  les  ouvrages  de  la  nature 
est  tiré  de  Tétat  actuel  des  rivières.  Le  Ut  des  rivières  en  Hollande 
t'èlèfe  iasensiblement  et  toujours;  les  digues  doivent  s'élever  dans 
h  même  proportion,  et  en  s' élevant  elles  faiblissent  Fort  des  dan- 
gers que  suspend  sur  le  pays  cette  situation  des  eaux,  on  s'est  de- 
mndé  s'il  n'aurait  pas  mieux  valu  abandonner  les  rivières  à  tous 
birs  caprices.  Ces  hvières,  dit-on,  auraient  tracé  elles-mêmes 
kor  vie  à  travers  les  terrains  d'alluvion,  et  la  Hollande  se  ti^ouve- 
nit  aujourd'hui  moins  menacée  d'être  emportée.  Ces  visions  poéti- 
qoes  rentrent  dans  le  système  de  Jean-Jacques  Rousseau,  —  l'opti* 
■isiBede  Vètat  de  nature.  Sans  les  travaux  d'endiguemeni,  les  fleuves 
ne  se  seraient  point  tenus  dans  leur  lit,  l'agriculture  n'aurait  point 
obtenu  le  rang  qu'elle  a  conquis  en  Hollande,  les  élémens  de  l'état 
soQil  ne  se  seraient  jamais  dégagés  de  la  confusion  et  de  la  barba- 
ne.  L'art  dmt  soutenir  la  nature,  a  Si,  par  suite  de  la  résistance  op- 
posée aox  forces  aveugles  et  aux  élémens  destructeurs,  la  nature 
proteUe,  si  même  elle  se  venge  par  des  menaces  de  la  contrainte 
^'qo  lui  impose,  c'est  à  l'industrie  bumaine  de  découvrir  dans  ses 
ressonrees  UmjcHirs  croissantes  de  nouvelles  armes  pour  combattre 
iedaoger.  Halgré  l'élévation  des  digues,  qui  montent,  il  est  vrai,  sur 
certains  points  à  des  hauteurs  conâdérables,  les  nxptures  et  les 
ioQodatîiMis  sont  aujourd'lmi  moins  fréquentes  en  Hollande  que  dans 
ki  derniers  siècles.  Ces  fleuves  qui  coulent  au-dessus  des  terres 
voisines  se  laissent  mieux  contenir  qu'autrefois  dans  leurs  rivages 
irtificiels.  Il  est  cuneux,  quand  on  voyage  en  barque  ou  en  bateau 
à?apeur»  de  jeter,  du  haut  des  rivières,  un  regard  sur  les  campa- 


108  REVUE  DES  DEUX   MONDES. 

gnes,  qui  se  trouvent  comme  encaissées,  et  de  suivre,  le  long  des 
bords  élevés  par  la  main  de  Thomme,  le  cours  de  ces  eaux  mécon- 
tentes, mais  enchaînées. 

L'éducation  des  rivières,  qu'on  nous  permette  cette  image,  n'aurait 
encore  rien  été  sans  un  système  d'endiguement  et  de  protection  contre 
la  mer.  L'Océan,  cette  grande  force  de  destniction,  se  limite  lui- 
même  par  ses  dunes;  mais  l'industrie  humaine  a  dû  soutenir  et  for- 
tifier la  ceinture  de  sables  derrière  laquelle  s'abritent  les  Pays-Bas. 
La  première  fois  qu'on  voit  moutonner  de  loin  ce  troupeau  de  col- 
lines nues  ou  recouvertes  d'une  sèche  végétation,  on  est  frappé  du 
caractère  sérieux  qu'elles  donnent  aux  côtes  de  la  Hollande.  Les  ha- 
bitans  distinguent  trois  rangs  de  dunes  :  les  dunes  extérieures,  c'est- 
à-dire  celles  qui  touchent  la  mer,  les  dunes  du  milieu,  qui  sont  les 
plus  hautes  et  les  plus  larges,  et  les  dunes  intérieures,  qu'on  croit 
être  les  plus  anciennes.  Cette  triple  défense  naturelle,  dont  les  géo- 
logues attribuent  la  formation  à  l'action  combinée  des  vagues  et  des 
vents,  pourrait  servir  à  déterminer  la  date  de  la  naissance  des  côtes, 
si  la  proportion  suivant  laquelle  les  sables  s  avancent  dans  Tin térieur 
des  terres  n'était  variable,  et  ne  rendait,  par  conséquent ,  ce  chro- 
nomètre fort  douteux.  Comme  le  pays  est  généralement  plat,  ces 
dunes  forment  des  chaînes  de  montagnes  relatives.  Ces  ouvrages 
avancés,  qui  servent  de  boulevart  contre  les  eaux  et  d'abri  contre  les 
tempêtes,  exigent  un  constant  entretien.  Les  Hollandais  garnissent 
leurs  dunes  avec  une  espèce  de  jonc  ou  de  roseau  qui  est  connu  sous 
le  nom  de  arundo  arenosa,  roseau  des  sables.  On  le  plante  au  prin- 
temps ou  en  automne,  et  on  l'abrite  des  vents  dangereux  avec  de  la 
paille.  Quand  cette  herbe  a  pris  racine,  elle  relie  et  consolide  la 
masse  mouvante  des  sables  :  c'est  le  ciment  végétal  des  côtes  de  la 
Hollande.  Les  dunes  ont,  outre  les  vents,  un  ennemi  très  sérieux,  le 
lapin.  Cet  infatigable  mineur  attaque  sourdement  le  sol  desséché  qui 
s'élève  comme  un  bourrelet  entre  la  mer  et  l'intérieur  du  pays.  Il 
faut  donc  une  continuelle  surveillance  pour  réparer  les  dégâts  com- 
mis par  ce  faible  animal.  Sur  tous  les  points  du  littoral  où  les  dunes, 
ces  digues  naturelles,  n'existaient  pas,  on  les  a  créées  ;  quelquefois 
même  il  a  été  nécessaire  de  soutenir  par  des  ouvrages  de  bois,  de 
pierre  ou  de  caillou tage  les  côtes  ruinées.  La  vue  de  ces  travaux 
donne  une  grande  idée  de  la  puissance  de  l'homme.  Il  est  difTicile 
d'imaginer  ce  que  les  Hollandais  ont  mis  de  persévérance,  de  cou- 
rage et  de  sagacité  dans  ce  système  combiné  de  défense  naturelle  et 
ariificielle  qui  forme  aujourd'hui  le  bouclier  de  la  Hollande  contre  la 
mer. 

Pour  comprendre  l'étendue  et  la  nature  des  dangers  auxquels 
échappent  tous  les  jours  les  Pays-Bas,  il  faut  se  représenter  ce  que 


LA    NÉERLANDE    ET  LA   VIE   HOLLANDAISE.  109 

te  ingénieurs  hollandais  appellent  l'échelle  des  eaux.  On  sait  déjà 
qo^one  grande  partie  de  la  Néerlande  est  située  fort  au-dessous  du 
BTfaade  la  mer  et  des  rivières.  Pour  évaluer  ces  différences  de  po- 
sfeiofljarl  a  tracé  une  ligne  imaginaire  qu'on  a  nommée  le  niveau 
fittterdam.  Ce  plan  est  aux  autres  degrés  de  l'échelle  hydraulique 
flpqœ  le  zéro  du  thernoomètre  est  aux  différens  degrés  de  la  tempé- 
ntare.  En  partant  de  cette  base,  on  a  pu  se  former  une  idée  de  la 
^itoation  relative  de  la  terre  et  des  eaux  dans  le  royaume  des  Pays- 
Bas.  Les  résultats  de  ces  calculs,  il  faut  bien  le  dire,  n'ont  rien  de 
rassurant.  Durant  les  mauvais  temps  ou,  pour  parler  la  langue  locale, 
daraot  la  tempête  du  nord-ouest,  la  marée  monte,  près  de  Katvijk, 
à 8" 40;  la  marée  de  la  Meuse,  près  de  Rotterdam,  s'élève  à  3™  20,  et 
ceDedu  Leeck,  près  de  Vianen,  s'élance  à  5"80  au-dessus  du  niveau 
f  Amsterdam.  On  voit  d'ici  ce  que  deviendrait  un  pays  placé  dans  de 
teDes conditions,  si  la  main  de  l'homme  venait  à  se  retirer.  L'indus- 
triel tiré  la  Hollande  du  néant;  c'est  l'industrie  qui  la  conserve.  Au 
système  des  digues  se  lie,  comme  moyen  de  défense  contre  les  eaux, 
!e  sjslème  des  écluses.  —  On  a  dit  que  les  Hollandais  n'avaient  pas 
farchitecture  :  quelques  monumens  civils  ou  religieux  protestent 
contre  celte  opinion  beaucoup  trop  exclusive;  mais  il  faut  se  souvenir 
qoe  toujours  l'art  de  bâtir  se  moule  sur  la  nature  et  sur  les  néces- 
sités d'un  pays.  Or  en  Hollande  l'architecture  vraiment  nationale 
est  l'architecture  hydraulique.  Celle  ci  a  jeté  des  constructions  im- 
ineoses,  colossales.  Les  premières  écluses  étaient  de  bois  :  aujour- 
f  bui  ce  sont  des  monumens  de  pierre,  et  les  plus  magnifiques  ou- 
vrages qu'on  puisse  voir.  Le  propre  de  cet  art  n'est  pas  l'élégance, 
c'est  la  force.  Pour  se  faire  une  idée  du  style  de  pareils  travaux,  il 
faut  visiter  les  grandes  écluses  d'Amsterdam,  et  surtout  les  construc- 
tions de  Katvijk.  Cette  forteresse,  élevée  contre  la  mer,  a  vraiment 
UD  caractère  sévère  et  imposant.  Trois  écluses  se  succèdent  à  l'em- 
bonchure  du  Rhin,  dans  le  canal  destiné  à  soutenir  le  cours  défail- 
lant des  eaux,  et  protègent  de  ce  côté  la  Hollande.  Les  jours  de 
grande  tempête,  on  juge  prudent  de  faire  des  concessions  à  la  mer  : 
les  portes  de  l'écluse  la  plus  avancée  vers  l'embouchure  du  fleuve 
fivrent  passage  aux  vagues,  qui  courent  furieuses  jusqu'à  la  seconde 
écluse  et  s'y  brisent.  Ces  masses  de  pierre  qui  tiennent  tète  à  l'Océan, 
ces  puissantes  machines  que  dirige  un  art  fondé  sur  Texpérience, 
ces  portes  qui  s'ouvrent  et  se  ferment  selon  le  courant  et  le  niveau 
des  eaux,  selon  la  direction  des  vents,  tout  cela  révèle  l'existence 
d'un  système  admirable  et  compliqué;  tout  cela  annonce  une  sorte 
de  providence  administrative  qui  veille  sur  la  Hollande.  Dans  les 
wtrcs  pays  de  la  terre,  celui  gui  met  un  frein  à  la  fureur  des  flots, 
c'est  Dieu;  ici,  on  dirait  volontiers  que  c'est  l'homme. 


110  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Les  digues,  les  écluses,  tous  ces  grands  ouvrages  de  défense  éle- 
vés contre  les  eaux  extérieures,  comme  on  appelle  ici  les  fleuves  et 
la  mer,  n'auraient  point  sufii  à  rendre  la  Hollande  habitable,  si  le 
pays  n*eût  trouvé  encore  l'art  de  se  débarrasser  des  eaux  intérieures. 
Par  suite  des  pluies,  des  crues  et  des  débordemens  de  rivières,  3 
s'était,  de  date  immémoriale,  formé  des  flaques,  des  lagunes,  de  per- 
pétuels marais,  qui  s'étendaient  très  avant  dans  les  terres,  et  qui 
défiaient  partout  la  culture.  Une  autre  cause  de  la  présence  des  eaux 
était  l'extraction  de  la  tourbe.  Manquant  de  bois,  les  habitans  se  vi* 
rent  contraints  de  fouiller  la  terre  pour  se  chauffer,  et  les  tourbières 
exploitées  ne  tardèrent  point  à  se  changer  en  lacs.  La  Hollande  pré-- 
sentait  alors  ce  singulier  spectacle  d'un  peuple  sans  cesse  menacé 
par  les  inondations  et  occupé  sans  cesse,  malgré  lui,  à  faire  de 
l'eau.  C'est  contre  un  tel  état  de  choses  et  contre  de  tels  dangers  que 
l'art  hydraulique  était  appelé  à  réagir  par  la  création  des  polders. 
On  appela  ainsi,  d'un  mot  hollandais  qui  veut  dire  terres  endiguées, 
les  anciens  marécages  que  les  premiers  habitans  entourèrent  d'en- 
clos, de  faibles  digues,  et  qu'ils  munirent  de  grossières  écluses.  Le 
système  des  polders  se  développa  avec  les  progrès  de  l'agriculture 
et  de  l'industrie.  Dans  l'enfance  de  l'art  hydraulique,  on  ignorsdt 
l'emploi  des  machines.  Ce  n'est  que  plus  tard  qu'on  mit  à  contribu- 
tion, pour  le  dessèchement  des  terres,  un  des  ennemis  de  la  Hol- 
lande, le  vent.  On  ne  saurait  dire  où  l'on  a  construit  d'abord  les 
premiers  moulins  occupés  à  tirer  l'eau  des  polders.  Une  tradition 
porte  à  croire  que  ce  système  fut  pratiqué  en  Hollande  vers  le  com- 
mencement du  XV»  siècle.  On  raconte  qu'en  1408,  il  y  avait  à  Alkmar, 
dans  la  Hollande  septentrionale,  un  certain  Florent  Alkmade,  qui 
avait  établi  un  moulin  hydraulique  à  vent.  Ce  moulin  servit  de  mo- 
dèle à  beaucoup  d'autres  machines  du  même  genre,  et  l'invention  se 
répandit  bientôt  dans  les  districts  même  éloignés. 

D'abord  ces  moulins  étaient  chétifs  et  incomplets:  ils  ne  pouvaient 
fonctionner  que  dans  une  seule  direction  du  vent,  celle  du  nord-ouest, 
mais  peu  à  peu  ils  grandirent  en  puissance.  A  la  fin  du  xv*  siècle, 
l'emploi  des  moulins  dans  les  polders  hollandais  s'était  généralisé.  De 
cette  époque  datent  l'endiguement  régulier  des  terres  basses,  l'établis- 
sement des  fossés  pour  la  décharge  et  la  conduite  des  eaux,  la  con- 
struction d'écluses  pour  maintenir  le  niveau  entre  les  réservoirs,  en 
un  mot  un  système  tant  soit  peu  scientifique  d'assèchement.  Par  cette 
découverte,  l'état  intérieur  du  pays  fut  changé,  l'agriculture  put  naî- 
tre. Aujourd'hui  des  moulins  de  toutes  formes  et  de  toutes  dimensions 
s'élèvent  au  milieu  des  riches  campagnes  qu'ils  déchargent  du  su- 
perflu des  eaux;  leurs  ailes  agitées  se  confondent  à  distance  dans  un 
ciel  tranquille,  et  donnent  au  paysage  un  caractère  singulier.  Quel- 


LA    NÊERLAHB&   EX  LA   Vi£   HOLLANDAISE.  114 

^tfsmss  de  CCS  moulins  sont  de  véritables  édifices  qui  vont  chercher 
k\"wUdes  hauteurs  considérables;  d'autres  plus  petits,  construits 
a  brique  ou  en  bois,  n'en  étalent  pas  moins  un  véritable  luxe  : 
lecoinerts  d'un  manteau  de  chaume  qui  les  abrite  contre  la  pluie, 
Je  oootrent  avec  orgueil  Taxe  qui  porte  les  ailes  orné  de  reliefs  et 
èdorures  (i).  Cette  coquetterie  champêtre,  ces  grandes  voiles  qui 
bésûsseùi  dans  Tair  comme  les  ailes  d*oiseaux  gigantesques  et  fabu- 
Irh,  ce  tiC'iac  mêlé  au  bruit  entrecoupé  des  eaux,  tout  cela  répand 
m  la  nature  si  calme  de  la  Hollande  un  mouvement  et  un  charme 
fi  OD  ne  peut  déGnir.  Ailleurs  les  moulins,  ces  monumens  de  la  vie 
paâtorale,  ne  sont  guère  appropriés  qu'à  un  seul  usage;  ici  au  con- 
tnire,  ce  sont  des  noachines  hydrauliques,  des  scieries,  des  instru-^ 
mens  de  mouture.  On  voit  des  polders  desservis  par  un  seul  petit 
Douliû,  on  en  rencontre  d'autres  que  plusieurs  grands  moulins  tra- 
niUeot  à  dessécher.  Auti^efois  on  se  bornait  à  débarrasser  des  eaux 
superflues  les  terrains  peu  bas;  mais  depuis  que  la  science  a  fait  des 
progrès,  on  met  le  vent  à  rattache  pour  épuiser  même  les  maiais 
profonds.  L'art  des  polders  a  fait  à  la  Hollande  une  seconde  nature. 
Ce  pays  se  trouve  placé,  sous  le  rapport  agricole,  dans  des  condi- 
tions toutes  particulières  :  ailleurs  il  faut  créer  les  produits  du  sol, 
ici  il  a  fallu  créer  le   sol  lui-même.   Lorsque  maintenant  on  voit 
cette  terre,  créée  et  entretenue  par  la  main  de  l'homme,  se  couvrir, 
Tété,  de  gras  pâturages,  de  fruits  et  de  légumes,  souvent  même 
f  abondantes  moissons,  on  ne  saurait  trop  admirer  les  conditions  de 
firt  qui  ont  changé  un  sol  perdu  sous  les  eaux  en  un  jardin  de  plai*- 
sir  et  de  fertilité. 

Cne  des  difficultés  consistait  à  maintenir  l'équilibre  entre  les  inté- 
rêts particuliers  des  polders  et  les  intérêts  généraux  du  système 
hydraulique  auquel  la  Hollande  doit  son  existence.  Tout  cela  ne  pou- 
Tiit  être  réglé  que  par  une  administration  pourvue  de  connaissances 
précises  et  délicates.  Quand  on  songe  que  la  mer  est  pour  la  Hol- 
lande un  ennemi  infatigable,  qucuid  on  réfléchit  à  ce  réseau  de  di- 
gnes, de  remparts,  de  canaux  qui  se  relient  entre  eux  et  se  rappor- 
tent à  un  système  d'unité,  quand  on  calcule  les  conséquences 
lirribles  de  la  moindre  négligence  dans  un  pays  où  un  trou  de 
tanpe  ou  de  rat  peut  mettre  en  question  la  sûreté  d'une  digue  et  ou- 
vrir le  passage  aux  eaux,  on  ne  s'étonne  plus  que  de  tout  temps  les 
fimctions  du  walerstaat  aient  été  considérées  comme  très  impor- 
tantes. Ces  fonctions  étaient  conférées  par  les  états-généraux  et  seu- 
il) U  fut  Toir  à  DeKi,  dans  la  salle  des  modèles,  toutes  les  modifications,  tous  les 
pmn  de  peifectiofioeiDent  que  ces  machines  à  yent  sont  susceptibles  de  recevoir. 
Itt  gnads  monlii»  ea  piene  serrant  aia  desséchemens  profonds  ceàtoKl>  jusiipi'à 
«,••0  îansa. 


112  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

lement  aux  hommes  du  culte  réformé.  A  Delft,  il  existe  aujourd'hui 
une  école  spéciale  dans  laquelle  on  forme  des  élèves  pour  le  génie 
hydraulique.  Ce  corps  d'ingénieurs  civils  est  la  véritable  armée  qui 
veille  à  la  défense  du  pays.  On  ne  se  figure  point  avec  quelle  science 
doivent  manœuvrer  les  écluses  pour  ne  point  ouvrir  les  portes  à> 
l'ennemi,  ni  quel  art  pratique  et  minutieux  doit  présider  dans  tout 
l'intérieur  du  pays  à  l'harmonie  des  eaux.  Notre  conviction  est  que 
les  Hollandais  sont  seuls  capables  de  cette  surveillance  continuelle  et 
méthodique,  de  ce  travail  sans  distraction,  faute  duquel  leur  pays 
disparaîtrait  à  chaque  instant  sous  les  fleuves  ou  sous  la  mer.  C'est 
à  leur  persévérance,  aux  lumières  de  leurs  ingénieurs,  à  des  dé- 
penses énormes,  au  concours  de  tous  les  citoyens,  que  la  Hollande 
doit  de  lutter  contre  les  flots  et  de  surnager,  luctor  et  emergo. 

Les  succès  obtenus  dans  l'assèchement  des  polders,  dont  quel- 
ques-uns se  trouvent  placés  à  quatre  et  cinq  mètres  au-dessous  des 
terrains  naturels,  devaient  inspirer  à  l'homme  une  grande  confiance 
dans  ses  forces.  Ce  fut  en  eflet  comme  une  prime  d'encouragement 
pour  ouvrir  des  travaux  plus  hardis  encore.  Au  xvir  siècle,  des 
étendues  de  terre  considérables  furent  pour  ainsi  dire  tirées  du  sein 
des  eaux.  Le  premier  dessèchement  sur  une  grande  échelle  se  fit  dans 
la  Hollande  septentrionale  en  1614.  Des  lacs  formés  par  la  nature, 
notamment  ceux  du  Beemster,  du  Purmer  et  duShermer,  se  changè- 
rent sous  la  main  de  l'industrie  en  une  des  campagnes  les  plus  belles 
et  les  plus  riches  des  Pays-Bas  (1).  Un  observateur  de  ce  temps-là, 
William  Tempel,  nous  raconte  sa  surprise  et  son  admiration  quand 
il  vit  un  ancien  lac  de  deux  lieues  de  large  (le  Beemster)  sur  le- 
quel paissaient  des  bœufs  !  Ce  sol,  divisé  en  canaux,  traversé  par  des 
voies  régulières,  des  avenues  d'arbres,  formait  déjà  de  son  temps  le 
plus  joli  paysage  qu'on  pût  imaginer.  De  1608  à  1640,  vingt-six 
lacs  se  transformèrent  ainsi  dans  la  même  province  en  polders.  En 
1820,  on  comptait  dans  la  Hollande  septentrionale  plus  de  six  mille 
hectares  mis  à  sec.  Dans  la  Hollande  méridionale,  le  chifl*re  des 
terres  restituées  à  l'agriculture  était  en  1844  de  vingt-neuf  mille 

(1)  Une  chronique  locale  rapporte  que  les  desséchemens  dans  la  Hollande  septentrio- 
nale furent  faits  par  un  particulier.  C'était  un  marin  ou  im  pécheur.  11  avait  vu  la 
grande  flotte  envoyée  par  Philippe  11  contre  la  Hollande  et  l'Angleterre;  il  avait  été 
aussi  témoin  du  désastre  de  cette  flotte  battue  par  la  tempête,  qui  perdit  de  tous  les 
eûtes  ses  vaisseaux;  il  avait  surtout  gardé  le  souvenir  d'un  beau  navire  tout  chargé  de 
fer  et  d'or  qu'il  avait  vu  couler  à  fond.  Ayant  entendu  parler  des  frais  considérables  que 
devait  entraîner  le  dessèchement  du  Purmer,  il  se  mit  en  tête  de  reprendre  à  la  mer  les 
richesses  qu'elle  avait  englouties  sous  ses  yeux.  H  se  rendit  dans  cette  intention  sur 
la  côte  d'Irlande,  fit  plusieurs  voyages  mystérieux,  et  sut  enfin,  par  des  manœuvres  * 
habiles,  découvrir  la  Californie  sous-marine.  C^est  avec  l'or  tiré  de  la  caisse  du  bâtiment 
espagnol  que,  selon  la  chronique,  le  lac  aurait  été  converti  en  terre  ferme. 


LA   NÉERLANBE   ET  LA   YIE   HOLLANDAISE.  113 

hectares.  Dans  ces  derniers  temps,  on  a  encore  épuisé  les  eaux  du 
polder  iNootdorp,  qui  était  un  marais,  et  où  il  y  a  maintenant  un  pe- 
tit village.  La  Hollande,  à  laquelle  la  nature  semble  avoir  dénié  tous 
les  élémens,  pour  nous  servir  des  expressions  de  Dante ,  a  su  se 
donner  par  le  travail  ce  que  la  nature  lui  avait  refusé.  Cette  histoire 
de  terres  appelées  du  fond  des  eaux  et  répondant  à  l'homme:  «  Nous 
Yoici,  M  semblerait  une  histoire  merveilleuse,  si  les  moyens  à  l'aide 
desquels  s'opéra  ce  miracle  de  l'industiie  n'étaient  connus.  Ces 
moyens  sont  d'ailleurs  très  simples  :  jusqu'ici  tous  les  desséchemens 
ont  été  accomplis  par  le  travail  des  moulins  à  vent,  et  ce  n'est  qu'à 
ane  époque  récente  qu'on  a  mis  en  œuvre  des  agens  plus  puissans, 
dont  il  nous  reste  à  parler. 

Malgré  tant  de  victoires  remportées  sur  l'ennemi  intérieur,  un 
hôte  dangereux  et  remuant  inquiétait  la  province  de  Hollande;  nous 
voulons  parler  du  lac  de  Harlem.  Ce  lac,  les  Hollandais  l'avaient  vu 
naître.  L'histoire  de  sa  formation  doit  être  étudiée  sur  les  anciennes 
cartes  :  on  suit  alors  pas  à  pas  les  développemens  de  cette  masse 
d'eau,  qui  avait  fini  par  intimider  la  ville  de  Leyde  et  la  ville  d'Am- 
sterdam. 11  existait  en  1531,  dans  les  environs  de  Harlem,  quatre 
petits  lacs  insignifians,  et  à  côté  de  ces  lacs  florissaient  trois  vil- 
lages, dont  les  noms  ont  été  conservés  :  Nieukerk,  Dorp  Ryk  et  Wijk 
Huysen  {Cinq- Mai  sons).  En  1591,  un  des  trois  villages  avait  déjà 
disparu;  en  1647,  c'en  était  fait  des  deux  autres.  Les  lacs  étaient 
d'aî>ord  séparés;  en  1531,  il  existait  entre  le  lac  de  Harlem  et  ce- 
lui de  Leyde  une  ouverture  encore  si  étroite  qu'on  pouvait  la  pas- 
ser sur  une  planche;  en  1647,  les  quatre  lacs  s'étaient  réunis,  et 
leurs  noms  particuliers  s'étaient  confondus  dans  celui  de  /laarlemmer 
meer.  Il  n'y  avait  plus  qu'un  point  de  terre,  le  Beinsdorp,  qui  sur- 
nageait; en  1687,  le  Beinsdorp  avait  diminué,  et  le  lac  s'accrois- 
sait toujours  (1).  Dans  ces  derniers  temps,  il  avait  atteint  onze  lieues 
de  circonférence.  C'était  une  mer,  et  une  mer  orageuse.  Sur  cette  mer 
s'étaient  livrées  des  batailles  navales,  des  flottes  de  soixante- dix  bâti- 
mens  plats  avaient  manœuvré,  plusieurs  vaisseaux  avaient  péri  (2). 
Nous  avons  vu  à  Harlem,  dans  le  cabinet  d'histoire  naturelle  du  doc- 
teur van  Breda,  deux  individus  du  genre  silurus  glanis,  qui  avaient 

(1)  Voici  des  chiffres  exacts  sur  la  proportion  de  ces  agrandisscmeDs  successifs  : 

En  1531,  le  lac  avait    6,585  morgen  ou  arpens  de  HoUande. 
En  1591,  lî,375  id. 

En  1647,  17,080  id. 

En  1687,  18,000  id. 

En  1806,  Î0,000  id. 

(2)  11  existe  à  la  bibliothèque  de  La  Haye  un  liyre  hoUandais  avec  des  gravures  re- 
présentant ces  vaisseaux  et  leurs  manœuvres  de  conabat. 

Toai  n.  8 


l'U  RETV£   DES  DEUX   MONDES. 

été  péchés  dans  le  lac,  et  qui  appartiennent  à  la  plus  grande  taille' 
des  poissons  d'eau  douce.  Tour  à  tour  d'humeur  calme  ou  violente^ 
oe  lac  paraissait  se  comporter  selon  des  lois  à  lui.  Le  1"  novembre. 
1755,  on  Tavait  vu  s'émouvoir  au  moment  du  fameux  tremblement 
de  terre  de  Lisbonne,  et  l'on  n'apercevait  rien  de  cette  agitation 
dans  la  mer.  La  traversée  de  ses  eaux  était  périlleuse;  il  y  avait  eu. 
des  naufrages.  Comme  ces  animaux  qui  deviennent  plus  méchana 
avec  les  années,  le  lac  de  Harlem  se  montrait  de  jour  en  jour  d'un 
caractère  plus  tempétueux.  A  chaque  gros  temps,  on  voyait  dans 
cette  mer  intérieure  des  montagnes  d'eau  se  soulever,  battre  avec 
une  grande  force  les  ouvrages  de  défense,  et  s'écrouler  sur  les  borda 
avec  beaucoup  d'écume.  C'était  un  voisin  incommode  et  dangereux; 
si  les  ouvrages  dans  lesquels  on  le  contenait  à  peine  fussent  venus 
à  céder,  le  lac  se  serait  jeté  dans  d'anciennes  tourbières  inondées  et 
eût  recruté  là  de  nouvelles  forces  pour  menacer  toute  la  Hollande. 
On  dépensait,  d'un  autre  côté,  à  combattre  ses  empiélemens  et  à  le 
refouler  dans  son  lit  autant  d'argent  qu'il  en  eût  fallu  pour  le  mettre 
à  sec.  Cependant  le  lac  de  Harlem  continuait  d'exister,  lorsque,  le 
9  novembre  1886,  les  eaux,  chassées  par  un  vent  d'ouest  furieux, 
s'élancèrent  par-dessus  les  digues  et  les  routes,  et  arrivèrent  jus- 
qu'aux portes  d'Amsterdam.  Cet  événement  décida  du  sort  duiffooir- 
lemtner  meer.  Le  lac  avait  menacé  Amsterdam,  Amsterdam  dit  au 
lac  :  Tu  disparaîtras. 

De  ce  jour  en  effet,  son  arrêt  fut  prononcé;  il  ne  s'agissait  plus 
que  de  trouver  les  moyens  pour  exécuter  la  sentence.  Le  dessèche- 
ment du  lac  de  Harlem  avait  été  plusieurs  fois  proposé,  et  divers 
systèmes  avaient  été  mis  au  concours.  En  1643,  un  ingénieur  et 
faiseur  de  moulins  dans  la  Nord-Hollande,  Jean-Adrien  Leegh  Water, 
voyant  le  péril  qui  menaçait  la  Hollande,  si  le  lac  de  Harlem  conti- 
nuait d'exister,  avait  publié  à  Amsterdam  un  petit  ouvrage  dont  la 
conclusion  était  :  a  II  faut  se  débarrasser  de  cette  masse  d'eau  rui- 
neuse et  envahissante,  ergo  delendum  est  mare!  »  A  cet  ouvrage,  — 
Haarlemmer  meer  Boek, —  étaient  joints  un  plan  de  dessèchement  et 
une  carte.  L'auteur  du  projet  avait  besoin  de  cent  quarante  moulins, 
pour  déverser  l'eau  du  lac  dans  la  mer.  Ce  projet  rencontra  plus 
d'un  genre  d'objections  :  il  aurait  fallu  que  le  vent  se  fit  sentir  vite 
et  longtemps  dans  la  même  direction  pour  que  les  moulins  travail- 
lassent convenablement.  Beaucoup  d'autres  systèmes  se  produisirent; 
mais  pour  extraire  cette  puissante  masse  d'eau,  il  fallait  une  force 
considérable,  indépendante  des  variations  de  l'atmosphère,  soumise 
seulement  et  entièrement  à  la  volonté  de  l'homme.  Ces  plans  em- 
bryonnaires n'étaient,  relativement  aux  moyens  d'exécution,  que  des 
utopies;  il  leur  manquait  une  découverte  qui  levât  tous  les  obstacles 


lA    NÊEKULSIDE    £T  LA   Tl£  HÛUANDAISE.  116 

Htjn rendit  praUcables  toutes  les  hardiesses  du  génie  humain,  il 
ksiBasquait  la  vapeur.  La  force  de  la  vapeur  trouvée,  l'asséche- 
jMit  dfl  iac  de  Harlem  était  décrété  en  principe.  Cette  invention 
■odone  changea  en  effet  de  fond  en  comble  les  conditions  de  cette 
«ne  difficile  et  jusque-là  téméraire.  Au  mois  d'avril  18A0  partit 
àkHollande  pour  se  rendre  en  Angleterre  une  commission  char- 
fée  de  faire  des  recherches  sur  la  vapeur  et  sur  les  machines  d'épui- 
jMKst  On  sait  quel  parti  la  Grande-Bretagne  a  tiré  du  nouveau  mo- 
leBr,i  quelles  profondeurs  elle  est  allée  chercher  Teau  de  ses  mines, 
Ai  fâide  de  quelles  puissantes  pompes  elle  a  chassé  cette  eau  vers 
ksorface;  mais  rien  de  tout  ce  qui  avait  été  fait  et  pratiqué  jusque-là 
l'âait  applicable  à  l'entreprise  du  lac  de  Harlem  :  il  fallait  un  sys- 
tème de  machines  tout  nouveau.  Après  quelques  essais,  les  princi- 
pnx  organes  du  nouvel  appareil  furent  constitués.  C^était  moins 
ne  machine  qu'un  être  colossal  et  animé;  on  lui  donna  le  nom  de 
Utjà  Waier^  en  souvenir  de  celui  qui»  le  premier,  avait  osé  conseil- 
ler le  dessèchement  de  cette  mer  (1).  LeLeegh  Water  commença  tout 
lenl  Tépui^ement  des  eaux  le  7  juin  18A8.  Deux  autres  machines,  le 
Cn^his  et  le  Ltjnden,  vinrent  à  son  aide,  Tune  le  7  juin  18Â8,  et 
lautre  au  conunencement  d'avril  i8&9.  Aujourd'hui  le  dessèchement 
est  on  fait  accompli.  Lorsque  nous  visitâmes  dernièrement  le  lac  de 
brlem,  cette  redoutahle  mer  intérieure  n'existait  déjà  plus.  Le  Leegh 
Water  travaillait  encore,  mais  c'était  à  soutirer  les  eaux  superflues 
fim  petit  bassin,  faible  et  dernier  vestige  de  ce  qui  avait  été  le 
MêÊrltmmer  mur.  L'édifice  qui  contient  la  machine  est  une  tour 
ronde,  placée  au  midi  de  l'ancien  lac  et  assise  sur  une  forêt  de  pi- 
lotis. Les  constructions  de  l'industrie  moderne  ressemblent  quel- 
quefois à  celles  de  la  féodalité;  dans  les  unes  et  les  autres,  l'art  s'est 
proposé  d'installer  la  force  matérielle.  Seulement  dans  les  anciennes 
iMirs  résidait  la  puissance  de  destruction,  tandis  que  ce  bastion  co- 
bna],  debout  au  milieu  des  eaux  vaincues,  effacées,  représente  ici  la 
{Nûssanoe  d'utilité.  A  cette  tour  est  adossé  un  bâtiment  carré  pour 
las  cbaudiëres.  Il  nous  a  été  permis  de  visiter  les  pièces  intérieures 
Al  Leegh  Wederr  dont  quelques-unes  sont  d'une  grandeur  inconnue 
jusqu'ici  dans  le  inonde  mécanique.  Le  Leegh  Water  ne  fonctionne 
pas;  il  travaille,  il  vit,  tant  une  économie  intelligente  préside  à  tous 
ses  mouvemens.  Onze  pompes,  vastes  et  puissans  suçoirs,  fixées  au 
iaoc  de  la  tour,  lui  donnent  l'ah:  d'un  polype  gigantesque  occupé 
à  boire  les  eaux  du  lac  (2). 

W  Caox  foi  croient  à  la  prédestiii&tion  def  noms  peuvent  s'ezeicer  sni  celui-ci  : 
Iffyà  ITa/fr  nigiiifie  en  hoUandais  v<d«-Mtf. 
n  Pendant  les  Irente-neof  mois  qu'avait  dniés  le  dessèchement,  les  machines  en  pleine 


116  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Nous  venîons  surtout  reconnaître  le  fond  du  lac  mis  à  nu  par  le 
travail  des  machines.  Ces  terres  récemment  desséchées  et  comme 
étonnées  de  voir  le  jour,  ces  chemins  à  peine  tracés  où  l'on  marche 
et  où  hier  on  naviguait,  ces  oiseaux  qui  chantent  où  nageaient  les 
poissons,  tout  cela  forme  un  spectacle  unique  et  sérieux.  A  propos 
d'oiseaux,  nous  rencontrâmes,  chemin  faisant,  quelques  bandes 
d'espèces  aquatiques,  venues  avec  le  printemps  et  toutes  surprises 
de  ne  plus  retrouver  le  lac  qu'elles  avaient  connu.  Les  pauvres  bêtes 
se  demandaient  si  elles  avaient  perdu  la  tête,  ou  bien  si  c'était  la 
nature  qui  était  devenue  folle.  Ni  l'un,  ni  l'autre  :  c'était  l'homoie 
qui  avait  passé  là;  sous  son  souille,  les  mers  aujourd'hui  se  dessè- 
chent. Dix-huit  mille  hectares  de  terres  retrouvées  ont  été  vendus  et 
bien  vendus  (1).  Le  sol  se  remontre  triste,  nu,  et  tel  que  reparaî- 
trait le  sol  de  l'Europe  après  trois  siècles,  s'il  eût  été  couvert  par  un 
déluge  universel.  La  civilisation  recommence  dans  le  désert,  et  elle 
recommence  par  le  travail.  Nous  avons  rencontré  Robinson  qui  était 
occupé  à  construire  sa  hutte  avec  de  la  terre.  D'autres  cabanes  pro- 
visoires en  planches  ou  même  en  paille  annonçaient  le  retour  de  la 
vie  pastorale  dans  ces  lieux  qui  furent  autrefois  le  domaine  de 
l'homme,  et  d'où  l'homme  s'était  retiré.  Quant  aux  anciens  villages 
engloutis,  on  n'en  a  pas  même  retrouvé  la  trace;  du  moins  ces  vil- 
lages sont  vengés  :  leur  ennemi  n'est  plus.  On  s'attendait  à  recueillir 
au  fond  du  lac  mis  à  sec  des  pièces  de  monnaies,  des  médailles,  des 
ouvrages  d'art,  et  les  débris  des  vaisseaux  qui  ont  autrefois  fait  nau- 
frage. Jusqu'ici  ce  qu'on  a  trouvé  est  peu  de  chose;  mais  l'agricul- 
ture, en  remuant  ces  terres,  déterrera  probablement  d'autres  ri- 
chesses. Un  trésor  plus  certain  du  reste  que  les  pièces  d'or  ou 
d'argent  enfouies  dans  le  sol,  c'est  celui  dont  parle  le  fabuliste  : 
travaillez,  prenez  de  la  peine.  Ce  fonds  qui  manque  le  moins  est  déjà 
cherché,  exploité  par  la  bêche.  Des  essais  de  culture  ont  été  tentés 
sur  l'emplacement  de  l'ancien  lac,  et  ont  réussi  au-delà  de  toute 
attente.  L'année  dernière,  on  a  semé  du  colza;  c'est  toujours  par  là 
qu'on  commence  dans  les  polders  desséchés  :  la  première  récolte  a 
été  magnifique,  et  l'on  n'espère  pas  moins  de  la  seconde.  La  terre 
est  en  ce  moment  toute  jaune  de  fleurs,  et  des  industriels  ont  amené 
des  abeilles  exotiques  pour  butiner  cette  moisson  d'or.  On  a  vu  là 

activité  avaient  tiré  924,260,1 12  mètres  cubes  d'eau,  et  consommé  25,789,920  kilogrammes 
de  houille. 

(1)  Cette  vente  a  donné  lieu  à  une  singulière  discussion.  Les  haLitans  de  Leyde  ont 
réclamé  ces  terres,  comme  les  ayant  autrefois  possédées,  et  en  vertu  de  ce  principe  du 
droit  romain,  œterna  auctoritas  eslo,  la  revendication  est  éternelle.  L'état  se  trouverait 
de  la  sorte  avoir  desséché  à  leur  profit  des  terres  qui  leur  appartenaient;  mais  la  diffi- 
culté sera  sans  doute  de  produire  des  titres  authentiques  de  propriété. 


LA.   NÊERLATÏDE    ET  LA   VIE   HOtXANDAISE.  J17 

tm  présage  des  richesses  que  ce  sol  doit  produire  entre  les 

s  des  cultivateurs  hollandais.  Jusqu'ici  les  habitations  s'étaient 

âevées  sans  ordre,  et  les  terres  n'étaient  point  classées.  Quelques 

(B&iséuat  venus  au  jour  par  hasard  dans  ces  maisonnettes  de 

kisonde  brique,  on  ne  savait  à  quelle  conjnjune  rapporter  leur 

éwdnL  La  loi  n* avait  pas  prévu  qu'on  dût  naître  dans  cet  endroit- 

i  iejoard'bui  des  circonscriptions  ont  été  tracées,  des  villages  et 

es  églises  s'élèvent,  des  canaux,  des  routes,  des  avenues  d'arbres 

tirent  bientôt  varier  la  figure  de  cette  plaine  monotone  et  telle  que 

foBt  bite  les  eaux.  C'est  un  monde  qui  naît.  Dans  quelques  années 

fici,  ces  mêmes  enfans,  dont  il  y  a  six  mois  la  patrie  n'existait  pas 

CKore  sur  la  carte,  seront  les  habitans  d'une  riche  campagne,  peut- 

temème  les  propriétaires  d'une  ferme,  où  les  vaches  reviendront 

k9Mr,les  flancs  pleins  d'herbe  et  le  pis  gonflé  de  lait. 

La  vapeur  est  appelée  à  introduire  une  révolution  dans  le  sol  de  la 
BoOaode  :  le  vent  sera  toujours  préféré  comme  moteur  économique 
pour  l'assèchement  des  petits  polders;  mais  les  moulins  céderont 
feormais  la  place  aux  machines  dans  tous  les  grands  travaux  d'art. 
Déjà  plusieurs  projets  considérables  sont  à  l'étude.  II  existe  un  autre 
k  semblable  à  celui  de  Harlem,  le  Leymeer,  qui  présente  une  super- 
Icîe  de  deux  uiille  quatre  cents  hectares,  et  dont  il  est  question  de 
fûre  une  prairie.  Pour  ouvrir  les  travaux  il  ne  manque  qu'une  somme 
de  li  à  1 ,800,000  francs  :  on  la  tiouvera.  Une  idée  plus  gigantesque 
(noore,  on  pourrait  même  dire  elfrayante  d'audace,  a  surgi  dans  ces 
derniers  temps,  c'est  celle  de  mettre  à  sec  le  Zuiderzée.  Quelques  per- 
«moes  traitent  ce  projet  de  chimérique  et  d'extravagant;  mais  après 
ks  dernières  conquêtes  de  l'industrie,  après  la  découverte  de  la  vr- 
peur,  après  surtout  le  dessèchement  du  lac  de  Harlem,  il  n'y  a  plus 
rien  d'impossible.  Il  faut  en  effet  se  souvenir  que  les  vues  de  Leegh 
Walcr,  ce  faiseur  de  moulins,  avaient  d'abord  rencontré  le  même  sen- 
âflieot  de  doute,  sinon  de  malveillance  et  d'incrédulité.  Une  différence 
trts  sérieuse  existe  toutefois  entre  les  deux  entreprises  :  le  lac  de 
Hariem  ayant  des  bords,  les  travaux  s'appuyaient  du  moins  sur  une 
masse  d'eau  prisonnière  et  limitée,  tandis  que,  le  Zuiderzée  com- 
muniquant à  la  Mer  du  Nord  par  une  large  ouverture,  on  opère,  dans 
ce  dernier  cas,  sur  l'infini.  Avant  de  dessécher  le  Zuiderzée,  il  fau- 
drait lui  donner  des  rivages.  Aussi  Tintention  des  ingénieurs  qui 
rtvent  ce  grand  projet  serait-elle  d'élever  du  côté  de  l'Océan  une 
digue,  une  barrière  qui  isolerait  les  eaux  du  golfe.  La  création  d'un 
td  polder^  l'obligation  de  détourner  les  rivières  qui  se  jettent  au- 
jwrd'bui  dans  le  golfe,  tout  cela  présente  des  difficultés  immenses; 
cependant  nous  ne  croyons  pas  ces  difficultés  insurmontables.  Si  les 
Hollandais  conçoivent  froidement  et  lentement,  ils  ne  reculent  de- 


118  BiraE  -DES  DEUX  MORDU. 

?ant  aucun  obstacle  quand  le  jour  de  l'exécution  estairiTé.  La 
vaux  d* assèchement  ont  pour  eux  un  intérêt  suprême.  La  sûrel 
pays  est  au  prix  du  sèle  que  les  babitans  tétnoignent  pour  d 
sacrifices.  L*eau  appelle  l'eau,  les  lacs  appellent  la  mer  :  pa 
lacs  parasites,  l'Océan  a  déjà,  on  peut  le  dire,  un  pied  dan 
terres.  Dessécher  des  bassins  comme  le  lac  de  Hariem,  c'est  n 
l'ennemi  hors  de  l'intérieur  du  pays ,  c'est  repousser  en  qu< 
sorte  l'invasion.  Une  autre  considération  toute  politique  fait  di 
tème  de  dessèchement  un  système  de  vie  ou  de  mort  pour  la 
lande.  Cette  revendication  des  terres  que  les  eaux  leiu*  ont  i 
équivaut  pour  les  Hollandais  à  de  véritables  conquêtes.  Un 
qui  regorge  d' babitans,  et  auquel  le  sol  manque,  se  donne  to 
que  la  nature  lui  a  refusé,  quand  il  profite  de  son  industrie 
s'élever  au  rang  des  premières  puissances  du  second  ordre.  La 
géante  des  Bataves  a  poussé  jusqu'au  bout  du  monde  les  conq 
de  la  guerre,  de  la  navigation  et  du  commerce.  Les  Hollandais 
demes  n'ont  même  plus  besoin  de  jeter  de  nouvelles  colonie 
les  côtes  lointaines  :  pour  étendre  leur  territoire,  il  leur  sufl 
rester  chez  eux.  Ce  peuple  industrieux  et  honorable,  dont  \ei 
cêtres  ont  fait  la  terreur  des  mers,  trouvera  désormais  dan 
machines  de  dessèchement  les  ressources  qu'il  demandait  auti 
i  l'éclat  de  ses  armes.  Un  géographe  hollandais  donnait  déjà,  i 
deux  siècles,  à  ses  compatriotes  le  conseil  d'agrandir  leur  terri 
sans  en  étendre  les  limites  : 

Qms  ffnror,  o  Balavi,  peregrinas  qucme  taras? 
Bcoe  alio  temm  littim  quaefis  :  — Jbabes. 

NoQ9  avons  vu  quel  avait  été  le  berceau  des  Pays-Bas,  et  comi 
rindustrie  néerlandaise  avait  transformé  un  désert  marécagen 
mie  des  plus  agréables  contrées  du  globe.  A  qui  sera  la  terre? 
mer  ou  aux  fleuves?  L'homme  intervient  en  Hollande,  et  les  co 
lions  de  la  lutte  sont  changées.  Malgré  tous  les  avantages  obtenus 
l'industrie,  quelques  géologues  ne  se  montrent  point  rassurés  su 
résultats  définitifs  de  cette  victoire.  La  Hollande,  disent-ils,  est 
quise  sur  la  mer;  mais  c'est  une  conquête  que  la  mer  reprendr: 
ou  tard.  Cette  opinion  est  appuyée  sur  certains  faits  et  contredite 
d'autres.  Si  l'on  regarde  au  cours  ordinaire  et  logique  des  cbc 
on  est  plutôt  porté  à  la  confiance  qu'à  la  crainte.  Les  forces  c 
nature  n'augmentent  point,  tandis  que  la  somme  des  moyens  de  r 
lion  dont  l'homme  dispose  sur  le  globe,  et  particulièrement  en  1 
lande,  pour  résister  aux  élémens,  augmente  chaque  jour  ave 
vapeur,  avec  les  progrès  des  arts  mécaniques,  avec  les  lumière 


LA.  BÊEBf  AWDE    ET  Lk  VI£  HOJuULMDAlSK.  110 

ksdcnœ-  Donc  la  victoire  n'est  pas  douteuse.  Une  seule  circonstance 
gédogiqoe  pourrait  déconcerter  tous  ces  calculs,  et  donner  raison 
un  pessimistes  :  c'est  si,  comme  le  croit  M.  Elie  de  Beauniont,  le  sol 
debAoUande  a  subi  une  dépression  lente  et  continue.  Des  fouilles 
eaflfjrôcs  à  Auisterdam,  à  Rotterdam  et  sur  les  bords  du  Zuiderzée 
'aàpoïiy  il  est  vrai,  que  les  terres  se  sont  enfoncées,  sur  plusieurs 
fio^  ao-dessoQS  de  leur  ancien  niveau.  De  tels  faits  ont  conduit  à 
frésiger,  pour  un  temps  donné,  la  submersion  totale  de  la  Hollande. 
lue  faut  pourtant  point  se  hâter  d'accueillir  cette  conséquence.  D'à- 
M  les  changemens  de  la  nature  ne  s'accomplissent  point  avec  la 
npidité  légère  qui  caractérise  les  œuvres  de  Thomme  et  les  révolu- 
iioos  politiques.  Toutes  les  civilisations  de  la  vieille  Europe  auraient 
TniBÔnblablement  le  teinp»  de  vivre;  et  de  disparalii^  avant  que  le 
acnfee  de  la^Bbllande,  cette  intéressante  portion^  du  continent  ac- 
tuel, fut  consommé.  Nous  aimons  d'ailleurs  à  croire  que,  dans  le  cas 
cootFÛre,  le  génie  humain  grandirait  avec  l'étendue  même  du  dan- 
ger. Rien  ne  prouve  que  l'Atlantide  n'aurait  pas  pu  être  sauvée,  si 
les  liabitans  de  cette  île  plus  ou  moins  fabuleuse  avaient  eu  à  leur 
acnrîce  toutes  les  forces  mécaniques  dont  disposent  les  civilisations 
Bodernes.  D'un  autre  côté,  la  Hollande  aurait  eu  depuis  longtemps 
le  sort  de  l'Atlantide,  et  ne  figurerait  plus  que  dans  les  récits  des 
Ittitorieiis,  sans  les  connaissances  de  ses  ingénieurs,  sans  les  gigan- 
to^poes  ouvrages  et  les  admirables  remparts  derrière  lesquels  ce 
pays  s'est  fortifié  contre  les  eaux.  Si  le  sol  s'affaisse,  le  génie  humain 
s  élève,  et  la  lutte  continme.  On  peut  comparer  la  Hollande  à  un  na- 
vire, et  même  à  un  navire  menacé,  qui  déjà  prendrait  eau  de  toutes 
parts  sans  les  manœuvres  persistantes  et  les  soins  infatigables  des 
pSotes  expérimentés  qui  le  dirigent.  Soutenu  par  de  telles  mains,  il 
Koonsenre  depuis  les  âges  historiques,  et  se  conservera  sans  doute 
encore  à  un  haut  degré  de  puissance  maritime,  de  gran- 
oomnerciale  et  de  prospérité. 

AlPBOVSE  ESQUlROSv 


NOUVELLES  RECHERCHES 


SUR  LA 


QUESTION  DE  L'OR 


Deux  états  du  continent  ont  démonétisé  Tor;  en  France,  des  éco- 
nomistes distingués  conseillent  d* imiter  cet  exemple.  Le  public,  vive- 
ment ému  des  périls  qu'on  lui  signale,  daignera-t-il  accueillir  avec 
indulgence  des  recherches  nouvelles  sur  cette  grave  question  et  une 
conclusion  différente? 

Les  vérités  économiques  ne  sont  pas  des  dogmes  mystérieux  qui 
commandent  la  foi,  elles  doivent  être  déduites  de  l'observation  dea 
faits  et  dégagées  de  phénomènes  souvent  obscurs  et  compliqués. 
Nous  essaierons  d'analyser  quelques-uns  de  ceux  qui  dominent  la 
question  des  monnaies,  et  loin  de  demander  au  législateur  une  solu- 
tion d'urgence,  nous  l'engagerons  à  s'abstenir  d'abord,  et  à  prendre 
le  temps  d'examiner  si  les  remèdes  qu'on  propose  à  des  maux  qui 
n'existent  pas  encore  n'auraient  pas  le  double  inconvénient  d'être 
inefficaces  et  de  faire  naître  des  embarras  plus  graves  et  plus  cer- 
tains que  ceux  qu'on  redoute? 

L 

Le  premier  point  à  éclaircir,  c'est  la  question  de  savoir  si  l'abon- 
dance des  métaux  précieux,  de  l'or  en  particulier,  est  un  bien  ou  ud 
mal,  une  cause  de  ruine  ou  de  prospérité  pour  les  nations. 

Les  faits  qui  s'accomplissent  depuis  cinq  ans  avec  tant  d'éclat  sous 


HOUTELLES   RECHERCHES  SUR   LA   QUESTION   DE  l'oB.  421 

ftfïs  yeux  font  répondre  à  cette  question.  La  découverte  des  nouveaux 
gis«Kanrifères»  en  jetant  dans  le  monde  civilisé  un  capital,  sou- 
éÙÊBomt  produit,  d'environ  3  milliards,  a  donné  à  l'esprit  d'entre- 
j»w  AD  essor  et  une  énergie  dont  l'histoire,  même  moderne,  ne  four- 
tttiacm  exemple.  Sans  doute  la  navigation  à  vapeur,  les  chemins 
*k,  le  télégraphe  électrique,  la  liberté  du  commerce  et  de  la  na- 
rpûoD  pratiquée  par  l'Angleterre,  avaient  imprimé  au  monde  une 
î^nèioD  puissante;  mais  cette  impulsion  même  se  serait  vite  arrê- 
tée, ou  anrait  infailliblement  amené  des  crises  financières  terribles, 
i  h  marche  n'en  avait  été  régularisée  par  l'afflux  continuel  d'une 
lasse  de  capitaux  réels,  venant  à  chaque  instant  combler  les  vides 
<K  les  besoins  d'entreprises  gigantesques  ne  cessaient  de  faire  dans 
k  circulation. 

En  1846  et  1847,  l'insuffisance  des  récoltes  en  France  et  en  Angle- 
imea  donné  lieu  à  d'énormesJmportations  de  grains  d'Amérique  et 
de  Russie,  et  à  des  exportations  corrélatives  d'or  et  d'argent.  Dans 
les  deux  pays,  des  crises  monétaires  et  commerciales  se  sont  immé- 
diatement déclarées,  elles  ont  causé  les  plus  graves  embarras,  et  mis 
«danger  la  Banque  de  France  et  celle  d'Angleterre.  On  doit  con- 
dnre  de  la  similitude  des  circonstances  que,  sans  les  arrivages  régu- 
Bersde  Torde  Californie  et  d'Australie,  la  disette  de  1854  et  la  cherté 
de  1855  auraient  amené  des  résultats  plus  funestes  encore.  La  crise 
ae  serait  en  effet  proportionnée  à  la  hardiesse  et  à  l'étendue  colossale 
te  entreprises  en  coiu^  d'exécution  en  France  et  dans  le  monde 
entier.  Au  contraire,  le  temps  de  la  disette  s'est  écoulé  sans  pertur- 
bation, sans  apporter  même  de  suspension  appréciable  dans  la  con- 
sommation générale,  ni  de  temps  d'arrêt  dans  le  travail  des  manu-« 
factures  et  des  ateliers  de  toute  sorte.  De  plus,  il  a  été  possible  à 
Fètat  de  réaliser  sans  peine  deux  emprunts  montant  ensemble  à 
750  millions,  d'exporter  en  niunéraire  sur  le  théâtre  de  la  guene 
la  phis  grande  partie  peut-être  de  cette  somme,  et  en  même  temps 
k  capital  disponible  a  pu  faire  face  aux  émissions  d'actions  et  d'obli- 
gations des  villes,  des  compagnies  industrielles,  des  chemins  de 
fer,  etc.,  qui  se  sont  élevées  à  près  d'un  milliard. 

Dans  ces  faits  extraordinaires,  et  qui  sont  communs  au  monde 
ôtilisé  tout  entier,  il  n'y  a  pas  un  observateur  attentif  qui  ne  re- 
connaisse que  la  production  croissante  des  métaux  précieux,  de  l'or 
nrtout,  a  joué  le  plus  grand  rôle. 

Voilà  le  bien.  Où  donc  est  le  mal?  —  L'abondance  de  l'or  en  dé- 
prtôe  la  valeur,  dit-on;  la  même  quantité  d'or  n'achète  plus  la  même 
<pantité  de  pain,  de  viande,  de  matières  premières ,  etc.  Dans  dix  ans 
P^Wtre,  cette  dépréciation  sera  de  60  pour  100,  et  alors  tous  les 
^rtïnciers  d'engagemens  à  long  terme  seront  rembom-sés  avec  une 


1^2  BETUE   DES    DECTX  'MOINES. 

perte  de  50  pour  100.  Tous  les  rentiers  seront  de  fait  privés  de  b 
moitié  de  leur  revenu,  tous  les  fonctionnaires  de  la  moitié  de  kar  , 
traitement. 

Distinguons  ici  entre  le  présent  et  l'avenir,  entre  le  fait  réalisé^it  ' 
l'hypothèse  qu'on  présente  comme  une  tête  de  Méduse  à  l'imagina- 
tion des  masses. 

Dans  le  présent,  il  est  admissible,  mais  il  n'est  pas  certain,  que 
l'or  joue  un  rôle  direct  dans  la  hausse  des  prix.  S'il  a  une  inflnenoe, 
c'est  moins  comme  monnaie  que  comme  un  capital  nouveau  qui  s'crt 
répandu  sur  tous  les  marchés  en  y  faisant  des  commandes  étendues. 
Cette  influence  au  reste  est  si  limitée,  que  M.  Chevalier  ne  l'a  pis 
chiffrée,  et  qu'un  autre  écrivain,  plus  réservé  encore,  M.  Baudrillad, 
hésitant  à  l' affirmer,  expose  au  contraire  avec  beaucoup  de  sagacité 
quelques-unes  des  causes  véritables  de  la  hausse  actuelle  des  prix. 
Parmi  les  principales,  il  faut  signaler  sans  doute  celles  qui  frappent 
tous  les  yeux  :  pour  le  vin,  la  destruction  d'une  partie  des  vignobles 
et  la  stérilité  du  reste;  pour  le  blé,  l'insuffisance  des  dernières  ré- 
coltes; pour  la  viande,  le  ralentissement  de  la  production  après  la 
révolution  de  1848. 

Mais  ordinairement,  lorsque  les  prix  des  subsistances  s'élèvent, , 
tous  les  autres  prix  s'abaissent,  tandis  qu'aujourd'hui  c'est  tout  le 
contraire  :  la  hausse  est  générale.  Telle  est  l'anomalie  qu'il  s'agit 
d'expliquer. 

On  a  remarqué,  il  y  a  longtemps,  que  les  prix  tendent  générale- 
ment à  s'élever  dans  les  pays  où  la  population  est  nombreuse  et  la 
richesse  en  progrès,  et  à  rester  bas  dans  les  pays  à  populations  sta- 
tionnaires  et  clair-semées.  La  vie,  conmie  on  dit  vulgairement,  est 
plus  chère  à  Paris  qu'à  Lyon  ou  à  Bordeaux,  plus  chère  surtout  que 
dans  un  village  du  Languedoc  ou  de  la  Bretagne.  Elle  est  plus  chère 
en  Angleterre  qu'en  France,  quoique  les  termes  de  la  comparaison 
tendont  beaucoup  à  se  rapprocher  depuis  une  vingtaine  d'années. 
C'est  que,  chez  les  nations  en  progrès,  le  travail  et  l'épargne  accrois- 
sent chaque  année  le  capital  ou,  si  l'on  veut,  la  richesse  acquise, -et 
ce  capital  nouveau,  développant  les  anciennes  entreprises  ou  en  créant 
de  nouvelles,  vient  sur  le  marché  augmenter,  quelquefois  dans  des 
proportions  très  considérables,  la  demande  de  la  main-d'œuvre  et  de 
tous  les  objets  de  consommation.  L'offre  restant  d'abord  la  même,  les 
prix  s'élèvent  inévit^iblement,  jusqu'au  point  où  cette  hausse  déter- 
mine une  production  en  rapport  avec  les  nouveaux  besoins.  Les  prix 
devraient  alors  reprendre  leur  ancien  niveau,  et  c'est  ce  qui  arrive  en 
effet  pour  les  objets  dont  le  progrès  des  arts  et  des  sciences  dimime 
les  frais  de  production  et  dont  la  matière  première  est  à  peu  près  illi- 
mitée; mais  l'expérience  montre  que,  dans  les  pays  en  progrès,  Tac- 


HOUTELLES   BECHEKGHES  SOI.  LA  QIIESTION   DE   l'oB.  123 

de  la  richesse  tend  coDStamment  à  élever  assez  la  de^ 
laode  uHlessus  de  Voffre  pour  qu'au  milieu  des  oscillations  de 
bi8«  H  de  baisse  la  tendance  à  la  hausse  remporte  toujours.  La 
niaoo  tedamentale  de  ce  phénomène,  c'est  qu'il  y  a  des  produits 
(iflD(  Il  quantité  ne  peut  être  augmentée  que  par  une  plus  forte  dé- 
par,par  conséquent  par  une  élévation  de  prix.  Le  blé,  le  vin,  sont 
àa  ee  cas;  d* autres  produits  sont  absolument  limités,  et  une  forte 
èMode  les  place  dans  une  situation  de  monopole  ;  d'autres  enfin 
or  pemreiii  pas  instantanément  se  proportionner  à  la  demande  :  il 
{Ht  plusieurs  années  pour  faire  un  bœuf  et  un  cheval,  il  faut  des 
méa  aussi  pour  rendre  plus  productifs  de  fourrages  les  champs  et 
loi  prairies  destinés  aies  nourrir.  )tais  l'élément  qui  doit  le  plus  fixer 
rmenooD  dans  la  question  actuelle,  c'est  le  prix  de  la  main-d'œuvre 
oiptalôidu  travail  de  lliomme,  depuis  Tingénienr  jusqu'au  jouma- 
Etf.  Si  le  progrès  de  la  richesse  et  de  l'industrie  est,  à  un  moment 
donné,  plus  rapide  que  celui  de  la  population,  les  ateliers  de  toute 
Bihue  auront  besoin  d'employés  instruits  et  d'ouvriers  en  plus  grand 
Dotibre  que  le  pays  ne  peat  en  fournir.  Les  entrepreneurs  se  les  dis- 
pBteroot  par  des  élévations  de  salaires  de  plus  en  plus  considérables. 
Les  ouvriers,  qui,  à  cause  de  leur  grand  nombre,  sont  les  plus  grands 
CMiaommateurs  du  marché,  accroîtront  leur  dépense  dans  la  propor- 
tion de  Taccroissement  de  leur  salaire;  il  en  résultera  sur  tous  les 
mucbés  une  hausse  considérable  sur  les  subsistances.  Cette  hausse 
des  salaires  et  des  subsistances,  réagissant  bientôt  sur  les  frais  de 
ptadoction  de  toutes  les  industries,  augmentera  les  prix  de  toutes 
cbnes.  La  hausse  sera  plus  marquée,  si  à  des  circonstances  natu- 
rdfesextraordiDairement  favorables  au  développement  de  l'industrie 
01  ajoute  r influence  d'excitations  artificielles,  telles  que  la  fonnation 
de  grands  ateliers  de  travaux  publics,  par  exemple  ceux  de  la  ville  de 
Fiiis,  qui  passent  pour  occuper  plus  de  100,000  ouvriers-,  elle  fera 
do  progrès  plus  sensibles  encore  si,  en  présence  d'une  demande  de 
maiô-d'cEuvre  déjà  hors  de  proportion  avec  le  nombre  des  ouvriers 
disponibles,  des  circonstances  politiques  telles  que  la  guerre  vien- 
■enl  encore  diminuer  le  nombre  des  bras,  si  comme  en  ce  moment 
DOS  flottes  retiennent  30,000  ou  A0,000  marins  et  charpentiers  du 
cflumerce  qu'il  faut  remplacer  par  des  hommes  enlevés  à  d'autres 
industries,  si  le  recrutement  atteint  1AO,000  honunes  au  lieu  de 
80,000,  si  les  libérations  du  service  militaire  sont  moindres  qu'en 
temps  de  paix.  C'est  en  effet  sous  l'induence  de  toutes  ces  circon- 
stoces  réunies  que  la  main-d'œuvre  s'est  élevée  de  10,  de  25,  de  50 
«quelquefois  de  100  pour  100,  et  cette  élévation  a  réagi  princi- 
lafement  sur  les  loyers  et  les  subsistances,  déjà  très  élevés  par  d'au- 
tres causes,  sur  tous  les  commerces  de  détail  et  sur  toutes  les  choses 


12&  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dont  la  main-d'œuvre  et  les  salaires  sont  le  premier  élément  de 
production. 

En  dehors  de  ce  cercle,  les  prix  ont  été  faiblement  affectés  par  la 
tendance  générale;  le  prix  des  tissus  ordinaires,  par  exemple,  est 
resté  à  peu  près  stationnaire;  le  prix  des  propriétés  rurales  a  sensl* 
blement  baissé  :  une  propriété  qui  aurait  valu  300,000  fr.  en  1847 
se  vendrait  difficilement  plus  de  250,000  fr.  aujourd'hui;  cependant 
les  propriétés  sont  du  nombre  des  valeurs  qui  échappent  à  la  dépré- 
ciation des  métaux  précieux,  et  qui  doivent  hausser  quand  ceux-ci 
baissent. 

La  vraie  cause  de  la  hausse  dans  le  présent,  c'est  donc  le  progrès  de 
la  richesse  dans  le  monde  civilisé  (1),  l'ardeur  de  la  spéculation,  la 
hausse  des  profits,  celle  des  salaires  surtout,  et  en  fîn  de  compte  une 
disproportion  marquée  entre  la  demande  et  l'offre  des  loyers  et  des 
subsistances  :  toutes  les  lois  monétaires  du  monde  n'y  changendent 
rien. 

Quant  à  l'avenir,  c'est  le  domaine  des  conjectures  et  de  l'imagi- 
nation. On  peut  admettre  sans  doute  qu'une  offre  de  métaux  pré- 
cieux hors  de  proportion  avec  la  demande  abaissera  leur  valeur; 
mais  quand  on  voit  avec  quelle  rapidité  et  avec  quelle  régularité  la 
production  annuelle  se  classe  chez  toutes  les  nations,  il  n'y  a  pas 
lieu  de  prévoir  de  graves  et  subites  perturbations.  Ce  qui  s'est  passé 
dans  les  trois  siècles  et  demi  qui  se  sont  écoulés  depuis  la  décou- 
verte de  l'Amérique  est  aussi  de  nature  à  rassurer  les  esprits.  On 
estime  qu'à  l'époque  de  la  découverte  de  l'Amérique,  les  métaux 
précieux  existant  en  Europe  pouvaient  s'élever  à  1  milliard;  la  pro- 
duction de  ces  métaux  s'est  élevée  depuis  à  environ  àO  milliards, 
et,  de  l'aveu  des  personnes  les  plus  éclairées,  leur  valeur  ne  s'est 
abaissée  en  355  ans  que  des  5/6".  Une  dépréciation  de  5/6^  est 
énorme  considérée  dans  son  ensemble;  mais,  répartie  sur  355  ans, 
elle  est  insignifiante:  c'est  2,34  pour  1,000,  et  en  nombres  ronds 
1/4  pour  100  par  an.  11  est  donc  permis  de  dire  qu'en  moyenne, 
après  la  découverte  de  l'Amérique,  la  marche  de  la  dépréciation  a 
été  assez  lente  pour  ne  troubler  gravement  aucun  intérêt  existant. 
Rien  n'annonce  encore  qu'il  en  doive  être  autrement  aujourdbui. 
Au  XVI*  siècle,  la  population  était  rare  et  peu  industrieuse,  l'esprit 
d'entreprise  était  peu  répandu,  et  une  importation  continue  d'or  et 
d'argent  était  bien  plus  propre  que  de  nos  jours  à  déranger  le  nî- 

(1)  Une  des  causes  les  plus  énergiques  et  les  moins  étudiées  de  ce  progrès^  c'est 
l'énorme  économie  de  capital  résultant  pour  toutes  les  industries  du  bon  marché  et  sur* 
tout  de  la  célârité  des  transports  par  les  chemins  de  fer  et  la  marine  à  yapeur.  Les 
fabricans  et  les  marchands  renouvellent  toutes  les  semaines  et  même  tons  les  jours  les 
approYisionnemens  qu'ils  gardaient  six  mois  ou  un  an  avec  déchets  et  pertes  d'intérêt. 


NOUTELLES    RECHERCHES  SUR   LA   QUESTION   DE   l'oB.  125 

reau  des  prix.  En  ce  moment,  Ter  est  aspiré  par  les  canaux  avides 
du  commerce  et  de  V industrie  de  manière  à  s'y  absorber  prompte- 
ment,  comme  nous  le  voyons  depuis  trois  années;  il  s'ajoute  à 
l'épaipie  annuelle  pour  commanditer  des  entreprises  nouvelles;  il 
sème  la  richesse  et  le  bien-être  dans  toutes  les  branches  de  l'activité 
humaine,  et  lorsqu'il  peuple  et  enrichit  avec  une  rapidité  magique 
la  Californie,  l'Australie  et  les  déserts  de  l'Oural,  il  ne  peut  être  une 
cause  de  ruine  pour  les  n?.tions  des  deux  mondes  qui  ont  construit 
des  flottes  entières  afin  d'aller  le  chercher  en  échange  des  produits 
de  leur  industrie. 

Admettons  cependant  l'hypothèse  d'une  dépréciation  rapide  de 
For,  et  voyons  s'il  est  possible  de  le  remplacer  par  une  monnaie  d'une 
valeur  assez  fixe  pour  rassurer  les  intérêts  inquiétés. 

IL 

La  valeur  de  la  monnaie  est  esseniiellement  mobile  et  variable; 
pour  le  démontrer,  nous  serons  obligé  d'entrer  dans  quelques  détails 
techniques,  mais  nous  les  abrégerons  afin  d'arriver  vite  au  cœur  de 
la  question,  l'exclusion  (légale)  de  la  monnaie  d'or  et  le  maintien  de 
la  seule  monnaie  d'argent. 

L'or  et  l'argent,  même  chez  les  peuples  de  civilisation  rudimen- 
taire,  serv^ent  d'intermédiaires  aux  échanges,  parce  qu'ils  sont  doués 
de  certaines  propriétés  particulières.  Ils  sont  les  mêmes  dans  tous 
les  pays,  ils  sont  divisibles  à  l'infini  sans  rien  perdre  de  leur  valeur, 
ils  se  transportent  facilement,  et  les  maniemens  répétés  auxquels 
t^ute  monnaie  est  sujette  ne  les  altèrent  que  d'une  manière  insensi- 
ble. Toutes  ces  qualités  ne  sont  cependant  qu'accessoires;  la  qualité 
fondamentale  de  ces  métaux,  c'est  d'être  des  marchandises  ayant  une 
valeur  propre  à  cause  de  lexu^s  divers  usages,  et  d'être  ainsi  un  équi- 
valent réel  et  substantiel  des  objets  contre  lesquels  on  les  échange. 

Dire  que  l'or  et  l'argent  sont  des  marchandises,  c'est  affirmer  im- 
plicitement qu'ils  sont  régis  par  le  va-et-vient  de  l'offre  et  de  la  de- 
mande, qu'ils  sont  sujets  à  la  hausse  et  à  la  baisse.  En  devenant 
monnaie,  c'est-à-dire  en  recevant  des  empreintes  et  des  dénomina- 
tions fixées  par  la  loi,  l'or  et  l'argent  n'échappent  pas  à  la  hausse  et 
à  la  baisse,  parce  qu'ils  ne  perdent  pas  leur  caractère  essentiel  d'ob- 
jets commerçables  et  régis  par  le  cours  du  marché. 

L'or  et  l'argent  employés  comme  monnaie  ne  sauraient  donc  être, 
dans  le  sens  rigoureux  du  mot,  une  mesure  de  la  valeur  des  objets 
qui  se  vendent  et  s'achètent.  Le  gramme  et  le  mètre  sont  des  me- 
sures de  poids  et  d'étendue,  parce  qu'ils  expriment  des  quantités 
immuables.  Un  mètre  est  en  tout  temps  et  en  tout  lieu  l'exprès- 


126  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

sîon  d'une  longueur  invariable,  un  gramme  l'expression  d'un  même' 
poids.  Un  franc  composé  de  cinq  grammes  d'argent  à  —^  ne  repré^ 
sente  pas  toujours  la  valeur  de  la  même  quantité  du  même  blé,  par^ 
même  la  valeur  d'un  même  poids  d'argent  à  yi^  non  monnayé  :  il  • 
est  immuable  matériellement,  commercialement  il  est  soumis  à  toutes^ 
les  oscillations  du  prix  du  marché;  mais,  la  dénomination  monétaiw 
étant  constante,  la  variation  de  la  valeur  des  monnaies  se  traduit* 
par  Télévation  ou  l'abaissement  du  prix  des  objets  en  échange  d»^- 
quels  on  les  donne. 

Les  monnaies  sont  cependant  un  terme  de  comparaison  entre  toute»^ 
les  valeurs,  puisqu'elles  servent  d'intermédiaire  à  tous  les  échanges; 
mais  si  l'on  s'en  sert  pour  mesurer  les  autres  valeurs,  il  ne  faut  • 
jamais  oublier  que  ce  sont  des  mesures  trompeuses  dont  l'inexacti^ 
tude  doit  être  corrigée  dans  les  transactions  à  long  terme  et  d'un 
lieu  sur  un  autre.  Si  vous  recevez,  aujourd'hui  10,000  fr.  pour  les 
rendi'e  dans  vingt  ans,  il  est  à  peu  près  certain  que  dans  vingt  ans 
vous  rendrez  une  somme  d'argent  qui  vaudra  plus  ou  moins  que 
celle  que  vous  avez  reçue,  et  cela  était  aussi  vrai  du  temps  dmi 
Grecs  et  des  Romains,  au  moyen  âge  ou  dans  les  derniers  siècles' 
qu'aujourd'hui.  En  un  mot,  tout  engagement  à  terme  est  un  coninà'* 
aléatoire;  il  n'y  a  aucune  différence  sous  ce  rapport  entre  celui  qw 
a  stipulé  la  livraison  de  100  kilos  de  blé  et  celui  qui  a  stipulé  une 
somme,  c'est-à-dire  un  certain  poids  d'or  ou  d'argent.  L'un  et  l'autref 
se  libèrent  en  livrant  la  chose  promise,  quelque  changement  de' 
valeur  qu'elle  ait  subi  depuis  la  date  du  contrat.  Celui  qui  gagne* 
aurait  pu  perdre,  son  bénéfice  est  légitime;  celui  qui  perd  auraii 
pu  gagner,  il  n'a  pas  le  droit  de  se  plaindre. 

Tout  a  été  tenté  pour  donner  aux  monnaies  une  valeur  fixe,  et  par' 
conséquent  différente  de  celle  du  marché,  et  tout  a  échoué.  Les  ex*- 
périences  sont  assez  complètes  pour  qu'il  soit  permis  de  dire  que  Iw 
question  est  résolue,  et  que  la  variabilité  est  une  infirmité  incuraWr 
de  tout  système  monétaire.  Chercher  une  monnaie  de  valeur  ffaie, 
c'est  chercher  la  quadrature  du  cercle. 

La  monnaie  est  donc  une  marchandise,  et  h  l'origine  des  sociétés' 
cette  marchandise  se  vendait  et  s'achetait  au  poids.  11  en  est  enccra* 
ainsi  en  Chine  et  en  quelques  autres  pays  (1).  Les  divisions  de  la; 
monnaie  n'ont  été  d'abord  que  des  divisions  de  poids,  et  n'auraient» 
jamais  dû  être  autre  chose.  Si  les  acheteurs  et  les  vendeurs  livraient, 
ou  recevaient  pour  solde  de  leurs  comptes  des  granuncs  et  kilo- 
grammes d'or  ou  d'argent,  il  n'y  a  pas  un  marchand  au  détail,  pss' 
une  revendeuse  de  fruit  ou  de  poisson,  pas  un  journalier  qui  ne  connftt^ 

(1)  Dans  rAmériqne  espagnole^  Toace  d'or  est  encore  en  usage. 


NOUTELLES    RECHEBGHES   SUR  LA  QUESTION   DE   L*OR.  127 

kthèdie  des  monnaies  aussi  bien  que  les  plus  savans  économistes  : 
lOBS «iraient  qu^ils  échangent  leur  marchandise  contre  une  autre, 
fRbnleQr  de  la  marchandise  qu  ils  reçoiTent,  —  la  valeur  de  Tor 
oeèlafgeDt,  — ne  peut  pas  plus  être  garantie  par  le  gouvernement 
OBBÉ? la  hausse  ou  la  baisse,  que  ne  le  sont  les  denrées  ou  valeurs 
^'jb  donnent  en  échange;  mais  il  n'en  est  pas  ainsi.  Dans  Tanti- 
filé  aussi  Iwen  qu'au  moyen  âge  et  dans  les  temps  modernes,  des 
gooreraernens  aussi  avides  que  peu  éclairés  sur  leurs  véritables  inté- 
pKs  ont  altéré  les  poids  et  les  titres  des  monnaies,  ont  supprimé  les 
déDwniDaiions  déduites  de  leur  poids,  et  les  ont  remplacées  par  des 
tenues  arbitraires  empruntés  à  des  noms  de  souverains,  de  peu- 
|iK,  etc.,  n'exprimant  aucun  rapport  avec  la  valeur  des  monnaies, 
et  masquant  leur  qualité  essentielle  de  marchandises,  à  ce  point 
qw  plusieurs  siècles  de  labaurs  scientifiques  ont  à  peine  suffi  pour 
bletir restituer.  L'usage  une  fois  établi  et  le  droit  de  battre  monnaie 
étant  devenu  un  attribut  de  la  souveraineté,  chaque  état  s'est  créé 
me  nomenclature  arbitraire;  de  là  les  couronnes  et  les  souverains  en 
Angleterre,  les  ducats  et  les  florins  d'Allemagne,  les  piastres  d'Es- 
pagne, les  aigles  des  États-Unis,  les  sequins  de  Venise,  les  tmpé- 
rides  de  Russie,  les  frédérieks  de  Prusse  et  les  francs  de  notre 
ammaie,  etc. 

Toutes  ces  dénominations  et  bien  d'autres,  créées  par  autorité  ou 
par  coutume,  n'expriment  pour  la  plupart  de  ceux  qui  s'en  servent 
qne  des  idées  obscures  et  confuses.  Combien  y  a-t-il  de  Français,  par 
eiemple,  qui  sachent  ce  que  c'est  qu'un  franc  (1)  ?  Peut-être  pas  dix 
■iUc  sur  trente-six  milUons;  xm  franc  est,  pour  la  majeure  partie  du 
inblic,  quelque  chose  de  mystérieux  et  de  cabalistique.  Si  un  phéno- 
■ène  monétaire  se  produit,  ceux  qu'il  favorise  en  profitent  sans 
ckercber  à  s'en  rendre  compte,  et  ceux  qui  en  souffrent  vont  sou- 
■eCtre  l'énigme  au  gouvernement,  qu'on  croit  volontiers  en  France 
un  docteur  de  omni  re  scibili  et  quibusdam  aliis.  Le  gouvernement, 
■nmé  du  désir  de  justifier  la  confiance  qu'on  lui  montre,  n'est  que 
fcnp  disposé  à  résoudre  le  problème  par  ce  qu'on  pourrait  appeler  la 
panacée  française,  une  ordonnance  ou  un  règlement.  Heureusement, 
depuis  les  grands  prmcipes  enseignés  à  Mirabeau  par  Daicet  et  dé- 
veloppés par  ce  puissant  génie  devant  l'assemblée  constituante  de 
1789,  le  gouvernement  s'est  maintenu  dans  les  strictes  limites  de  ses 
Mtributions  monétaires  normales,  et,  sauf  quelques  écarts  sans  im- 
forunce,  il  a  marché  depuis  soixante  ans  dans  la  voie  indiquée  par 
h  natnre  des  choses  à  l'origine  des  sociétés,  et  retrouvée  par  la 
iôence  après  des  siècles  de  tàtonnemens  et  d'erreurs. 

(*)  *  l/î  grammes  d'argent  fin,  ou,  suivant  la  définition  légale,  6  grammes  d'argent 


128  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

La  monnaie  est  donc  douée  d'une  valeur  variable  comme  toutes 
les  marchandises,  et  toutes  les  dénominations  législatives  ne  sau- 
raient lui  donner  une  fixité  contraire  à  sa  nature.  Cependant  Tor  et 
l'argent  peuvent  ne  pas  varier  d'une  manière  égale;  la  valeur  dermi 
peut  se  soutenir  pendant  que  celle  de  l'autre  fléchit  :  ne  pourrait-w 
pas  prendre  pour  monnaie  légale  celui  de  ces  métaux  dont  la  valeor 
serait  le  plus  fixe,  et  parer  ainsi  aux  inconvéniens  les  plus  graves  de 
la  variabilité  naturelle  du  prix  des  métaux  précieux?  L'argent,  dont 
la  production  semble  plus  limitée  que  celle  de  l'or,  remplit^il  cette 
condition? 

Les  hommes  se  servant  de  métaux  précieux  presque  depuis  le  ami* 
mencement  du  monde^  il  semble  que  cette  question  devrait  être  faci» 
lement  résolue  par  les  témoignages  de  l'histoire.  11  n'en  est  pas  aiiifli 
pourtant.  Les  auteurs  grecs  et  romains  étaient  peu  initiés  aux  ques* 
tions  commerciales,  et  ils  ont  été  sur  ces  matières  d'assez  mau- 
vais observateiu^.  Si  Hérodote,  Strabon,  Pline  ou  Tite-Live  avaient 
été  des  changeurs  ou  des  publicains,  ils  nous  auraient  transmis  sur 
les  monnaies  de  l'antiquité  les  documens  précis  et  positifs  que  les 
érudits  modernes  se  sont  efforcés  de  suppléer  par  des  recherches 
savantes.  Il  faut  honorer  les  travaux  aussi  ingénieux  que  profonds  de 
MM.  Letronne,  Bœck,  et  surtout  de  M.  Bureau  de  La  Malle,  mais  fl 
faut  regretter  que  leurs  démonstrations  soient  parfois  incomplètes  et 
trop  souvent  contradictoires. 

D'après  Xénophon,  le  rapport  de  l'or  à  l'argent  était  de  son  tempe 
de  1  à  10,  Hérodote  le  porte  de  1  à  13;  il  descendit  à  moins  de  1  àH 
quelques  siècles  après,  lorsque  César,  plus  heureux  que  Catilina,'  eut 
pris  Rome  et  partagé  à  ses  complices  le  trésor  public,  qui  contenait 
une  quantité  d'or  correspondante  à  2  milliards  de  notre  monnaie. 
Ce  rapport  se  releva  un  siècle  après  delàlletàl2,  puis,  suivant 
une  loi  de  Valentinien,  au  iv*»  siècle,  de  1  à  14,4,  et  enfin,  suivant 
une  loi  d'Honorius  et  de  Théodose  le  Jeune,  de  1  à  18  (1). 

Sans  discuter  l'exactitude  plus  ou  moins  rigoureuse  de  ces  chilBres, 
empruntés  à  des  textes  authentiques,  mais  susceptibles  d'interpré- 
tations diverses,  tant  à  cause  de  la  différence  des  valeurs  légales  et 
des  valeurs  commerciales  qu'à  raison  des  titres  différens  des  mon- 
naies, surtout  de  celles  d'argent,  il  faut  remarquer  que  les.variar- 
tions  du  prix  de  l'or  et  de  l'argent  ont  été  aussi  considérables  et 
même  plus  considérables  dans  l'antiquité  que  depuis  la  découverte 
de  l'Amérique;  il  faut  observer  surtout  qu'elles  ont  été  alternatives, 
tantôt  en  faveur  de  l'argent,  tantôt  en  faveur  de  l'or,  et  que  c'est  an 
milieu  de  la  plus  grande  de  ces  variations,  sous  Jules  César,  qoe 

(1)  Dureau  de  La  MaUe,  Économie  politique  des  Romains,  t.  I**^^  p.  85  et  suivanles.; 


■OOTELLES    BECBEBCHES  SUR  LA   QUESTION   DE   l'oR.  129 

fimité  maoétaire  romûne  a  commeocé  à  être  frappée  en  or.  Malgré 
les  variations  qui  suivirent,  cette  base  monétaire  se  maintint  jusqu'au 
Bas-ËDipire. 

Tontefois  ces  faits,  si  intéressans  qu'ils  soient,  ne  sont  pas  assez 
ooocluans  dans  la  question;  ils  seraient  d'une  plus  grande  importance 
■  les  historiens  nous  entretenaient  des  réactions  qu'ils  ont  exercées 
nrles  aflEûres  publiq^ies  et  privées,  s'ils  nous  montraient  que  Tabais- 
Rment  de  la  valeur  de  l'or  entraîne  im  abaissement  analogue  dans 
h  valeur  absolue  de  l'argent,  ou  s'ils  nous  apprenaient  quelles  ont 
itè  les  conséquences  des  lois  établies  pour  rapprocher  à  chaque  va- 
riation la  valeur  nominale  de  l'or  et  de  l'argent,  nécessairement  trou- 
blée par  la  relation  de  la  demande  et  de  l'offre,  ou  les  déplacemens 
prodnita^par  le  pillage  et  les  conquêtes. 

L'histoire  du  moyen  âge  est  au  point  de  vue  de  la  monnaie  plus 
fbBCore  que  celle  de  l'antiquité  à  cause  du  faux  monnayage  univer- 
sel, et  aussi  peu  instructive  par  l'absence  d'observations  spéciales. 
Oo  estime  que  du  ix*  au  xvi*  siècle,  c'est-à-dire  depuis  Charlemagne 
jusqu'à  l'arrivée  en  Europe  des  métaux  précieux  du  Nouveau-Monde, 
le  rapport  de  For  à  l'argent  a  varié  entre  1  à  12  (1)  et  1  à  10,  et  que 
ils  variations  ont  été  tantôt  en  faveur  de  l'or,  tantôt  en  faveur  de 
Targent.  Ces  faits  ne  paraissent  pas  avoir  vivement  frappé  l'attention 
des  historiens,  quoiqu'ils  aient  tenu  grand  compte  des  fraudes  moné- 
taires de  cette  période  et  de  leurs  funestes  effets.  On  pourrait  en  con- 
dore  que  la  variation  du  rapport  des  métaux  a  été  insensible  et  n'a 
donné  lieu  à  aucune  perturbation  particulière  appréciable,  et  l'on 
serait  conduit  à  dire  que  nous,  qui,  après  cinquante  ans,  sommes  en 
présence  d'une  variation  à  peine  constatée  du  rapport  des  métaux 
prédeux,  nous  nous  préoccupons  de  dangers  et  de  difficultés  imagi- 
naires. 

Mais  ladssons  ces  temps  peu  connus  :  l'histoire  moderne  nous 
offrira  les  lumières  qu'ils  nous  refusent  et  nous  permettra  de  nous 
appuyer  sur  deux  ordres  de  faits  aussi  certains  que  concluans.  Pre- 
mièrement, en  tenant  compte  des  erreurs  que  les  dénominations 
trompeuses  des  monnaies  ont  souvent  fait  commettre,  les  écrivains 
les  plus  autorisés  admettent  que  dans  les  deux  derniers  siècles  le 
r^iport  de  For  à  l'argent  s'est  élevé  delàlAàlàl6;ilya  cin- 
quante ans,  ce  rapport  était  de  15  1/2  et  à  peu  près  ce  qu'il  est  en 
€6  moment.  Ce  n'est  que  momentanément  que  les  guerres  de  Teni- 
pîre  et  dernièrement  la  révolution  de  1848  l'ont  élevé  jusqu'à  16. 
Ed  second  lieu,  nous  savons  que  depuis  la  découverte  de  l'Amérique 

(1j  If.  LeiNT,  dans  son  mémoire  sur  V Appréciation  de  la  for'une  privée  nu  moyen 
éqf^  dte  te  p.i8Sige  soivant  de  l'éiiU  de  Pistes  de  864  :  Ht  in  omni  regno  noslro^  non 
(  vgndmimr  Ubrmauri  miti  duod9C%m  liltris  argenli. 

a.  « 


ISO  REYUE   DES  DEUX  MONDES. 

jusqu'en  18A8  on  peut  évaluer  la  production  des  métaux  dans  ce 
pays  à  37  milliards  1A8  millions,  composés  de  122  millions  de  kilo» 
grammes  d'argent  et  2,910,000  kilogrammes  d'or  (1);  en  d'autres 
termes,  sous  Tinfluence  de  rexploitation  des  mines  d'Amérique,  la 
production  de  t argent  à  l'or  a  été  comme  33  :  1,  et,  malgré  cette 
dispro])ortion  énorme,  le  rapport  du  prix  de  l'or  à  l'argent,  qui  étail 
de  1  à  13  ou  lA,  ne  s'est  élevé  que  de  1  à  15  1/2,  tandis  qu'il  aurait 
dû  s'élever  de  1  à  33,  si  le  rapport  des  valeiu^  dépendait  des  quaor 
tités  produites.  Enfin,  dix  ans  avant  la  découveile  de  la  Califoniie« 
la  production  de  l'or  avait  plus  que  doublé  sous  l'influence  des  ex- 
ploitations de  l'Oural  et  de  l'Altaï,  et  cependant  le  prix  de  l'or  n'ayait 
pas  cessé  de  tendre  à  la  hausse. 

Plusieurs  économistes,  et  entre  autres  M.  Michelsen,  ont  montré 
cette  anomalie  apparente,  et  se  sont  bornés,  pour  la  résoudre,  à  dire 
que  le  prix  de  l'or  et  de  l'argent  ne  dépend  pas  de  leurs  quantités 
respectives,  mais  de  l'offre  et  de  la  demande,  de  l'état  du  marchéL 
Cette  réponse  est  vraie,  mais  elle  ne  donne  pas  la  raison  spéciale 
de  l'anomalie  signalée;  il  y  a  une  considération  d'une  nature  plus 
topique  qui  nous  parait  résoudre  le  problème,  c'est  que  les  monnaies 
d'or  et  d'argent  sont  solidaires,  et  qu'à  part  de  petits  mouvemets 
accidentels  circonscrits,  les  métaux  précieux  haussent  ensemble  et 
baissent  ensemble. 

Nous  avons  de  cette  vérité  une  démonstration  saisissante.  On  a/^ 
corde  généralement  que  la  puissance  de  la  monnaie  a  baissé  de  6  à  1 
depuis  la  découverte  de  l'Amérique,  et  cela  est  vrai  de  la  monnaie 
d'or  comme  de  la  monnaie  d'argent,  malgré  la  rareté  de  la  premitee 
et  l'abondance  de  la  dernière.  Ici  c'est  la  baisse  de  l'argent  qui  a 
entraîné  la  baisse  de  l'or,  comme  de  nos  jours,  si  la  production  de 
l'or  vient  à  déborder  la  demande,  ce  sera  la  baisse  de  l'or  qui  eo- 
trainera  la  baisse  de  l'argent.  En  effet,  quand  on  considère  le  mou- 
vement spontané  des  deux  métaux  dans  le  monde  entier,  on  voit 
que  la  inonnaie  agit  partout  dans  sa  double  forme  :  l'Angleterre  et 
les  États-Unis  donnent  la  préférence  à  la  monnaie  d'or;  mais  ils  ae 
8er\'ent  secondairement  de  monnaie  d'argent  à  l'intérieur,  et  ils 
achètent  et  vendent  continuellement  des  masses  de  lingots  d'argenA 
pour  payer  leurs  dettes  extérieures.  La  Hollande  et  la  Belgique,  qui 
ont  démonétisé  l'or,  en  empruntent  sans  cesse  au  dehors,  soit  pour 
kurs  usages  intérieurs  à  cause  de  la  supériorité  de  cette  monnaie 
soit  pour  le  solde  des  achats  qu'ils  font  en  Angleterre  et  aux  ÉtatSp- 
Unis.  Il  est  même  probable  que  si  tous  les  législateurs  s'imàginûenit 
de  démonétiser  l'or,  ce  métal  ne  continuerait  pas  moins  à  jouer  on 

(1)  Michel  Cheyalier,  De  la  Monnaie,  p.  MT. 


lOUTELLES    REGHBRCflES  SOI  LA  QUESTION   D£   l'oR.  131 

Éfc'vportant  dans  la  circulation,  à  cause  des  qualités  qui  lui  sont 
pnfres,et  q[ui  lui  donneront  toujours  la  supériorité  sur  Taigent. 

ûioQoaie  est  donc  une  ouité  composée  de  deux  parties;  quand 
mai  parties  s'accroît,  le  tout  8*accrolt  d'autant  Si  le  tout  ainsi 
accneioâde  la  demande  sur  le  marché,  le  tout  se  dépréciera. 

liioUdarité  des  prix  entre  Tor  et  l'argent  n'est  pas  particulièrt 
iœsdeux  marchandises.  Elle  existe  à  des  degrés  divers  pour  toutes 
cdesqui  par  leur  analogie  sont  de  nature  à  se  suppléer  l'une  Tau- 
tt.  Le  Ué  est  dans  ce  cas  par  rapport  à  l'orge,  au  seigle,  à  l'avoine. 
LeUé  est-il  à  un  prix  de  disette,  il  fait  hausser  les  autres  grains;  s'il 
cK  iboodaot,  il  baisse  et  les  fait  baisser.  La  houille  aussi  réagit  sur 
le  charbon  de  bois,  et  les  toiles  de  coton  sur  les  toiles  de  lin,  etc. 

D  oe  parait  donc  pas  admissible  que  l'or  puisse,  dans  une  dizaine 
d'iDifeées,  baisser  de  bO  poUi*  100,  tandis  que  l'argent  conserverait  à 
pn  près  sa  valeur  intégrale,  comme  le  suppose  M.  Michel  Chevalier 
dkuB  un  article  publié  par  le  Journal  des  OébaU  du  h  mai  1855.  £d 
ce  moment  même,  l'argent  est  bien  loin  d'avoir  la  stabilité  qu'on 
U  attribue.  L'année  dernière,  il  gagnait  une  prime  qui  s'est  élevée 
jnqu*à  30  f r.  par  1 ,000  fr.  ;  cette  prime  est  retombée  à  Paris  à  1 3  et 
4 1&  (t.,  et  au  mois  de  mai  dernier,  l'or  gagnait  une  prime  à  Londres 
lia  Marseille. 

A  cùié  de  ces  faits,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  l'argent  peut 
Ure,  dans  un  avenir  prochain,  aussi  exposé  que  l'or  aux  incoiwé- 
lieos  d'une  production  illimitée.  Les  exploitations  de  Buenos-Ayres, 
éi  Chili,  du  Pérou,  n'ont  pas  cessé  d'être  en  progrès  depuis  le  com- 
■eacement  du  siècle,  et  il  en  eût  été  de  même  sans  doute  de  celles 
da  Mexique,  si  les  révolutions  qui  se  succédèrent  dans  ce  malheu- 
Ml  pays  n'y  avaient  ralenti  le  travail  des  mines.  Malgré  ces  cir- 
CMtances  défavorables,  la  production  annuelle  de  l'argent  est  de 
près  de  200  millions  de  francs,  et  des  améUorations  peut-être  pro- 
diines  dans  le  travail  des  mioes  d'Amérique  pourraient  l'élever  au 
ttfeau  de  celle  de  l'or.  En  elTet,  le  minerai  argentifère  de  TAmé-^ 
ôfie  est  inépuisable.  M.  de  Humboldt  écrivait,  il  y  a  quarante  ans, 
fi'il  y  avait  assez  d'argent  dans  les  mines  de  la  Nouvelle-Espagne 
piv  eo  inonder  le  monde.  M.  Saint-Clair  Duport,  qui  a  visité  les 
■ÎMadu  Mexique,  dit  que  les  gisemens  travaillés  d^uis  trois  siècles 
ttsoot  rien  auprès  de  ceux  qui  restent  à  exploier  (1).  M.  Michel 
Chevalier  écrivait  en  1850  :  «  Les  variations  des  deux  métaux  pré- 
Mu  ne  sont  pas  arrivées  à  leur  terme.  Il  est  dans  la  nature  des 
tees  qu  elles  n'y  soient  jamais.  Pour  l'instant,  il  semblerait  que 

for  dût  baisser  bientôt  relativement  à  l'argent,  mais  on  peut  croire 

W)  îk  le  Production  des  métaux  prédmAX,  p.  S78. 


132  EBTUE  DBS  DEUX  MONDES. 

qu'une  tendance  opposée  se  manifesterait  ensuite  (1).  »  Un  accrois- 
sement dans  la  production  de  l'argent,  comparable  à  celui  qui  se 
réalise  pour  l'or,  n'est  probable  à  la  vérité  que  dans  le  cas  où  l'in- 
dustrie des  mines  passerait  aux  mains  d'un  peuple  entreprenant  et 
avancé  en  civilisation;  mais  ce  temps  est-il  très  éloigné,  quand  les^ 
Américains  du  Nord  ont  déjà  conquis  la  moitié  du  Mexique  et  con- 
struft  un  chemin  de  fer  bien  au-delà  sur  l'isthme  de  Panama? 

11  y  a  un  autre  métal  qui  jouit  au  plus  haut  degré  des  propriétés 
monétaires,  et  qui  semblerait  au  premier  abord  bien  plus  propre  que 
l'argent  à  préserver  la  monnaie  de  la  dépréciation  dont  on  se  préoc- 
cupe, c'est  le  platine.  Ce  métal  n'a  en  effet  que  deux  gîtes  connuB* 
Tun  dans  l'Oural,  l'autre  au  Choco  dans  la  Nouvelle-Grenade,  et  la 
géologie  ne  fait  pas  prévoir  la  découverte  ultérieure  d'autres  dépôts 
importans.  Le  platine  est  de  plus  dans  des  conditions  métallurgiques 
telles  que  les  frais  de  production  auxquels  il  donne  lieu  ne  peuvent 
ni  augmenter  ni  diminuer  sensiblement.  Il  est,  à  la  vérité,  un  peu  plus 
difficile  à  élaborer  que  ne  le  sont  l'or  et  Targent;  mais  la  différence^ 
est  faible,  et  disparaîtrait  bientôt  par  les  perfectionnemens  qu'ap- 
porterait un  travail  constant  et  régulier  (2).  De  1828  à  1845,  le  goii- 
yemement  russe  a  émis  une  monnaie  de  platine  dont  le  total  en  dix- 
sspt  ans  s'est  élevé  à  environ  20  millions  de  francs;  mais  cetls 
expérience  intéressante  est  restée  incomplète.  11  paraît  que  des  em- 
ployés chargés  de  l'aflinage,  profitant  des  obscurités  de  cette  opérsr- 
tion,  ne  portèrent  le  rendement  qu'à  60  pour  100  au  lieu  de  75  pour 
100,  et  firent  vendre  à  vil  prix,  à  Paris  et  à  Londres,  le  métal  ainsi 
détourné.  Le  prix  du  platine  tomba  de  1,100  francs  à  800.  Le  goo- 
yemement  russe,  ne  connaissant  pas  alors  la  cause  de  cette  dépré- 
ciation, ou  ne  pouvant  la  faire  cesser,  démonétisa  le  platine.  Quoi 
qu*il  en  soit  de  cette  tentative,  nous  ne  croyons  pas  que  le  platine 
puisse  avoir  dans  la  circulation  une  valeur  plus  fixe  que  l'or  et  l'ar- 
gent. Lne  fois  entré  dans  la  masse  monétaire,  il  en  subirait  la  solida- 
rité, et  sauf  de  légers  écarts  il  hausserait  et  baisserait  comme  cette 
masse.  Les  quantités  existantes  et  celles  qu'on  pourrait  produire  sont 
d'ailleurs  si  faibles,  que  la  circulation  du  platine  ne  pourrait  pas  for- 
mer la  monnaie  exclusive  d'une  grande  nation;  enfin  le  petit  nombre 
des  exploitations  permettrait  aux  états  qui  les  possèdent  des  spécula- 
tions aux  conséquences  desquelles  il  ne  serait  pas  sage  de  s'exposer. 

(1)  De  la  Monnffi^,  p.  338. 

(2)  Li  grande  différeuce  qui  existe  à  Paris  dans  le  commerce  entre  le  platine  viens  SI 
Je  platijie  neuf  tient  à  ce  que  l'affinage  de  ce  métal  est  à  Tétat  de  monopole. 


mmVLLES    REGHEAGHES  SUB   LA  QUESTION   D£   l'OR.  133 


III. 


■  nos  reste  à  examiner  les  effets  que  produirait  en  France  la 
ÉHoétisation  de  Vor.  C'est  un  point  de  vue  pratique  trop  négligé» 
dfii  mérite  la  plus  sérieuse  attention. 

b  Bootrant  que  la  monnaie  d'argent  ne  jouit  pas  du  privilège  de 
h  faite,  Dous  ayons  fait  voir  le  côté  le  plus  faible  de  la  théorie  de 
h  démonétisation  de  For;  ce  n  est  pas  le  seul.  L'argent  est,  pour  la 
fadiOQ  monétaire  comme  pour  les  usages  domestiques,  inférieur  à 
for.  D  est  moins  beau,  moins  inaltérable,  plus  encombrant.  Cette 
inière  imperfection  est  plus  grave  qu'on  ne  le  croit  communément, 
b  fûemens  en  argent  étant  ou  coûteux  ou  même  matériellement 
iaponUes,  dès  qu'ils  ont  quelque  importance.  On  y  supplée  jus- 
tp'i  on  certain  point  par  les  billets  de  banque ,  les  viremens  de 
coaptes,  les  effets  de  conunerce;  mais  ces  moyens  de  solder  les  dettes 
•'existent  pas  partout,  ne  sont  généralement  pas  gratuits,  et  n'em- 
fichent  pas  des  transports  considérables  de  métaux  précieux  dont  le 
faet  et  l'assurance  sont  toujours  beaucoup  plus  élevés  pour  l'ar- 
RBot  que  pour  l'or.  Aujourd'hui  préférer  l'argent  à  l'or,  c'est  pré- 
knt  la  poste  aux  chemins  de  fer,  c'est  s'imposer  des  pertes  cer- 
tùn  qui  se  multiplient  comme  les  affaires  elles-mêmes.  Les  nation.s 
^jouent  le  premier  rôle  dans  le  commerce  du  monde,  les  États- 
Bnis  et  F  Angleterre,  produisent  For  en  abondance,  et  s'en  servent 
pesqœ  exclusivement  dans  la  fonction  de  monnaie.  Adopter  exclu- 
sveoieot  l'argent,  c'est  jeter  des  complications  dans  les  relations  in- 
lenaUioQales  avec  ces  deux  grands  états,  c'est  de  plus  rendre  moins 
fnle  et  moins  lucratif  le  commerce  avec  les  pays  si  importans  déjà 
foi  produisent  l'or  et  n'ont  pas  d'autre  retour  à  oQVir. 

Ces  considérations  n'ont  pas  frappé  la  Hollande  ni  la  Belgique,  et 
V  les  ont  pas  arrêtées  dans  leiu*  préférence  pour  l'argent;  mais  il 
fmïi  que  toutes  deux  commencent  à  ressentir  les  inconvéniens  du 
pvtî  qu'elles  ont  pris.  La  monnaie  d'argent  ne  les  a  pas  mises  à 
fibri  de  la  hausse  des  prix.  La  Belgique  même  en  est  plus  adectée 
^  k  France.  Le  pain,  la  viande,  les  logemens,  le  sol,  y  sont  plus 
cken,  surtout  dans  les  campagnes  vouées  aux  travaux  industriels. 
Il  revanche,  ces  deux  pays  ont  dû  remplacer  la  monnaie  d'or  par 
it  petits  billets  de  banque  de  100  à  20  francs,  et  par  l'admission  de 
fvfimçais  à  la  Banque  et  dans  les  caisses  publiques,  sous  la  faible 
w«mc  de  1/4  pour  100.  Aussi,  quelque  récente  que  soit  la  démo- 
li'Mitiûo  de  ror^  il  ne  manque  pas  d'esprits  sérieux  qui  doutent  de 
l'Aicité  d'une  telle  mesure. 


13i  REYUE   DES  DEUX   MONDES. 

Ce  n'est  pas  la  découverte  des  nouveaux  gîtes  aurifères  qui  a  coa* 
duit  la  Hollande  à  la  démonétisation  de  Tor.  Lorsqu'en  1836  la  pre- 
mière idée  en  fut  exprimée  par  le  gouvernement  de  ce  pays,  le  rap- 
port légal  établi  entre  les  deux  métaux  précieux,  étant  trop  favoraUe 
à  l'or,  avait  fait  exporter  toute  la  monnaie  d'argent  II  ne  restait 
qu'un  rebut  composé  de  pièces  usées,  déformées  ou  rognées;  il  j 
avait  nécessité  de  réformer  un  tel  état  de  choses.  A  cette  époquSi 
la  production  de  l'argent  était  beaucoup  plus  abondante  que  celle  de 
l'or,  et  Texpérience  avait  appris  qu'à  cause  de  cette  rareté  les  crises 
monétaires  étaient  plus  fréquentes  dans  les  pays  dont  ce  métal  forme 
la  monnaie;  cela  devait  être  sensible,  siu-tout  pour  un  pays  aussi  pettt 
que  la  Hollande.  On  songea  donc  à  changer  le  rapport  légal  de  For 
et  de  l'argent,  et  à  le  combiner  de  manière  à  empêcher  pour  l'avemr 
l'exportation  de  l'argent.  Une  loi  de  1839  ordonna  en  effet  la  refonte 
de  la  monnaie  d'argent  et  l'établissement  entre  les  deux  métaux  d*QB 
rapport  légal  favorable  à  l'argent. 

Les  choses  étaient  en  cet  état  lorsque  la  disette  des  années  ISMfA 
1847  détermina  une  énorme  importation  de  céréales  en  Angleterre» 
et  par  suite  la  crise  monétaire,  qui  porta  particulièrement  sur  Tat 
Frappé  de  cette  coïncidence  remarquable,  le  gouvernement  hoUa»^ 
dais  adopta  à  l'égard  de  l'or  un  parti  plus  absolu  qu'il  ne  l'avait  fiât 
en  1839;  il  en  proposa  la  démonétisation,  qui  fut  adoptée  par  une  Mi 
du  26  novembre  1847.  11  est  certain  qu'à  une  époque  où  les  dépSiB 
aurifères  de  la  Californie  et  de  l'Australie  étaient  encore  inconnus  qq 
inexploités,  cette  résolution  avait  pour  elle  la  raison  et  rexpériencB; 
mais  la  facilité  avec  laquelle  l'Angleterre  et  la  France  ont  traversé  ift 
période  de  rareté  des  céréales  de  1853  et  1854,  grâce  à  l'abondance 
de  la  monnaie  d'or,  montre  que  désormais  la  monnaie  d'argent  a 
perdu  la  seule  supériorité  qu'elle  eût. 

L'exemple  de  la  Hollande,  on  le  voit,  est  sans  autorité  dans  la 
question  actuelle.  Si  cette  nation  éclairée  a  donné  la  préférence  à  la 
monnaie  d'argent,  ce  n'est  pas  par  crainte  de  la  dépréciation  de  l'oTt 
que  personne  ne  pouvait  prévoir  en  1839  et  en  1847  :  c'est  pour  re- 
médier à  des  désordres  réels  et  pour  prévenir  des  dangers  que  ém 
circonstances  récentes  avaient  signalés.  11  est  vrai  que  la  démonéâr 
sation,  qui  ne  devait  avoir  lieu  qu'à  la  fin  de  1850,  a  été  hâtée  4b 
quelques  mois  par  une  loi  de  1849,  rendue  sous  l'influence  de  lapith> 
duction  croissante  de  l'or  :  c'eût  été  une  négligence  blâmable  qm 
d'agir  autrement.  L'opération  une  fois  votée,  il  fallait  profiter  de  h 
prime  de  l'or  pour  la  réaliser  plus  facilement,  ou  au  moins  ne  pas 
s'exposer  à  payer  une  prime  sur  l'argent  qu'on  devait  acheter.  On  a 
beaucoup  approché  de  ce  résultat. 

Pour  la  Belgique,  il  en  est  autrement;  elle  a  démonétisé  For  i 


ROUTELLES   BEGHERCHES    SUB   LA   QUESTION   DE   l'oR.  1S5 


sa  monnaie  d'argent  et  dans  l'espoir  d'échapper  aux  effets 
klidépréciation  de  Vor;  sa  mesure  a  même  été  plus  radicale  que 
cdeèla  Hollande^  car  elle  a  retiré  toute  la  monnaie  frappée  et 
Bterditle  monnayage  de  Tor  à  Tavenir.  La  Hollande  a  simplement 
Héfccaractère  légal  à  la  monnaie  d'or  et  offert  le  remboursement 
ajair  à  ceux  qui  le  demandaient.  L'inquiétude  de  la  dépréciation 
èr«r  était  si  peu  prononcée,  que  sur  175  millions  de  florins,  soit 
eBiino  360  millions  de  francs,  à  peine  la  moitié  a  été  présentée 
irècluoge  contre  argent. 

S  cette  mesure  était  appliquée  à  la  France,  elle  y  causerait  une 
fBtnrbation  proportionnée  à  Timportance  que  la  monnaie  d*or  a  déjà 
frise cUnsla  circulation,  à  la  grandeur  des  entreprises  que  Fabondance 
fe  capitaux  a  fait  naître  et  multiplie  chaque  jour,  et  aux  besoins  que 
kienprunts  causés  par  la  guerre  rendent  aussi  vastes  qu'impérieux. 
B  a  été  frappé  en  France  depuis  18Â8  pour  plus  de  1,300  millions 
de  oonnaie  d'or;  on  peut  supposer  que  le  mouvement  du  commerce 
•liait  exporter  2  ou  300  millions,  et  il  est  probable  qu'il  en  reste  un 
■Oliard.  Si  cette  masse  d'or  était  démonétisée,  le  gouvernement  se- 
■ît  oUigé,  dans  un  délai  très  court,  de  la  remplacer  au  pair  aux 
Bttios  des  porteurs  par  des  pièces  d'argent,  comme  l'ont  fait  loya- 
kneot  les  petits  états  de  Belgique  et  de  Hollande.  Une  demande 
k  1  milliard  en  lingots  d'argent  dans  un  temps  où  la  production 
UKlle  ne  dépasse  guère  200  millions  ferait  peut-être  monter  la 
prime,  non  à  36  fr.,  taux  où  nous  l'avons  vue  l'année  dernière,  mais 
îiOO  fr.,  et  dans  ce  cas  l'opération,  de  ce  chef  seul,  coûterait  à  l'état 
lOOmiUions,  auxquels  il  faudrait  ajouter  quelques  millions  pour  frais 
fifiiiage,  commission,  etc.  A  côté  de  ces  pertes  directes  (1)  il  fau- 
init  mettre  en  ligne  de  compte  la  perturbation  temporaire  de  tous  les 
prix  en  France  par  l'effet  de  la  prime  que  la  mesure  elle-même  pro- 
èorait  L'opération  de  la  Hollande  n'a  porté  que  sur  80  millions  de 
iorins  (environ  160  millions  de  francs) ,  et  elle  a  sensiblement  affecté 
bgnuides  places  de  commerce,  quoiqu'elle  ait  été  facilitée  par  des 
Mojeos  d'exécution  dont  le  succès  serait  moins  assuré  en  France. 
h  Hollande,  des  billets  de  mêmes  coupures  que  les  pièces  d'argent 
M  remplacé  la  monnaie  retirée,  et  ont  circulé  sans  difSculté;  de 
|itt»  h  monnaie  d'or  exportée  en  Angleterre  et  en  France  a  été  frap- 
Pfc,  dans  ces  deux  pays,  en  souverains  et  en  pièces  de  20  francs, 
fni  se  sont  substitués  sans  secousse  aux  lingots  d'argent  de  la  banque 
f  in^eterre  et  aux  pièces  de  cinq  francs  vendues  à  la  Hollande.  Les 


ft  U  BoDiade,  opérant  en  1849,  n'a  eu  à  sujpporier  que  (jaelqnes  faux  frais  sani 
iHiliMt.  La  Belgiqae  a  snf^poitéy  loos  forme  de  perte  d'intérât,  une  pnme  d» 


IM  RETUB  DES  DEUX   MONDES. 

choses  ne  se  passenûent  pas  si  simplement  parmi  nous.  D'abord  il 
est  permis  de  douter  que  1  milliard  de  billets  de  20  francs  et  de 
10  francs,  um)  remboursables  à  vue,  circulassent  au  pair  avec  la 
monnaie  d'argent,  quelque  bien  garantis  qu'ils  fussent  par  des  dé- 
pôts d'or  démonétisé.  En  second  lieu,  l'argent  à  monnayer  devant 
être  pris  en  grande  partie  à  la  masse  monétaire  des  pays  où  l'ar- 
gent presque  seul  remplit  les  canaux  de  la  circulation,  on  ne  pour- 
rait pas  l'y  remplacer  par  de  l'or;  il  s'y  produirait  un  vide  qui  cau- 
serait une  disette  de  monnaie  (l),  une  baisse  de  tous  les  prix,  une 
crise  commerciale  générale  (2). 

La  France,  réduite  à  la  monnaie  d'argent,  souffrirait  de  son  isole- 
ment monétaire  dans  ses  vastes  relations  avec  Y  Angleterre  et  les  Étata- 
Unis,  qui  ont  adopté  la  monnaie  d'or  (3),  et  qui  ne  songent  pas  à  y 
renoncer.  Notre  commerce  d'exportation  recevrait  aussi  par  la  dén 
monétisation  de  l'or  une  atteinte  irréparable.  Nos  lois  de  douane  sont 
en  effet  combinées  de  manière  à  limiter  nos  importations  et  à  obliger 
nos  armateurs  à  faire  une  partie  considérable  de  leurs  retours  en 
métaux  précieux,  et  aujourd'hui  en  or.  Les  opérations  basées  sur 
des  retours  d'or,  ou  liquidées  en  cette  valeur,  seraient  arrêtées,  ^ 
quelques  centaines  de  millions  peut-être  de  nos  produits  manufac- 
turés devraient  chercher  au  rabais  de  nouveaux  acheteurs.  On  ver- 
rait alors  qu'il  y  a  plus  d'inconvénient  à  retirer  quelques  centaines 
de  millions  à  la  circulation  de  l'Europe  qu'à  y  laisser  ajouter  plu- 
sieurs milliards  par  le  cours  naturel  des  choses. 

Les  partisans  de  la  démonétisation  n'ont  pas  parlé  de  toutes  ces 
difficultés,  mais  on  voit  qu'ils  les  ont  pressenties.  Au  lieu  de  con- 
clure purement  et  simplement,  ils  ont  déclaré  qu'ils  se  bornaient  à 
soulever  une  question  grave,  et  qu'ils  en  abandonnaient  la  solution 
à  de  plus  experts. 

On  a  émis  une  opinion  moins  réservée  sur  un  autre  point  qui  se-' 
rait  aussi  très  délicat,  s'il  n'était  depuis  longtemps  résolu.  On  a  dît, 
à  l'occasion  de  la  démonétisation  de  l'or,  que  la  loi  du  7  germinal 
an  XI,  constitutive  de  notre  système  monétaire,  donnait  aux  créan- 
ciers le  droit  d'exiger  dès  à  présent  leur  paiement  en  argent.  C'est 
une  erreur  qu'aucun  jurisconsulte  n'aurait  commise.  La  loi  de  l'an 
XI  déclare  que  le  franc  est  l'unité  monétaire,  et  qu'il  contiendra 

(1}  L'accioissemeDt  des  billets  de  banqne  pallierait  le  mal;  mais  sur  le  Gonilnenl» 
c'est  une  ressonice  limiîée  par  les  habitndes  du  puldic. 

(2)  En  1846,  l'impoilttion  du  blé  en  Fraare  a  fait  expoiter  120  à  130  millions  de  fraacSy 
et  ce  faible  déplacement  a  causé  une  grande  gène. 

(8)  La  monnaie  d'or  et  celle  d'argent  ont  un  cours  légal  aux  Ëtate-Ubis;  mais  k  i^^ 
port  des  deux  métaux,  favorable  à  For^  a  fait  exporter  la  plus  grande  partie  de  lai 
naie  d'argent. 


MUTELLES    RECHERCHES  SUR   LA  QUESTION   DE   L*OR.  137 

SgramiD«»s  d'argent  au  titre  de  -nj;  elle  déclare  en  outre  qu'il  sera 
{ibriqué  des  pièces  d*or  de  20  francs  et  de  40  francs,  et  en  détermine 
kpeidset  le  titre.  Une  nouvelle  loi  peut  changer  l'unité  monétaire 
M  le  rapport  de  Ter  à  l'argent  ainsi  établi,  mais  aucun  créancier 
(Toeobligation  exprimée  en  francs  ne  peut  refuser  les  offres  de  paie- 
KBtque  lui  fait  son  débiteur  en  monnaie  légale  d'or  ou  d'argent, 
iaoD  choix.  Si  la  solution  était  moins  évidente,  il  faudrait  regretter 
fse  U  q^iestion  ait  été  posée.  En  matière  de  finances,  on  doit  se  gar- 
der de  jeter  des  doutes  là  où  il  n'y  en  a  jamais  eu.  La  loi  de  l'an  xi 
estahso^ae;  mais  le  fût-elle  moins,  ce  serait  offenser  la  foi  publique 
qœ  de  changer  la  manière  dont  elle  est  comprise  et  pratiquée  depuis 
pés  de  soixante  ans  par  le  bon  sens  universel. 

S*;  a-t-il  donc  rien  à  faire?  En  matièrç  de  monnaie  tous  les  change- 
MBS  sont  dangereux,  et  les  combinaisons  les  plus  réfléchies  ne  sont 
pssà  l'abri  de  tout  inconvénient.  La  Hollande,  à  l'occasion  d'une 
refiwte  nécessaire  de  sa  monnaie  d'argent,  a  diminué  le  poids  du 
fhNÎD,  son  unité  monétaire,  et  a  autorisé  tous  les  débiteurs  à  se  libé- 
leravec  un  poids  d'argent  moindre  que  celui  qu'ils  s'étaient  obligés 
de  fournir.  La  monnaie  d'appoint  peut  supporter  ces  déviations,  mais 
pour  la  monnaie  courante  elles  sont  très  sujettes  à  critique. 

Notre  système  monétaire  ne  gène  pas  les  transactions,  il  les  favo- 
rise notablement  au  contraire.  Au  point  de  vue  de  l'art,  la  monnaie 
l'est-elle  pas  droite  de  poids  et  de  titre  et  appréciée  même  en  pays 
étranger?  Pourquoi  la  changer?  On  exporte,  dit-on,  la  monnaie  d'ar- 
gent et  on  lui  substitue  la  monnaie  d'or;  mais  où  est  l'inconvénient  si 
h  monnaie  d*or  ne  peut  pas  être  dépréciée  sans  que  la  monnaie  d'ar- 
gent le  soit  aussi?  C'est  une  erreur  de  croire  que  la  France  y  perd. 
Quand  Faigent  sort,  c'est  avec  sa  prime,  c'est  en  achetant  plus  de 
narcbandises  étrangères  que  la  même  somme  en  or  ne  pourrait  le 
Èire.  Quand  l'or  s'importe,  c'est  le  contraire;  le  marchand  fiançais 
ttige  un  prix  plus  élevé.  Si  l'or  s'échange  au  pair  contre  des  pièces 
de  5  francs,  c'est  que  l'argent  ne  gagne  pas  de  prime,  et  c'est  là  le 
fait  le  plus  général.  Jusqu'à  présent,  la  prime  n'est  que  l'exception 
et  ne  s'applique  qu'aux  affaires  des  grandes  places. 

Les  États-Unis  ont  introduit  une  modification  récente  à  leur  sys- 
ttme  monétaire,  aHn  de  retenir  dans  leur  circulation  la  menue  mon- 
niie,  que  l'exportation  leur  enlevait  à  mesure  qu'elle  était  frappée. 
Traitant  la  menue  monnaie  comme  une  monnaie  d'appoint,  ils  ont 
frappé,  à  un  poids  assez  faib'.e  pour  décourager  l'exportation,  des 
<kmi-doUars  et  des  quarts  de  dollar  pour  une  somme  qui  atteint 
^  90  millions  de  francs  (1).  Ils  ne  se  sont  pas  autrement  piéoc- 

(1)  ta  presque  totalité  de  la  monnaie  d'argent  qui  avait  coars  aux  États-Unis  avait 


138  RErUE   DES  DEUX   VOIfDES. 

cupés  de  Texportation  de  l'argent  et  ont  au  contraire  accru  le  mmibre 
de  leurs  hôtels  des  monnaies,  afin  de  faciliter  le  monnayage  de  For, 
Malgré  les  ressources  nouvelles  qu'ils  y  ont  puisées,  ils  n'ont  paB 
échappé,  en  1854,  à  une  crise  qui  a  fait  baisser  chez  eux  tons  Ibb 
prix,  même  ceux  du  fret  maritime,  si  élevés  dans  toute  l'Europe. 

Les  Anglais  n'ont  pas  eu  de  mesures  à  prendre  pour  arrêter  Feï- 
portation  de  l'argent.  Lorsqu' après  la  paix  générale  ils  renoncèrent 
au  régime  du  papier-monnaie,  ils  adoptèrent  un  système  monëtam 
d'une  simplicité  qui  fait  honneur  à  leur  génie.  Ils  établirent  que  les 
débiteurs  ne  pourraient  faire  d'offres  légales  {légal  fender)  à  leui» 
créanciers  qu'en  monnaie  d'or,  tontes  les  fois  que  la  somme  due  se- 
rait de  plus  de  50  francs,  et  après  avoir  réduit  l'argent  à  l'humble 
rôle  de  monnaie  d'appoint,  ils  purent,  sans  inconvénient,  loi  domier 
une  valeur  intrinsèque  assez  inférieure  à  sa  valeur  nominale  powr  en 
empêcher  l'exportation.  Si  à  cette  combinaison  ils  avaient  ajouté 
la  numération  décimale,  leur  règlement  monétaire  serait  irrépro- 
chable. 

Nous  ne  pensons  pas  que  la  France,  dans  les  circonstances  no- 
tuelles,  doive  recourir  au  système  américain  ni  au  système  anglsûs; 
mais  s'il  se  présentait  plus  tard  des  circonstances  graves  et  impré- 
vues, si  la  petite  monnaie  d*or  ne  se  classait  pas  bien  dans  la  circa- 
lation  française,  et  si  l'exportation  de  l'argent  continuait  de  manière 
à  gêner  les  appoints  et  les  paiemens  qui  se  font  en  menue  monnaie, 
il  serait  peut-être  nécessaire  d'aviser.  Il  nous  semblerait  sage  alois 
d'aller  chercher  des  exemples  chez  les  deux  nations  les  plus  riches  et 
les  plus  commerçantes  du  monde,  et  dont  les  intérêts,  par  leur  na- 
ture et  par  leurs  vastes  proportions,  ont  avec  les  nôtres  une  ana- 
ioge  économique  évidente.  U  faudrait  peut-être  même  se  concerter 
avec  elles  et  profiter  de  l'occasion  pour  essayer  de  résoudre  cette 
grande  question  d'une  monnaie  internationale  qui,  depuis  de  longues 
années,  préoccupe  les  esprits  sérieux  en  Angleterre,  aux  États-Unis 
et  en  France. 

L'expérience  est  ici  le  guide  le  plus  sur,  les  spéculations  abstraites 
ont  leurs  périls.  11  y  a  longtemps  qu'on  Ta  dit  :  en  finances,  deux  et 
deux  ne  font  pas  quatre.  C'est  qu'en  effet  les  formules  des  équations 
n'y  ont  jamais  cette  simplicité.  Leurs  termes  se  composent  de  coefr 


été  exportée  et  remplacée  par  de  la  monnaie  d'or  peu  convenaMc  pour  les  appoints  et 
les  petits  paiemens.  Le  manque  de  menue  monnaie  avait  donné  Mpvl  à  l'émission  de 
petits  billets  de  banque  d'une  valeur  douteuse.  Une  loi  du  8  mars  1^53  a  statué  qu'il 
serait  frappé  des  demi-dollars  et  des  quarts  de  dollar  d  un  poids  de  3  ou  4  pour  100 
iuféiieur  à  l'ancien  poids  légal,  et  cette  mesure  a  eu  un  plein  suaès.  Le  directeur  des 
monnaies  des  États-Unis  le  déclare  dans  un  rapport  ofliciel  que  vient  de  publier  It 
journal  anglais  ÏEconomist.  ^ 


NOirfSUJBS    RECHERCHES  SUR  LA  QUESTION  DE  l'OR.  139 

«BiDdétenninës  axixquels  chacun  donne  une  valeur  arbitraire.  De 
Ik  tut  de  mécomptes  de  bonne  foi ,  tant  de  divergences  sur  les 
théories.  Que  nous  enseigne  l'expérience  du  passé?  Que  Tor  et  Tar- 
pA  flot  fait  la  richesse  de  ceux  qui  les  ont  possédés  (1)  ;  que  la 
coBSOounation  qui  s'en  fait  en  dehors  de  la  circulation  monétaire  est 
tenne  (2);  que  la  valeur  relative  de  Tor  et  de  l'argent  ne  dépend 
^  des  quantités  produites;  que  si  Tun  des  deux  se  déprécie,  l'autre 
^nrare  une  dépréciation  à  peu  près  égale;  que  les  pays  les  plus 
oamerçans  ont  directement  ou  indirectement  réduit  l'argent  au 
itfe  de  monnaie  d'appoint  et  ne  se  sont  pas  préoccupés  de  la  démo- 
litisation  de  Tor.  Obéissons  avec  confiance  à  ces  enseignemens,  et 
K  DOns  alarmons  pas  plus  de  l'invasion  de  l'or  dans  notre  vieille 
Europe  que  de  l'action  de  tout  autre  grand  moteur  industriel.  Si  elle 
bÀsse  des  intérêts  respectables,  c'est  que  rien  n'est  parfait  dans  ce 
ixnde,  où  la  fécondité  de  la  terre  même  fait  des  victimes.  N'avons- 
ooQS  pas  vn,  il  y  a  peu  d'années,  une  suite  de  récoltes  abondantes 
faire  baisser  le  prix  du  blé  et  gêner  les  fermiers,  tout  en  encoura- 
geant la  demande  et  faisant  hausser  les  prix  des  autres  marchan- 
&esî  L'abondance  des  métaux  précieux  produit  des  phénomènes 
iDi](^es  :  la  valeur  de  ces  métaux  baisse,  et  tous  les  prix  haussent. 
Les  créanciers  à  long  terme  y  perdent  quelque  chose;  mais  toutes 
les  entreprises  sont  prospères,  le  champ  du  travail  s'agrandit,  les 
soHtodes  se  peuplent,  et  la  civilisation  étend  son  empire. 

Victor  Lanjuinajs, 

ancien  ministre. 
Tr^et  (Loire-Inférienre),  le  20  juin. 


(1)  M.  Cberalier  a  dit  dans  un  bon  livre  qn'il  a  publié  en  1850  :  «  Tout  a  enchéri 
M<  U  découverte  de  l'Amérique,  sans  que  la  société  devint  plus  pauvre,  au  con- 
^àt»  {La  Monnaie,  p.  448.) 

M  Sot  40  milliards  d'or  et  d'argent  produits  depuis  la  découverte  de  l'Amérique,  il 
■Sexiste  plus  que  lO  à  f  %  milliards  dans  la  circulation  des  nations  civilisées. 


stsfe 


DES  INTÉRÊTS 

DU  NORD  SCANDINAVE 

DANS  LA  GUERRE  D'ORIENT. 


IL 

LA  SUÈDE  SOUS  GUSTAVE  IV. 

PROGRÈS  DE  LA   POLITIQUE  RUSSE.  —  DÉCIIÉANCE  DU   DERNIER  VASA. 


La  révolution  du  13  mars  1809,  qui  a  renversé  du  trône  de  Suède 
le  fils  de  Gustave  III»  Gustave  IV  Adolphe,  dernier  rejeton  couronné 
de  l'antique  famille  de  Vasa,  marque  le  moment  précis  où  la  Suède, 
presque  ruinée  par  les  attaques  violentes  ou  les  secrètes  menées  de 
la  Russie,  descend  au  dernier  degré  d'épuisement  et  de  misère.  Tout 
le  fruit  du  règne  de  Gustave  HI  est  perdu  (1);  cet  habile  monarque, 
dont  il  est  trop  souvent  de  mode  à  Stockholm  de  médire,  parce  qu'il 
s  appuyait  sur  la  politique  et  les  idées  françaises,  avait  du  moins 
accompli  deux  utiles  desseins  :  il  avait  renversé,  malgré  la  Prusse  et 
la  Russie,  la  constitution  de  1720,  qui  présageait  à  la  Suède  le  sort 
de  la  Pologne,  et  il  avait  porté  les  armes  suédoises  jusqu'à  quelques 
lieues  de  Saint-Pétersbourg,  qu'il  avait  fait  trembler.  En  1809,  au 
contraire,  la  Russie  vient  de  s'emparer  de  toute  la  Finlande;  ses  ca- 
nons, établis  dans  les  lies  de  la  Baltique,  sont  à  dix-huit  lieues  de 

(1)  Voyez  sur  ce  règne,  dans  la  livraison  du  15  février  1855,  le  premier  article  de 
cette  série. 


LE   HORD   SCANDINAVE   DANS  LA   QUESTION   d'ORIENT.  lâl 

Sladhalm,  et  sa  rrontière  nord-ouest  empiète  sur  le  territoire  essen- 
âe^ifoent  suédois;  de  plus,  le  contre-coup  de  cette  perte  cruelle  est 
àTsiérieur  une  révolution.  Gustave  IV  a  été  plus  n^alheureux  encore 
as  sa  lutte  contre  Alexandre  que  Charles  XII  dans  sa  rivalité  avec 
Renfle  Grand;  il  faut  reconnaître  qu'il  a  été  moins  héroïque  et 
Miossi  téméraire. 

Certes  il  est  permis  de  regretter  aujourd'hui  que  les  dispositions 
«crêtes  de  la  paix  de  Tilsitt  aient  livré  à  la  Russie  un  avant  poste  aussi 
inportint  que  la  Finlande,  et  l'on  peut  bien  estimer  que  cette  fois 
«ocore  la  France  n'a  pas  apprécié  sainement  ou  connu  entièrement 
ks  avantages  que  peuvent  procurer  l'alliance  et  la  coopération  des 
peuples  du  Nord;  mais  on  doit  avouer  que,  d'une  part,  Gustave  IV 
\dolpbe  avait  attiré  par  ses  imprudences  la  conqiiùlc  russe,  et  que, 
4e l'autre,  il  s'était  montré  ennemi  tellement  acharné  et  violent  de 
Napoléon,  que  l'empereur  n'aurait  pas  pu  le  défendre,  même  s'il  avait 
feioocé  à  le  punir.  Tout  se  tient  dans  cette  déplorable  et  curieuse 
histoire  des  rapports  de  la  Suède  avec  la  Russie  :  Gustave  III,  allié  de 
b  France,  avait  maîtrisé  les  intrigues  de  la  Russie  et  s'en  était  fait 
respect-r;  Gustave  IV,  ennemi  de  la  France,  est  vaincu  par  les  Russes 
€t  renversé  par  ses  propres  sujets.  Ces  deux  deniiers  épisodes,  la 
perte  de  la  Finlande  et  la  révo'ution  de  1809,  sont  intimement  liés 
entre  eux.  Ils  contiennent  d'ailleurs  trop  d'enseignemens  conformes 
aox  vues  que  nous  avons  émises  sur  les  conditions  politiques  géné- 
ralement imposées  à  la  Suède,  et  ils  sont  assez  peu  connus  pour  que 
oous  désirions  y  insister.  Nous  le  ferons  à  l'aide  de  documens  nou- 
veaux, soit  que  nous  mettions  à  profit  les  mémoires  récemment  pu- 
bliés en  Suède,  soit  que  nous  nous  servions  des  documens  précieux 
fà  sont  cooserv  es  dans  les  archives  françaises. 

1. 

Dernier  représentant  de  l'absolutisme  en  Suède,  le  roi  Gustave  IV  a 
enrcé,  par  son  seul  caractère,  une  déplorable  influence  sur  les  des- 
tinées du  peuple  que  sa  naissance  l'appelait  à  gouverner.  Né  en  1778, 
il  Alt  roi  à  quatorze  ans,  mais  ne  prit  le  pouvoir  qu'à  sa  majorité, 
le  1*  novembre  1796.  Son  père  l'avait  fait  élever  avec  un  soin  scru- 
puleux, auquel  il  sembla  de  bonne  heure  avoir  répondu,  tant  il  se 
BODtrait  confiant,  pur  de  mœurs,  profondément  honnête  et  loyal. 
Toutefois  il  était  facile  de  distinguer  que  son  imagination,  mal  con- 
duite, n'avait  acquis  aucune  indépendance,  et  ne  s'affranchirait  pas 
te  préjugés  dans  lesquels  l'orgueil  du  rang  ou  une  éducation  im- 
prudeote  par  quelque  endroit  pourrait  l'envelopper.  Hors  un  certain 
{oût  pour  les  nobles  émotions  que  procure  la  musique,  ce  faible  es- 


W2  RETUE   DES  DETfX   MONDES* 

prit  ne  s* était  frayé  aucune  ouverture;  il  était  également  insenanU» 
aux  attraits  de  la  lecture,  à  la  séduction  des  arts,  presque  à  tout 
plaisir,  et  il  semblait  que  nulle  vive  passion  ne  fît  battre  ce  cobv 
glacé.  De  là  sans  doute  l'obstination  terrible  qu'il  montra  plus  tanl 
L'homme  dont  l'intelligence  est  clairvoyante  et  étendue  peut  seul 
être  vraiment  maître  de  lui-même  et  de  ses  résolutions;  sa  réflexioD 
soutient  son  énergie;  rien  de  plus  commun  au  contraire  que  de  voir 
on  esprit  étroit  par  nature  ou  comprimé  par  l'éducation  se  heurter, 
s'il  essaie  une  fois  de  prendre  un  essor,  à  deux  ou  trois  maximes  mah 
quelles  il  reste  attaché,  parce  qu'à  son  gré  elles  contiennent  la  vérité 
tout  entière  avec  la  solution  de  toutes  les  difficultés  et  de  toutes  les 
combinaisons  que  peut  offrir  la  destinée  humaine.  Dans  le  sentiment 
de  sa  dignité  royale,  Gustave  IV  puisa  non  pas  seulement  le  respect 
étroit  du  devoir,  mais  l'entêtement  de  cette  idée,  qu'il  était,  comme 
tous  les  rois,  l'élu  du  Seigneur  et  supérieur  aux  autreshommes,  grftœ 
à  un  caractère  sacré.  Le  soir  même  de  ses  noces,  il  ordonna  à  la  reine 
sa  femme  de  lire  à  haute  voix  dans  la  Bible  le  premier  chapitre  du 
livre  d'Esther,  et  lui  déclara,  avec  plus  de  franchise  que  de  douceur, 
qu'elle  devait  se  préparer  à  lui  obéir  ponctuellement,  vu  qu'il  vou- 
lait, comme  Assuérus,  être  maître  dans  son  palais.  11  frappa  un  jour 
son  fils,  âgé  de  huit  ans,  jusqu'à  le  renverser  le  visage  en  sang, 

Sarce  que  le  jeune  prince  ne  s'était  pas  incliné  assez  profondément 
evant  le  roi.  Il  parlait  d'ordinaire  à  voix  basse,  avec  solennité,  et 
rétîquette  dont  il  s'entourait  faillit  plus  d'une  fois  lui  coûter  la  vie; 
On  comprend  qu'un  tel  prince  devait  rester  étranger  aux  idées  nou- 
velles que  son  temps  avait  vues  naître;  il  fut  particulièrement  inacces- 
sible aux  principes  de  la  révolution  française;  il  la  traitait  de  hon- 
teuse révolte,  et  prétendait,  si  les  grandes  puissances  de  l'Europe 
se  montraient  inactives  ou  lâches,  prendre  en  main  la  cause  des 
Bourbons,  seule  légitime  à  son  gré,  et  les  rétablir  sur  le  trône  où 
Dieu  avait  placé  leurs  ancêtres.  Une  sorte  de  religiosité  supersti- 
tieuse s'empara  aussi  de  bonne  heure  de  son  intelligence,  qu'elle 
écarta  du  droit  chemin  et  finit  par  plonger  dans  une  folie  réelle» 
II  croyait  fermement  à  la  métempsycose,  en  raisonnait  à  fond,  et 
déclara  un  jour  qu'il  portait  en  lui  l'âme  de  Charles  XII. 

Plus  que  jamais,  sous  un  tel  roi,  la  Suède  devait  s'entourer  d'aï- 
lîances  étrangères  qu'elle  pût  opposer  aux  intrigues  de  la  Russiev 
constantes  sous  Gustave  III.  Voyons  comment  Gustave  IV  s'aliéna 
au  contraire  toutes  les  puissances,  et  particulièrement  la  France, 
son  ancienne  et  sa  plus  naturelle  amie.  Pendant  la  minorité  du  roi, 
la  régence  de  Suède  avait  renoué  prudemment  des  relations  cordia^ 
les  avec  le  gouvernement  républicain;  mais  Gustave,  devenu  seid 
maître  du  pouvoir,  n'eut  pas  de  défense  contre  les  instigations  des 


LE   HOBD  SCAHnHATE   DATO  LA   QUESTION   d'oRIENT.  lit 

màfOÊ  ser?itears  de  son  père,  entîërenient  dévoués  aux  Bourbons. 
1  ému  surtout  les  conseils  de  ce  comte  Axel  Fersen,  devenu  si 
dUkt  par  soo  lèle  pour  Mane-Antoioetle  et  Louis  XVI,  et  plus 
miprm  raort  cruelle.  Après  la  fuite  à  Varennes,  pendant  laquelle 
il  suit  lui-même,  comme  on  sait,  conduit  le  carrosse  de  la  reine, 
kosate  Fersen  était  resté  près  de  la  frontière  et  s'était  épuisé  en 
i  pour  sauver  les  prisonniers  du  Temple.  Il  avait  travaillé  k 
'  une  coalition  en  leur  faveur  et  intercédé  auprès  de  toutes  les 
9;  il  avait  osé  rentrer  une  fois  en  France,  Tenir  incognito  à  Paris, 
Hs'fcvt  niènie  ménagé  une  entrevue  avec  la  reine  dans  sa  prison.  Le 
il  jvin  lui  avait  causé  un  désespoir  dont  Tinipression  est  profoatlé- 
■eot  gravée  dans  ses  lettres  :  «  Je  ne  cesse  de  penser  à  cette  mal- 
koreuse  reine  et  à  ses  enfans,  écrit-il  au  baron  Frédéric  Taube,  et 
cette  pensée  déchire  mon  Ame.  Je  ne  devrais  plus  t'en  parler,  je  de- 
mis éloigner  des  souvenirs  qui  me  rendent  si  malheureux;  mais 
aanent  oublier,  hélas!  celle  qui  a  si  bien  mérité  de  ma  part  1  hom- 
mgt  éternel  que  je  lui  ai  voué?...  Je  ne  cesse  de  penser  à  ces  n>at- 
heveox  enfans.  »  «  Tout  ce  que  j'ai  perdu,  écrit-il  à  sa  sœur,  est 
fios  cesse  présent  à  mon  souvenir  et  rend  ma  vie  misérable.  Tou- 
tefois ne  t* inquiète  pas,  chère  Sophie,  ma  santé  résistera,  puisque 
je  ne  suis  pas  mort  le  îl  juin.  » 

Od  comprend  quelles  durent  être  les  inspirations  d'un  tel  conseil- 
ler,  lorsque  Fersen,  qui  s'était  vu  éloigné  des  affaires  par  la  régence, 
ierint  tout-puissant  auprès  de  Gustave.  Ce  fut  loi  précisément  qui  fut 
dioîsi  pour  représenter  au  congrès  de  Rastadt  le  roi  de  Suède,  non  pas 
m  sa  qualité  de  duc  de  Poméranie,  membre  de  la  confé  éraiion 
germanique,  mais  bien  comme  l'un  des  souverains  garans  du  ti-aité 
4e  Westpbalie.  Tel  était  le  rôle  que  prétendait  remplir  Gustave  IV; 
mais  Bonaparte  avait  déjà  fait  connaître,  par  le  traité  de  Campo- 
Fonnio,  qu'il  n'entendait  pas  admettre  dans  le  congrès  d'autres  re- 
présentans  que  cent  de  la  Prusse  et  de  rAutriche,  et  qu'il  s'agissait 
ëe  mutiler  le  traité  de  Westpfaalie,  non  pas  de  le  confirmer  et  de  le 
défendre.  «  La  situation  de  l'Europe  avait  bien  changé  depuis  16&8, 
dit-il  à  Fersen  pendant  l'entrevue  particulière  qu'il  lui  accorda;  la 
Suède  exerçait  alors  sur  l'Allemagne  une  grande  influence;  elle  était 
à  la  tète  du  parti  protestant;  elle  brillait  encore  de  tout  l'éclat  que 
hi  avait  donné  le  grand  Gustave;  la  Russie  n'était  point  devenue 
M  état  européen;  la  Prusse  n'existait  pas.  Ces  deux  puissances,  en 
grandissant,  ont  fait  reculer  la  Suède  en  arrière  et  l'ont  réduite  au 
nmg  de  puissance  de  troisième  ordre.  »  Comme  Fersen,  pour  com- 
battre ce  raisonnement,  se  retranchait  sur  le  droit,  supérieur  à  la 
force  matérielle,  Bonaparte  rompit  assez  brusquement  l'entretien  : 
«  Housieur,  dit-il,   la  république  française  ne  reconnaîtra  jamais 


ihk  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'ambassadeur  de  Suède  au  congrès;  elle  n'y  saurait  particulièrement 
admettre  un  envoyé  dont  le  nom  est  peut-être  inscrit  sur  les  listes 
d'émigrés.  »  Ce  dernier  argument  ne  laissait  pas  d'être  redoutable; 
on  fit  comprendre  à  Fersen  qu'il  devait  au  plus  tôt  quitter  la  ville« 
de  peur  d'être  enlevé  par  l'ordre  du  directoire,  à  titre  d'^nigié. 

Voilà  quelles  furent  les  premières  relations  de  Gustave  IV  avec  te 
gouvernement  français.  Elles  fortifièrent  en  lui  l'idée  de  s'ériger 
contre  ce  gouvernement  en  défenseur  de  l'ancien  système  européeo. 
On  put  cependant  croire  un  instant,  lorsque  le  baron  de  Staël-Hols- 
tein,  en  février  1798,  reprit  à  Paris  son  poste  de  ministre  de  Suède, 
et  même  encore  au  commencement  du  consulat,  quand  M.  de  Bour- 
going  nous  représentait  auprès  des  deux  cours  du  Nord,  que  Gustave 
reconnaîtrait  à  la  France  le  droit  de  disposer  d'elle-même  et  de  ré- 
gler son  gouvernement;  mais  la  Suède  était  destijiée  à  ce  malheur 
d'avoir  presque  successivement  à  sa  tête  deux  souverains  qu'une 
rivalité  et  une  inimitié  devenues  personnelles  contre  le  domina- 
teur de  l'Europe  allaient  entraîner,  et  le  pays  avec  eux,  dans  une 
lutte  dont  ils  auraient  dû  prévoir  la  redoutable  issue.  Le  malheu- 
reux voyage  que  fit  Gustave  IV  eu  Allemagne  de  1803  à  1805  l'y 
précipita. 

Après  avoir  refusé,  comme  on  l'a  vu  (1),  la  main  de  la  grande- 
duchesse  de  Russie  Alexandra,  fille  de  l'empereur  Paul  !•',  le  jeune 
roi  de  Suède  avait  épousé  en  1797  la  quatrième  fille  du  margrave 
de  Bade,  la  princesse  Frédérique,  sœur  de  l'impératrice  Elisabeth^ 
femme  d'Alexandre.  Le  prétexte  d'une  visite  à  la  cour  de  Carlsruhe 
servit  à  dissimuler  la  résolution  qu'avait  formée  Gustave  d'intervenir 
dans  les  alTaires  de  l'Allemagne,  et  on  le  vit  avec  inquiétude,  suivant 
le  triste  exemple  de  Charles  XII,  son  modèle,  quitter  pendant  plus 
de  dix-huit  mois  son  royaume,  encore  divisé  par  les  factions,  pour 
se  lancer  dans  une  carrière  aventureuse  contre  un  adversaire  dont  il 
n'avait  pas  su  reconnaître  le  génie.  A  peine  arrivé  en  Poméranie,  Gus- 
tave IV  fut  entouré  des  principaux  émigrés,  qui  enflammèrent  sa  va- 
nité en  lui  offrant  la  gloire  de  relever  le  ti  ône  de  France.  A  la  cour  de 
Carlsruhe,  sa  belle-mère,  la  margrave  de  Bade,  et  avec  elle  le  gé- 
néral Armfelt,  le  comte  d'Antraigues,  beaucoup  d'autres,  ennemis 
acharnés  de  la  France,  excitaient  sa  haine  contre  Bonaparte.  Il  avait 
reconnu  le  18  brumaire,  mais  la  déclaration  de  l'empire  et  la  mort 
du  duc  d'Enghien,  qu'il  aimait  personnellement  et  qu'il  essaya  de 
sauver,  le  livrèrent  de  nouveau  à  toute  sa  passion.  Il  faut  ajouter 
que,  vers  la  même  époque  et  à  cette  même  cour  de  Bade,  Gustave- 
Adolphe  avait  rencontré  le  fameux  mystique  allemand  Jung,  qui,  par 

(1)  Dans  la  Revue  du  15  férrier  iS55. 


U  ROmD  SCANDINAVE   DANS  LA  QUESTION   d'oRIENT*  li5 

■sbiarres  doctrioes,  avait  achevé  d'égarer  son  imagination.  Ce  pré- 
lEilii  philosophe,  d'abord  garçon  tailleur,  puis  maître  d'école,  en- 
akbabile  oculiste,  professeur  d'économie  politique  à  Mai  bourg 
Ci  1787,  s'était  établi  en  J803  dans  l'intimité  du  grand-duc  de 
M&Soo  explication  de  l'Apocalypse,  telle  qu'il  Tavait  donnée  dans 
Mirre  sur  le  Triomphe  de  la  Seligian  chrétienne,  publié  en  1798, 
ntft,  au  milieu  des  émouvantes  vicissitudes  de  cette  époque  et  au 
ffrtir  de  tant  de  catastrophes,  étonné  les  esprits  et  séduit  les  ima- 
gitttioQS  malades.  L'Apocalypse  contenait,  suivant  cette  interpré- 
tilioD,  une  prophétie  de  l'histoire  universelle,  un  tableau  complet, 
par  qui  savait  le  pénétrer,  des  destinées  prochaines  de  l'humanité. 
Les  révolutions  de  l'antique  Orient,  celles  des  Grecs  et  des  Ro- 
nins,  de  89  et  de  93,  tout  cela  s'y  trouvait,  suivant  le  philosophe 
lUemaod,  exactement  prédit,  et  c'étaient  de  grands  traits  faciles 
irecoDDâltre  dans  un  si  vaste  tableau;  mais  il  s'agissait  surtout 
osuite  pour  l'interprète  moderne  d'expliquer  à  l'avance  les  pro- 
ftéties  qui  regardaient  les  temps  non  encore  écoulés.   Ici  corn- 
neoçait  sa  témérité  ou  son  inspiration.  Qu'était-ce  que  la  Léfe  à 
lefi  iéies  et  dix  cornes...  qui  doit  n'élever  de  talfme  et  aller  à  sa 
ferle,  et  quel  devait  être  ce  cheval  blanc  monté  par  celui  qui  s'ap- 
fdie  le  fidèle  ei  le  véritable,  qui  Juge  et  combat  justement?  «  Je  vis 
Il  bite  et  les  roîs  de  la  terre,  et  leurs  armées  assemblées  pour  faire 
h  guerre  à  celui  qui  était  monté  sur  le  cheval  blanc  et  à  son  armée  ; 
DÛS  la  bile  fut  prise,  et  avec  elle  le  faux  prophète  qui  avait  fait 
defaDt  elle  des  prodiges  par  lesquels  il  avait  séduit  ceux  qui  avaient 
reçu  le  caractère  de  la  bêle  et  ceux  qui  avaient  adoré  son  image,  et 
tOQsdeux  furent  jetés  vivans  dans  l'étang  brûlant  de  feu  et  de  soufre. 
Le  reste  fut  tué  par  l'épée  qui  sortait  de  la  bouche  de  celui  qui  était 
Booté  sur  le  cheval  blanc,  et  tous  les  oiseaux  se  soûlèrent  de  leur 
cbûr.  »  Jung  avait  une  réponse  pour  chacune  de  ces  mystérieuses 
éoigmes.  — La  bête,  c'est  quelque  avide  conquérant  qui  rêvera  d'im- 
poser sa  domination  à  tout  le  genre  humain;  il  ira  en  avant  jusqu'à 
ce  que  le  Christ  lui-même,  monté  sur  le  cheval  blanc,  se  rende  vi- 
sible aux  regards  des  hommes,  s'avance  vers  lui  avec  ses  armées  et 
le  terrasse.  Ce  grand  combat  doit  être  prochain;  Jung  Tattend  pour 
Tanoée  1838  environ;  aussitôt  après  commencera  le  règne  de  mille 
Utt  du  Christ  sur  la  terre.  —  Voilà  quelles  étaient  les  rêveries  dans 
lesquelles  Gustave  croyait  reconnaître  le  tableau  anticipé  de  l'ave- 
ur,  et  que  sa  fantaisie  s'obstinait  à  revêtir  de  formes  précises.  Dans 
^poléon,  il  vît  la  bête,  dans  les  alliés,  les  cavaliers  du  fidèle  et  du 
9éritiible.  Dès  lors  ce  fut  pour  l'infortuné  roi  de  Suède  comme  un 
deroir  de  conscience  de  promettre  le  concours  de  ses  armes  à  qui- 
conque détestait  Napoléon,  ce  génie  du  mal  sur  la  terre,  cet  ennemi 


liO  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  Dieu  et  des  hommes.  La  petite  cour  de  Garlsrube  devint  le  foyer 
de  toutes  les  intrigues  anti-françaises,  et  il  n*est  pas  bien  sûr  <^ 
Gustave  IV  n'ait  pas  été  dans  le  secret  de  la  conspiration  ourdie  «i 
Angleterre  par  Cadoudal  et  Pichegru. 

Toutes  ces  obscures  menées  n*  échappèrent  pas  à  celui  qa'oi 
espérait  vainement  arrêter.  Si  Gustave  était  entouré  d'émigrés  <l 
d'ennemis  du  nouvel  empereur,  autour  de  hri  veillaient  sur  toute  sa 
conduite  et  tout  son  langage  une  foule  d'espions  de  tout  rang  et  4ê 
toute  espèce.  Une  certaine  baronne  entre  autres  était  venue  aasai 
récemment  ^'établir  à  Carlsruhe;  elle  avait  suivi,  disait-elle,  l'armée 
de  Condé,  et  se  montrait  toute  dévouée  aux  intérêts  de  l'émigr»* 
tion.  Belle,  aimable,  donnant  de  grandes  fêtes  où  elle  faisait  parais 
de  ses  sentimens  royalistes,  elle  était  facilement  parvenue  à  lier  ami* 
tié  avec  la  princesse  de  Rohan,  naguère  mariée  secrètement  au  due 
d'Enghien;  on  Tentendait  parler  du  prince  avec  une  vive  admirft-^ 
tion,  et  sa  voix  émouvante  arrachait  des  larmes  quand  elle  chantait 
sur  la  harpe  sa  romance  favorite;  bien  plus,  elle  avait  fait  dresser 
dans  une  partie  retirée  de  son  appartement  une  sorte  de  chapelle 
où  ses  amis  la  voyaient,  à  la  clarté  d'une  sombre  lampe,  en  habilB 
de  deuil,  agenouillée  devant  un  autel  que  surmontait  une  image  dt 
duc  d'Enghien  couverte  de  crêpes.  Au  demeurant,  avenante,  gra- 
cieuse et  spirituelle,  séduisante  par  sa  feinte  douleur  ou  son  élé- 
gance fardée,  elle  s'introduisit  dans  les  bonnes  grâces  et  dans  l'inti- 
mité des  principaux  personnages  qui  entouraient  Gustave  IV,  et  finH 
par  être  si  bien  avec  le  ministre  de  Suède,  qu'elle  prit  connaissance, 
dans  son  bureau  même,  de  ses  papiers  et  de  ses  notes  les  plus  se*- 
crêtes.  Rien  n'échappa  donc  à  Napoléon  des  intrigues  ourdies  pw 
Gustave  de  concert  avec  l'émigration;  il  s'irrita  contre  «  ce  petit  roi 
qu'il  effacerait  de  la  carte  d'Europe,  s'il  voulait  seulement  permettre 
à  ses  voisins,  qui  l'en  pressaient,  d'occuper  ses  états.  »  Tantôt  H 
lui  faisait  donner  avis  par  le  prince  de  Bade  de  quitter  Carlsrubeet 
de  s'éloigner  des  frontières  de  France,  tantôt  il  parlait  de  le  faîne 
enlever,  comme  le  duc  d'Enghien,  et  de  l'amener  prisonnier  à  Pa- 
ris. Le  bruit  se  répandit  même  que  le  ressentiment  de  l'empereur 
allait  donner  lieu  à  un  partage  de  la  Suède.  Ce  qui  semble  plus  c^^ 
tain,  c'est  que  Talleyrand  et  Duroc  détournèrent  à  cette  époque  Na- 
poléon de  toute  extrémité;  mais  il  leur  disait  encore,  après  que 
Gustave  eut  quitté  le  pays  de  Bade  (12  juillet  180A)  :  «  \ous  ver- 
rez ce  qui  en  résultera;  en  politique,  il  ne  faut  s'inquiéter  de  rien 
quand  il  s'agit  de  mettre  un  ennemi  hors  d'état  de  vous  nuire.  » 

Le  reste  du  voyage  de  Gustave  en  Allemagne  ne  fut  en  eflet  qu'âne 
suite  de  négociations  contre  la  France,  et  les  rapports  diplomatiques 
furent  définitivement  interrompus  entre  les  cabinets  de  Stockhofan 


LE  IfOHD   SGAHIMHAYE   DANS  LA   QUESTION   d' ORIENT.  147 

gk  hris  en  septembre  1804.  A  la  fin  de  la  même  année,  Gus- 
teiecoocliit  an  traité  secret  avec  l'Angleterre,  qui  lui  promettait 
SmOlirres  sterling  pour  défendre  Stralsund  et  la  Poméranie,  avec 
Dscours  de  troupes  hanovriennes.  Un  second  traité,  dont  les  dis- 
focin  D*ont  jamais  été  bien  connues,  réunit  la  Suède  à  la  Russie 
îtf  janvier  1806.    L'alliance  pouvait  sembler  purement  défen- 
àe.  nais  un  article  secret  stipulait  la  guerre  immédiate  contre  la 
Imtt;  15,000  Russes,  avec  25,000  Suédois  et  10,000  Anglais  ou 
ànfriens,  devaient  faire  une  diversion  en  Allemagne,  principale- 
■it  afin  de  délivrer  le  Hanovre  attaqué  et  d'opérer  contre  la  Hol- 
kode.  Un  second  article  secret  donnait  le  commandement  de  cette 
«née  de  diversion  au  roi  de  Suède,  dont  les  troupes  seraient  sol- 
fa  pir  l'Angleterre. 

In  même  temps  qu*il  préparait  ainsi  le  rétablissement  des  Bour* 
ku,  Gustave  IV  leur  avait  offert  un  asile  dans  ses  états.  Le  comte 
à  Lille  (Louis  X\1II),  jusque-là  errant,  tantôt  à  Varsovie,  tantôt 
«les  terres  du  roi  de  Prusse,  accepta  cette  offre,  et  assigna  Cal- 
■r  lox  princes  de  sa  maison  comme  un  lieu  tranquille  et  sûr  pour 
•  rendez-vous.  Lui-même  arriva  le  30  septembre  180A  de  Riga  à 
dinar  avec  le  duc  d'Angoulême,  pendant  que  le  comte  d'Artois 
Mmûi  d'Angleterre  avec  une  suite  nombreuse  et  choisie.  On  donna 
àLoais  XVlll  une  garde  particulière,  et  les  autorités  locales  eu- 
RDl  ordre  de  traiter  leur  hôte  comme  le  roi  de  France  actuellement 
rtgoant.  Gustave  l'envoya  complimenter  par  Fersen,  mieux  accueilli 
otte  fois  qu'il  ne  l'avait  été  à  Rastadt.  Les  émigrés  qui  vinrent  du 
OBtinent  complétèrent  une  petite  cour  où  se  retrouvèrent  et  le  cé- 
rémomal  et  les  prétentions  de  l'ancienne  cour  de  France  :  quand  le 
iK  d'Angoulême,  au  jeu  du  roi,  donnait  les  cartes,  il  le  faisait  de- 
koQt,  et  à  la  dernière  s'inclinait  profondément,  comme  aux  Tuileries 
as  à  Versailles.  On  sait  d'ailleurs  quels  actes  publics  Louis  XVUI 
agna  de  Tantique  ville  de  Calmar  pendant  ce  séjour  de  trois  se- 
laiiies;  le  principal  fut  la  déclaration,  qui  fut  répandue  dans  l'Europe 
à  qoiCre-vingt  mille  exemplaires,  des  principes  destinés  à  devenir 
les  bases  de  la  restauration  et  de  la  charte  de  181A. 
A  mesure  que  Gustave  s'était  engagé  plus  avant  dans  son  hostilité 
la  France,  on  avait  vu  paraiti*e  son  inhabileté,  ses  incerti- 
et  Tobetination  qui  devait  amener  sa  ruine.  Admis  par  les 
alliées  dans  chacune  de  leurs  coalitions,  il  ne  l'était  pas 
leurs  plans  de  campagne,  et  sentait  son  amour-propre  blessé 
et  cette  défiance.  Dans  le  moment  même  où  il  était  en  proie  à  ces 
perplexités,  reprochant  aux  alliés  leurs  ménagemens  envers  l'en- 
mû  comnnni  et  voulant  marcher,  lui  seul,  s'il  le  fallait,  sur  la  fron- 
tèft  de  France  pour  rétablir  Louis  XVIII,  — Napoléon,  vainqueur 


lis  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

de  l'Autriche  à  Ulm  et  Austeriitz  et  de  la  Prusse  à  léna  et  Auerstedt, 
lui  offrait,  avant  de  s'engager  dans  la  lutte  qu'il  méditait  contre  la 
Russie,  de  terminer  leurs  dissentimens.  lin  aide  de  camp  du  ma- 
réchal Mortier  fit  même  entendre  au  baron  Ëssen,  qui  commandait 
l'armée  suédoise  en  Poméranie,  que  l'empereur,  connaissant  Tcii- 
têtement  du  roi  dans  certaines  idées  fixes,  ne  mettrait  pas  en  qnea» 
tion  la  reconnaissance  de  son  titre  impérial.  Malheureusement  plw 
que  jamais  les  images  de  l'Apocalypse  étaient  présentes  à  i'imagini^ 
tion  de  Gustave;  c'eût  été  à  ses  yeux  un  eflVoyable  sacrilège  queda 
.   traiter  avec  le  Belzébuth,  et  il  eût  cru  y  perdre  son  âme.  On  lui  iiH 
sinuait  tout  au  moins  de  rester  neutre;  il  s'y  refusa,  parce  qu'il  ne 
pensait  pas  pouvoir  se  soustraire  à  la  mission,  qu'il  disait  avoir  reçue 
de  Dieu  même,  de  châtier  l'usurpateur  et  de  venger  la  légitimités 
Comme  l'incurie  et,  à  son  gré,  l'aveuglement  des  autres  cours  le  lais- 
saient à  peu  près  sans  finances,  et  que  ses  propres  ressources  étaient 
d'ailleurs  presque  nulles,  on  le  vit  recourir,  pour  s'en  procurer  da 
nouvelles,  aux  moyens  les  plus  bizarres.  11  songea,  et  avec  obstina* 
tion  pendant  quelque  temps,  à  vendre  la  flotte  militaire  de  la  Suède 
à  des  compagnies  particulières,  qui  en  feraient  ensuite  argent  comme 
elles  l'entendraient;  il  imagina  un  autre  jour  d'arrêter  au  passage  les 
subsides  payés  par  l'Angleterre  à  la  Russie,  et  d'en  séquestrer  sous 
quelque  prétexte  une  somme  qui  pût  lui  suffire.  Un  autre  expédient 
s'était  enfin  présenté  à  son  esprit  :  c'était  de  vendre  la  Poméranie. 
Au  commencement  de  1806,  il  avait  envoyé  à  son  ministre  à  Saint* 
Pétersbourg  l'ordre  de  l'offrir  à  ce  cabinet  pour  6  ou  7  millions 
d'écus;  mais  le  comte  de  Stedingk  lui  avait  répondu  :  u  Sire,  je  n'ai 
pas  présenté  à  sa  majesté  impériale  une  telle  proposition;  vous  pou- 
vez perdre  une  province;  la  vendre,  jamais.  J'en  appelle  à  l'ombre 
du  grand  Gustave,  dont  votre  majesté  porte  le  nom  et  le  cœur...  • 
Les  obstacles  étaient  donc  innombrables  devant  lui  ;  aucun  cepen- 
dant ne  pouvait  vaincre  son  entêtement,  parce  qu  il  avait  les  plus 
incroyables  illusions  sur  la  mission  qu'il  s'attribuait  lui-même  et 
sur  les  sentimens  des  autres  hommes,  qu'il  ne  pouvait  concevoir 
différens  des  siens.  Il  avait  commencé  à  former  autour  de  Iqi,  à 
Stockholm,  sous  le  commandement  du  duc  de  Pienne,  un  régiment 
d'émigrés  et  de  prisonniers  français  auquel  il  avait  donné  le  nom 
de  régiment  du  roi,  et  qui  comprit  jusqu'à  trente-cinq  hommes; 
il  espérait  réunir  sous  ce  drapeau  tous  les  Français  restés  fidèles 
à  la  légitimité.  C'est  par  suite  de  la  même  confiance,  qui  lui  tenait 
malheureusement  lieu  de  toute  réflexion  et  de  tout  calcul,  que  Gus- 
tave IV  s'embarqua  de  nouveau  pour  la  Poméranie.  «  Le  roi  laisse 
pousser  ses  moustaches,  écrnait  quelques  jours  auparavant  son 
secrétaire  :  grave  présomption  en  faveur  de  son  prochain  départ.  » 


LE  KOBD  SCANDINAVE    DANS  LA   QUESTION    d'OBIENT.  119 

Oq  a  \ii  à  combien  de  fautes  avait  donné  lieu  son  premier  séjour 
cijilkinagne,  de  1803  à  1805;  celui-ci  ne  fut  pas  moins  malheureux. 
Us  Fiançais  étaient  déjà,  comme  on  sait,  maîtres  de  toute  TAlIe- 
^pedu  nord;  ils  occupaient  une  part  e  de  la  Poméranie  et  assié- 
fmaU  Stralsund.  Ils  étaient  commandés  par  le  maiéchal  Brune. 
drimoe  douta  pas  que  l'autorité  de  sa  présence,  et  au  besoin  de 
eobortations  personnelles,  ne  dût  ramener  le  maréchal  au  ser- 
livdes  Bourbons;  il  voulut  avoir  avec  lui  une  ent:evue;  elle  eut 
iniScfalatkow,  sur  la  frontière  de  la  province,  le  &  juin  1807. 

•— Maréchal,  dit  le  roi,  avez-vous  donc  oublié  que  vous  avez  un  roi  légi- 
te?<- Je  ne  sais  pas  même  qui  serait  ce  roi,  répondit  Brune. — Tenez,  reprit 
tetife  en  ouvrant  un  écrin  dans  lequel  se  trouvait  un  médaillon  représen- 
tnl  Louis  XVllI,  reconnaissez-vous  ce  portrait  (1)?  —  Je  le  connais,  dit 
Imetvec  indifférence.  —  Louis  XYUI  est  malheureux,  exilé,  mais  il  n'en 
«t  {H  moins  votre  roi  légitime,  et  ses  droits  sont  inviolables.  11  ne  demande 
CD  oe  moment  qu'une  chose,  c'est  de  pouvoir  rassembler  ses  ûdôles  sujets 
Mlles  drapeaux.  —  Mais  ces  drapeaux,  où  sont-ils?  —  Vous  les  trouverez 
li^lours  dans  mon  camp,  s'ils  ne  peuvent  se  déployer  ailleurs  !  —  Mais  le 
prince  a  cédé,  assure-t-on,  ses  droits  au  duc  d'AngouIéme?  —  Je  n'ai  jamais 
oÉeDdu.  pareille  chose.  Au  contraire  Louis  XVIll  a  publié  une  déclaration, 
Me  de  sa  pensée,  à  laquelle  Monsieur  et  tous  les  princes  du  sang  ont  sous- 
ait  La  connaissez-vous?  —  Non,  sire.  —  Le  duc  de  Tienne  est  ici;  peut-être 
Fi-l-il  sur  lui.  Je  le  ferai  venir,  si  vous  voulez...  Mais  peut-être  cela  attire- 
riîlril  trop  l'attention?...  —  Si  votre  majesté  veut  me  l'envoyer  sous  un  pli 
iox  avant-postes,  je  la  lirai  et  la  montrerai  à  mes  offlciei's. — Dans  cette  drcla- 
raboo,  le  ro!  promet  à  tous  les  militaires  qui  reviendraient  à  leur  devoir  de 
la  mainlenir  dans  leurs  grades  ou  fonctions...  Mais  dites-moi,  général, 
Cfoyo-vons  que  l'état  présent  des  choses  puisse  durer  longtemps  en  France? 
—  Tout  peut  changer  dans  ce  monde.  —  Ne  pensez-vous  pas  que  la  Provi- 
dence, après  vous  avoir  permis  de  notables  succès,  puisse  vous  les  retirer 
pour  venger  le  droit  et  la  bonne  cause?  —  Ne  peut-il  pas  arriver,  sire,  que 
ta  hoaunes  bien  intentionnés,  agissant  d'après  leur  conviction,  se  trouvent 
en  désaccord  avec  les  volontés  de  la  Providence  ?...  —  Si  le  choix  vous  était 
de  nouveau  offert  entre  le  service  de  votre  roi  légitime  et  celui  de  la  cause 
dins  laquelle  vous  êtes  engagé,  que  feriez-vous?  Répondez -mol  franche- 
ment. —  C'est  une  question  qui  mérite  examen.  — 11  ne  me  semble  pas 
liiisL  Dîtes  seulement  si  vous  êtes  disposé  à  rentrer  dans  le  devoir  ou  à 
défendre  les  principes  que  vous  avez  adoptés  —  Pour  ce  qui  est  de  ces  prin- 
rlpes-là,  oui,  sire.  Je  les  défendrai  toujours.  Pour  co  qui  est  du  présent,  je 
feni  mon  devoir.  —  Savez-vous  que  Bonaparte  a  proposé  au  roi  de  traiter 
de  les  droits  avec  lui?  C'est  la  meilleure  preuve  qu'il  est  obligé  de  les  recon- 
naître. —  Je  ne  sais  rien  de  pareil.  —  Savez-vous  aussi  que  le  roi  s'y  est 

(t)  XoQs  iToos  entenda  raconter  que  Gostaye,  tirnnt  un  cordon,  leva  un  rideau  der- 
n^  lequel  se  trooTait  Louis  XVIII  en  pei sonne.  Nul  document  sérieux,  à  notre  con- 
»,  ne  ecmtime  cette  singolicre  anecdote. 


150  REYUB   DES   DEUX   MONDES. 

nettement  refusé,  et  qu'il  a  dit  comme  François  1"  :  Nous  avons  tout  perdu, 
fors  l'honneur!  —  Celait  la  devise  du  roi  chevalier.  —  Je  sais  ce  qu'est  h 
roi;  il  mérite  d'être  connu  pour  ses  grandes  et  helles  qualités...  En  cas  dtu 
changement  de  gouvernement,  que  deviendrez-vous,  maréchal?  —  Je  moar» 
rai  honorablement,  sire,  les  armes  à  la  main.  Soldat,  je  suis  à  tout  moment 
exposé  à  la  mort.  La  question  n'est  donc  pas  de  mourir  un  peu  plus  tarâ^ 
mais  de  bien  mourir.  —  Cela  dépend  un  peu  de  la  destinée;  ce  qui  n'ai 
dépend  pas,  c'est  ce  bonheur  qui  consiste  dans  le  calme  de  l'âme,  dans  k 
bon  témoignage  de  la  conscience;  voilà  celui  que  Bonaparte  n'aura  jamaift 
11  pouvait,  s'il  avait  rendu  la  couronne  à  son  roi,  s'assurer  une  gloire  te* 
mortelle;  peut-être  aura-t-il  encore  des  succès  passagers,  de  la  céiéluité 
parmi  les  hommes  :  il  n'aura  pas  le  repos  de  la  conscience.  —  Mai«  son 
génie,  ses  grandes  qualités,  ses  exploits  immortels,  est-il  un  seul  BourlMiB 
qui  les  égale?  —  Il  y  a  des  circonstances  favorables,  il  ne  s'agit  que  de  hkm 
savoir  en  profiter.  —Peut-être  bien.  —Et  la  mort  du  duc  d'Enghien?  queUi 
monstruosité  !  —  J'étais  a'ors  à  Constantinople  et  ne  puis  pas  l'expliquer. 

—  Et  quelle  suite  d'illégalités  et  de  crimes  que  toute  cette  révolution  firaii- 
çaise!  —  Sire,  j'appartiens  à  la  révolution;  elle  s'est  faite  par  la  volonté  dtt 
peuple.  —  Non,  ce  n'est  pas  le  peuple  français,  c'est  votre  populace  qui  t^ 
faite.  On  voit  bien  aujourd'hui  ce  que  valent  ces  révolutions  des  rues,  q«i 
veulent  abaisser  tout  ce  qui  est  élevé  en  imposant  partout  leur  niveau*.. 
Ces  principes-là  sont  déjà  abandonnés,  vous  en  êtes  une  preuve,  maréchaL 

—  Si  votre  majesté  eût  été  à  la  place  de  Louis  XVI,  la  révolution  n'eût  Jamaii 
eu  lieu...  » 

Cette  dernière  phrase  du  maréchal  était-elle  une  réponse  flatteuaa 
ou  ironique,  ou  bien  le  maréchal  s*était-il  vraiment  laissé  séduiref 
Il  est  difficile  de  le  décider.  Ce  qui  parait  certain,  c'est  que  le  roi  de 
Suède  crut  avoir  fait  une  conquête,  car  il  fit,  quelque  temps  après, 
publier  cette  conversation  (1),  et  un  peu  plus  tard  Napoléon  mécon- 
tent disgracia  le  maréchal.  On  sait  quelles  furent  les  vicissitudes  de 
ses  dernières  années  et  sa  mort  cruelle  en  1815.  Peut-être  fut-îl  de 
ceux  que  les  réactions  dans  tous  les  cas  doivent  atteindre. 

Au  moment  où  la  paix  de  Tilsitt  terminait  les  hostilités  de  la 
France  avec  la  Russie  et  la  Prusse,  quand  Napoléon  avait  devant 
Stralsund  ou  sur  les  frontières  de  la.Poméranie  une  armée  nombreuat 
et  inoccupée,  Gustave  IV  dénonce  l'armistice  de  Schlatkow;  il  feint 
de  ne  pas  savoir  que  ses  alliés  l'abandonnent,  il  envoie  des  lettres  i 
Frédéric-Guillaume,  à  Alexandre,  à  Louis  XVIIl,  pour  leur  proposer 
un  nouveau  plan  d'attaque;  il  veut  ramener  en  triomphe  Louis  XYIlf 
à  Paris;  lui-même,  sans  attendre  de  réponses,  il  veut  commencer 
par  délivrer  Stralsund  :  ce  sera  le  premier  pas  de  sa  course.  On  lui 
amène  en  grande  pompe  son  cheval  de  bataille;  le  capitaine  Tede, 
une  espèce  de  fou  allemand  qu'il  avait  à  son  service,  charge  grave- 

(f  )  Elle  parut  à'àbotà  dans  le  journal  intitalé  :  Inrikes  Tidningar,  il  ao&l  iSOT. 


U  MOBD   SGANDINATE    DAHS  LA  QUESTION   D* ORIENT.  151 

■otdeoi  énormes  pistolets  qui  avaient  appartenu  à  Charles  XII; 

Gosbre  les  reçoit  avec  majesté,  puis,  toutes  les  tètes  découvertes,  a 

fnm  me  harangue    émouvante  qu'il  tei-mine  par  le  souhait 

I Agissez  beureax  pour  pouvoir,  à  l'aide  de  ces  armes  redouta- 

IHfbcernne  balle  dans  la  tète  de  son  ennemi,  d  On  marche  au 

eak  Dès  la  première  attaque,  l'armée  suédoise  est  battue.  Ga»- 

JKjiropose  une  nouvelle  trêve  au  maréchal;  mais  Brune  renvoie  le 

frioKotaire  en  disant  que,  «  pour  qui  prétend  imiter  Charles  XII, 

ifAmfevL  trop  tôt  de  demander  une  trêve  avant  que  la  guerre 

l'Éduré  au  moins  quelques  heures.  »  Puis,  dès  que  le  feu  recom- 

■oœ, Gustave  est  le  premier  à  donner  des  éperons  à  son  cheval;  il 

BDtre  au  grand  galop   dans  l'intérieur  de  la  forteresse.  —  Il  était 

Meotqae  la  place  ne  pouvait  résister  aux  Français,  qu'il  fallait  à 

Wprii  éviter  les   horreurs  d'un  assaut,  et  sauver,  s'il  était  pos- 

dile,rannée  suédoise;  mais  Gustave,  ne  voulant  rien  entendre,  ne 

ifocapaitqu'à  rédiger  et  à  écrire  lui-même  des  appels  à  la  déser- 

(ttqa'il  ordonnait  de  répandre  dans  les  rangs  de  l'ennemi.  Il  fallut 

fie  ses  généraux  prissent  quelque  parti,  sous  leur  responsabilité  et 

ii!gré lui-même.  L.'un  d'eux,  le  baron  Essen,  eut  dans  le  camp  sué- 

iKSQoe  entrevue  avec  le  général  Beille,  qui  assistait  ou  surveillait 

kniréchal  Brune.  Le  général  ne  dissimula  pas  que  les  possessions 

ikinandes  du  roi   de  Suéde  étaient  fort  menacées,  mais  il  ajouta 

îi'il  répugnait  à  T empereur  d'être  obligé  de  combattre  les  Suédois 

poorles  fautes  et  l'obstination  de  Gustave.  —  Quand  on  rapporta  à 

feUveces  paroles  »  sa  colère  éclata  :  «  Je  vous  ordonne  d'arrêter 

«général,  dit-il  au  baron  Essen;  je  verrai  après  ce  que  j'en  devrai 

tûti.  Uinsolent!   séparer  mes  intérêts  de  ceux  de  mes  sujets!  Je 

vous  ordonne  de  T  arrêter.  —  Que  votre  majesté  se  rappelle,  répon- 

&  Essen,  qu'il  est  venu  en  parlementaire,  sous  la  protection  du 

iroiides  gens  et  de  notre  honneur.  Votre  majesté  n'a  pas  le  droit 

fc  disposer  de  lui.  —  Je  vous  ordonne  de  l'arrêter  immédiatement. 

•Src,  cela  est  impossible.  —  Quoi!  refusez-vous  de  m' obéir?  — 

Sre,  jene  consentirai  jamais  à  me  charger  d'une  action  déshono- 

nnte  et  injuste  »  et  je  ferai  tout  au  monde  pour  empêcher  votre 

»jeslé  d'en  ordonner  une  pareille.  »  Déjà  Essen  tirait  son  épée 

poor  la  rendre  au  roi;  celui-ci  finit  par  céder.  Reille  put  se  retirer 

ftrement;  mais  Essen  fut,  dès  le  lendemain,  renvoyé  dans  l'île  de 

ïfigen.  —  Finalement,  voici  l'expédient  qu'on  trouva  pour  sauver 

TiriDée  et  la  population  de  Stralsund  :  l'armée,  ])endant  la  nuit,  se 

^ïasporta  secrètement  à  Rûgen;  le  roi  lui-même,  seul  avec  son  secré- 

^Welterstedt,  fit  la  traversée  dans  un  petit  bateau.  11  était  fort 

*'«ttu.Ce  qui  le  consolait  dans  cette  disgrâce,  c'est  que  Charles  XIl 

t^ait  quitté  Stralsund  en  mtme  équipage;  il  remarquait  seulement, 


152  BEYUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  cela  au  départ,  que  le  secrétaire  de  Charles  XII  avait  été  tué  au 
milieu  de  cette  courte  expédition. 

Pendant  que  s'opérait  le  transport  des  troupes,  s^tns  encombre  et 
avec  beaucoup  d'ordre,  et  quand  la  forteresse  n'était  pas  encore 
entièrement  évacuée,  tout  à  coup  survient  un  ordre  royal  d'arrêter 
toutes  les  opérations;  deux  heures  après,  un  autre  message  ordonne 
de  les  reprendre  et  de  les  pousser  vigoureusement.  Lorsque,  le 
lendemain,  le  général  Wrede  interrogea  Gustave  à  ce  sujet,  le  uà 
répondit,  après  l'avoir  regardé  d'un  air  mystérieux  :  «  Écoutez-moi, 
vous  avez  ma  confiance...  Voyez-vous,  dit-il  en  montrant  au  géné- 
ral l'ongle  de  son  pouce,  voyez-vous  ici  cette  petite  tache  blanche? 
—  Oui,  sire.  —  Aussi  longtemps  que  cette  tache  conserve  sa  blan- 
cheur, le  bonheur  doit  me  sourire;  quand  elle  pâlit,  cela  signiGe 
malheur.  Comme  je  remarquai  hier  au  soir  que  son  éclat  s'altéraitf 
je  fis  interrompre  le  mouvement  des  troupes;  je  l'ai  fait  reprendre 
quand  elle  eut  retrouvé  sa  blancheur  ordinaire,  et  vous  voyez  que 
tout  nous  a  réussi.  » 

Mais  ce  n'était  pas  assez  de  sauver  la  garnison  de  Stralsund;  les 
Français,  entrés  dans  cette  place  le  20  août,  menaçaient  déjà  de 
faire  une  descente  dans  l'ile  de  Rûgen,  et  Gustave  s'obstinait  plus 
opiniâtrement  que  jamais  à  ne  point  traiter.  «  Rien  ne  saurait  m*y 
engager,  écrivait-il  alors  même  au  duc  de  Brunswick-Oels;  ce  serait 
signer  mon  malheur  dans  ce  monde  et  ma  damnation  dans  l'autre.  » 
Heureusement  Gustave,  mal  soutenu  par  un  tempérament  faible  et 
valétudinaire  contre  les  réactions  de  son  irritation  habituelle  et  de  sa 
fiévreuse  activité,  tomba  malade  et  se  trouva  incapable  d'exercer  le 
commandement.  Il  fallait,  dans  les  circonstances  qui  menaçaient  déjà 
si  gravement  la  Suède  et  en  présence  d'un  roi  presque  insensé,  qud- 
ques  hommes  assez  dévoués  à  leur  pays  pour  assumer  sur  leur  tète  une 
responsabilité  redoutable.  Le  général  ToU,  qui  raccompagnait  dans 
Rûgen,  montra  cette  résolution  et  ce  dévouement.  Voici  la  cuiieuse 
scène  qui  se  passa  au  quartier-général  de  Gustave  le  6  septembre 
1807.  Le  roi  malade  était  étendu  sur  un  sopha;  Essen,  Toll  et  Wet- 
terstedt,  le  secrétaire  dû  cabinet,  se  trouvaient  réunis  autour  de  lui 
pour  délibérer  sur  la  marche  des  affaires.  Après  quelques  détails  in- 
différens,  Toll  parla  des  dangers  qu'oifrait  une  invasion  prochaine 
des  Français  dans  l'île.  Il  fallait,  disait-il,  aviser  au  plus  vite  aux 
moyens  de  traiter  avec  eux,  pour  que  tout  au  moins  la  Suède  ne 
perdit  pas,  dans  l'extrémité  où  elle  était  déjà  réduite,  l'aruée  qui 
avait  défendu  Stralsund,  et  qui  devait  préserver  la  Scanie.  Il  deman- 
dait que  le  roi  lui  donnât  à  cet  effet  des  pleins  pouvoirs.  Gustave  lui 
ordonna  de  rédiger  ses  argumens,  puis,  après  une  longue  hésitation 
et  non  sans  une  visible  répugnance,  il  écrivit  au  bas  ces  ligues  :  «  Bf^ 


LE  NORD    SCANDINAVE    DANS  LA   QUESTION    d'oRIENT.  15S 

WBèquence  des  raisons  exposées  ci-dessus  par  le  général  baron  Toll, 

Ukgéfléral  est  chargé  de  prendre  les  mesures  nécessaires  pour 

suf^er  Tbonneur  et  la  sûreté  de  Tarmée.  n  Le  roi  avait  omis  de 

ijper.  Toll  lui  tendit  le  papier  pour  qu'il  y  ajoutât  sa  signature; 

«sfiastave,  égaré  par  la  colère,  lui  arracha  le  plein-pouvoir,  le 

fnéaavec  emportement  et  le  jeta  loin  de  lui  sans  répondre  ni 

iper.  Toll  le  ramassa,  et,  le  donnant  au  secrétaire  :  «  Écrivez, 

BQieiear,  lui  dit-il,  que  le  roi  m'a  donné  ce  plein-pouvoir,  mais 

p  a  majesté  est  ma'ade  et  n'a  pu  signer...  »  Et  pendant  que  le 

Kcréuire  obéissait  courageusement,  Toll,  marchant  à  grands  pas 

àosb chambre,  se  parlait  à  lui-mèms  :  «  La  signature  est  indiffé- 

Rote  après  tout;  à  la  rigueur,  je  n'ai  pas  besoin  de  ce  papier,  car  à 

rkeore  du  danger  l'homme  courageux  ne  craint  pas  d'exposer  sa 

tks.»  Puis,  s* arrêtant  tout  à  coup,  et  se  tournant  vers  le  roi  :  «  Sire, 

jeMTOus  demande  qu'une  chose,  c'est  de  presser  votre  départ  aus- 

stétque  les  vaisseaux  de  Garlscrona  seront  arrivés.  »  Le  malheureux 

ni.  à  qui  son  humiliation  ôtait  la  parole,  lui  fit  brusquement  signe 

des'tti  aller.  Toll  prit  le  plein-pouvoir  et  sortit  sans  même  femner  la 

porte;  de  l'autre  chambre,  il  dit  à  haute  voix,  en  se  retournant  vers 

finstave  :  «  Évidemment  sa  majesté  n'est  pas  en  état  de  prendre  une 

risolutioD;  n  et  au  baron  Essen  :  «  A  partir  de  ce  moment,  je  ne  con- 

nisplus  aucun  pouvoir  au-dessus  de  moi,  si  ce  n'est  Dieu  et  ma  con- 

»eoce.  n  Le  même  jour,  on  conduisit  Gustave  à  un  petit  port  voisin, 

OD le  descendit,  enveloppé  d'un  grand  manteau,  dans  une  barque,  et 

UK  frégate  le  conduisit  en  Suède. 

On  comprendra  facilement  qu  un  pareil  concours  de  circonstances 

eicepiionnelles  et  bizarres  dut  exciter  des  rumeurs  de  toute  sorte, 

soit  dans  r armée  suédoise,  soit  dans  l'armée  ennemie.  Des  bruits 

fc maladie  et  même  de  mort  du  roi,  de  révolte  parmi  ses  généraux 

et  d'abdication  forcée,  se  répandirent  dans  les  deux  camps.  Toll  se 

garda  bien  de  les  démentir,  il  chargea  au  contraire  ses  espions  de 

te  faire  circuler  parmi  les  Français.  Bientôt  ceux-ci  furent  convain- 

€QS({u*une  révolution  militaire  avait  éclaté  dans  Rûgen,  et  que  le 

Qoaveaa  gouvernement  se  montrerait  moins  opposé  au  système  poli- 

tiqae  de  l'empereur.  Le  terrain  était  ainsi  préparé,  quand  le  général 

Toll  demanda  au  maréchal  Brune  une  entrevue  à  Stralsund.  Il  s'y 

rendit  avec  quelcpies  aides  de  camp  à  qui  il  avait  recommandé  de  ne 

point  parler  du  roi,  de  se  montrer  incertains  de  l'état  de  sa  santé, 

fc paraître  même  ignorer  où  il  se  trouvait,  de  ne  s'exprimer  enfin 

fK  très  vaguement  sur  les  dispositions  de  l'armée,  sur  Tétat  de  la 

Itfoison  de  Rûgen,  et  en  général  sur  tout  ce  qui  concernait  la  guerre. 

Toll  était  cependant  attendu  des  Français  à  Stralsund  avec  une  vive 

înpatieQce;  on  lui  servit,  ainsi  qu'à  ses  aides  de  camp,  un  brillant  dé- 


ibh  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

jeûner,  mais  dont  la  délicatesse  et  les  bons  vins  ne  purent  vaincre  la 
flegme  suédois.  Après  le  repas,  ToU  proposa  une  convention  militaim 
qui  serait  signée  du  maréchal  Brune  et  de  lui.  a  Pourquoi  ne  pài 
conclure,  dit  le  maréchal,  un  traité  formel  entre  nos  deux  sou¥6> 
raîns,  et  pourquoi  ne  serait-il  question  que  d'une  convention  ouli- 
taire?  —  C'est  que,  dit  ToU  avec  un  visage  expressif  et  une  v<MX 
grave,  de  manière  à  donner  du  poids  à  ses  paroles,  il  ne  faut  pas» 
pour  certaines  raisons,  que  le  nom  du  roi  de  Suède  se  trouve  dans 
cet  acte;  d'ailleurs  sa  ratification  ne  serait  pas  nécessaire  en  ce  ma* 
ment.  )>  Ces  pcaroles  énigmatiques  semblaient  trop  bien  confirmer  les 
soupçons  qu'on  avait.  Après  quelques  momens  d'embarras,  Reille  se 
prononça  le  premier  en  faveur  de  la  proposition.  U  pensait,  ainai 
que  le  maréchal,  que  la  politique  suédoise  allait  se  séparer  de  celle 
de  l'Angleterre,  qu'il  fallait  donc  épargner  l'armée  de  Rugen,  afin 
qu'elle  retournât  au  plus  vite  en  Scanie  pour  protéger  cette  province 
contre  une  attaque  vraisemblable  des  Anglais,  postés  en  Seeland.  La 
convention  fut  conclue  selon  les  termes  que  Toll  avait  proposés,  et 
l'armée  suédoise,  à  sa  grande  surprise,  et  bien  qu'entièrement  vain- 
cue, eut  la  liberté  de  retourner  en  Suède  avec  ses  armes,  ses  muni- 
tions, ses  bagages,  et  sans  avoir  perdu  un  seul  homme.  Toll  se  con- 
tint jusqu'au  bout  malgré  sa  joie.  Seulement,  lorsqu'il  quittait  Stral- 
sund  et  qu'il  passait  avec  son  état-major  entre  les  derniers  ouvrages 
de  la  forteresse,  il  ne  put  retenir,  en  savourant  une  prise  de  tabac, 
ces  trois  petits  mots  :  «Eh!  c'est  faiti  lo!  del  lyckades,  »  Ce  fut  tout 
ce  que  son  entourage  sut  par  lui.  —  Avant  la  fin  du  mois,  l'armée 
suédoise,  plus  de  dix  mille  hommes,  était  heureusement  débarquée 
sur  la  côte  de  Suède. 

Gustave  était-il  devenu  plus  sage  au  milieu  de  telles  extrémités? 
Non.  Pendant  ce  même  mois  de  septembre,  il  avait  reçu  à  Carlscrona 
une  nouvelle  visite  de  Louis  XVlII  et  du  duc  d'Angoulême,  et  s'il  ne 
leur  avait  pas  renouvelé,  malade  et  humilié  qu'il  était,  ses  offres  ré- 
centes de  mettre  son  bataillon  d'émigrés  au  service  du  roi  de  France» 
de  le  faire  couronner  dans  la  cathédrale  de  Wismar  ou  de  Greifsr- 
wald,  et  de  le  conduire  ensuite  triomphalement  à  Paris,  il  avait  du 
moins  encouragé  Louis  XVIII  à  préparer  une  descente  en  Vendée 
avec  le  secours  de  l'Angleterre;  lui-même,  d'accord  avec  cette  puis- 
sance, il  rêvait  encore  d'aller  occuper  l'île  de  Seeland,  et  de  ne  la 
rendre  qu'en  échange  de  la  Poméranie  pour  la  Suède  et  du  Hanovre 
pour  ses  alliés.  Les  Anglais  lui  oflraient  de  leur  côté,  pour  l'engager 
plus  avant  dans  ce  projet,  de  lui  abandonner  Surinam  ou  quelque 
autre  colonie.  U  cédait  à  ces  excitations  avec  un  facile  entraînement, 
et  le  jour  où  lord  Cathcart  et  l'amiral  Garobier  enlevaient  la  flotte 
danoise,  —  témoin  de  cette  violence,  du  quai  de  Hdsingborg,  où  3 


U  HORD   SCANDINAVE   SAIIS  LA  QUESTION   D*ORIENT.  Ib5 

état,  Gustave  se  trouvait  très  honoré  du  salut  que  lui  décernait  l'ar- 
ftene anglaise.  U  n* était  pas  possible  d'être  plus  provoquant  envers 
hhnceoQ  ses  alliés,  plus  extravagant  dans  sa  haine  personnelle 
eoil^e!^x>léon  (on  assure  qu'il  avait  réceimnent  juré  de  ne  jamais 
tnîieravec  la  bête,  et  qu'il  avait  sanctionné  cet  engagement  au  pied 
èfaotel,  eu  recevant  la  communion);  il  n'était  pas  possible  sur- 
M  de  se  montrer  plus  oublieux  des  intérêts  de  tout  un  peuple 
Iné  pu-  le  hasard  de  la  légitimité  et  le  vice  de  l'absolutisme  à  ce  fou 
vbde. 

S  Gustave  se  croyait  en  conscience  obligé  de  combattre  Napoléon 
waigré  les  dangers  d'une  pareille  lutte,  au  moins  devait-il  essayer 
delà  rendre  moins  inégale  en  resserrant  son  alliance  avecl'Angle- 
lerre  ou  avec  la  Russie;  tout  au  contraire  sa  conduite  envers  l'une 
etFaatre  de  ces  deux  puissances  fut  sans  cesse  capricieuse,  et  il 
mbla  surtout  prendre  à  tâche  d'irriter  et  de  pousser  à  bout  le  ca- 
imclde  Saint-Pétersbourg.  De  ce  côté,  en  présence  d* ambitieux  pro- 
jelset  de  menées  perfides,  non-seulement  ses  fautes,  mais  ses  bonnes 
qnaDtés,  sa  loyauté,  sa  simplicité  de  cœur,  ses  scrupules  de  con- 
science, contribuèrent  à  l'aveugler  et  à  le  précipiter  avec  la  Suède 
daos  les  pièges  qu'on  lui  tendait. 

La  politique  avait  rétabli  entre  Paul  P'  et  Gustave  une  confiance 
foe  le  souvenir  de  leurs  premières  relations  personnelles  semblait 
de\oir  leur  interdire.  Au  commencement  de  Tannée  1800,  au  mo- 
ment où  le  roi  de  Suède  était  inquiété  à  l'intérieur  par  les  attaques 
it  ropposition  à  la  diète  de  Norrkœping,  Paul  1"  fit  mander  un 
jour  le  ministre  de  Suède,  le  baron  général  Sledingk  :  a  On  vient  de 
ne  rapporter,  dît-il,  qu'il  règne  en  Finlande  une  certaine  «agitation 
des  esprits,  et  que  les  discussions  de  la  diète  n'y  manqueront  pas 
fécbos.  Mon  dévouement  pour  le  roi  votre  maître  et  tout  aussi  bien 
Fintérêt  de  ma  propre  sécurité  exigent  que  je  prête  une  grande  at- 
tention à  tous  les  mouvemens  qui  pourraient  se  manifester  dans  cette 
province.  On  pourrait  bien  vous  donner  de  graves  sujets  d'inquiétude 
de  ce  côté-ci  du  golfe  pendant  que  le  roi  serait  occupé  de  la  diète,  et 
qoc  Fétat  de  la  mer  empêcherait  les  communications;  aussi  ai-je  pris 
mon  parti.  Une  armée  est  prête;  je  vous  la  donne  et  je  la  mets  sous 
îotre  commandement.  Au  moindre  mouvement,  et  sans  même  avoir 
besoin  de  m'en  prévenir,  mettez-vous  à  la  tête  de  ces  troupes.  Mon 
fls  Constantin  en  aura  le  commandement  nominal,  mais  il  n'exécu- 
tera que  vos  ordres,  et  sa  présence  vous  sera  un  gage  de  ma  loyauté 
et  de  mon  désintéressement...  Il  est  là-haut,  dans  mon  cabinet;  je 
fiens  de  lui  dicter  à  ce  propos  un  plan  d'opérations  que  je  veux  vous 
tomiettre...  Vous  acceptez  ma  proposition,  n'est-ce  pas?»  —  On 
comprend  rembarras  du  diplomate,  pris  au  dépourvu.  Le  tsar  était 


156  BETUE   EES   DEUX   MONDES. 

pressant,  il  semblait  presque  ému;  il  protestait  de  son  zèle  pour  le» 
intérêts  du  roi  de  Suède,  il  prenait  les  mains  de  Stedingk,  raccablail 
d*amitiés.  «  Le  roi  nous  a  donné,  aux  miens  et  à  moi,  bien  des  sujets 
de  chagrin,  disait-il,  mais  je  n*y  veux  plus  penser  :  nous  autres  8<mh 
yerains,  nous  ne  pouvons  pas  suivre  les  mouvemens  de  nos  cœurs; 
il  faut  bien  obéir  à  la  raison  d*état...  » 

L'arrivée  du  grand-duc  Constantin  interrompît  ces  dernières  coo- 
fidences;  mais,  au  lieu  de  mettre  Cm  aux  perplexités  de  Stediogk, 
elle  ne  faisait  que  bâter  le  moment  décisif.  Sur  l'ordre  de  son  pèrCt 
le  jeune  prince  donna  lecture  du  curieux  document  que  voici  : 

Plan  dressé  par  sa  majesté  impériale  en  vue  d'étouffer  avec  une  armée 
russe  toute  révolte  qui  surviendrait  en  Finlande  contre  le  goucernemeiU 
de  sa  majesté  suédoise, 

«  Sa  majesté  propose  les  mesures  suivantes  à  prendre  aussitôt  que  la  nou- 
velle d'un  pareil  mouvement  arriverait  :  entrer  en  Finlande  iMir  trois  iioints, 
par  la  grande  roule  qui  traverse  Abborfors,  par  la  route  qui  va  par  Memel  à 
Helsingfors,  par  celle  qui  conduit  par  Mendouhari  à  Tavastehus;  s'emparer  de 
quelques  positions  importantes;  laisser  à  droite,  vers  Neickler,  un  corps  d'ob- 
servation. Sa  majesté  désire  que  le  ministre  de  Suède,  baron  Stedingk,  ae» 
compagne  l'armée,  afin  que  sa  majesté  suédoise  ait  une  garantie  de  notre 
loyauté.  Sa  majesté  impériale  occupera  les  positions  que  l'armée  aura  choi- 
sies jusqu'à  ce  que  les  troupes  suédoises  viennent  relever  les  siennes^  qui  ws 
retireront  alors. 

«  Fait  à  Saint-Pétersbonrg,  le  S  mars  iSOO. 

a  Paul.  » 

La  lecture  achevée  dans  le  plus  profond  silence,  le  tsar  signa  ce 
papier,  puis  présenta  la  plume  à  Stedingk.  Après  une  hésitation 
visible  et  sur  les  instances  réitérées  de  son  interlocuteur,  le  bSLUm 
accepta  et  mit  au  bas  ces  lignes  : 

«  Reconnaissant  dans  toute  son  étendue  la  magnanimité  de  Toffre  que  sa 
majesté  impériale  a  daigné  me  faire  pour  le  roi  mon  maître  afin  de  sauve- 
garder la  sécurité  de  la  Finlande,  je  déclare,  au  nom  du  roi,  que  j'approuve 
le  plan  qui  m'a  été  communiqué  par  sa  majesté  impériale,  et  je  concourrai 
à  son  exécution  complète,  dans  le  cas  où  une  insurrection  survenue  en  Fin- 
lande menacerait  dans  cette  province  l'autorité  de  sa  majesté  le  roi  de 
Suède. 

«  Fait  à  Saint-Pétersbourg,  le  3  mars  1800. 

«  Baron  Stedingk.  » 

Ce  n'était  pas  tout,  et  le  malheureux  ambassadeur  n'en  avait  paa 
fini  avec  son  i*edoutable  protecteur.  Paul,  quelques  jours  après* 
l'invita  à  toucher  au  nom  du  roi  de  Suède,  sous  la  dénomination 
de  premier  subside,  une  somme  importante  à  titre  de  fonds  secjreta 


IS  nORJD  SGANDIIfAYE   DANS  LA  QUESTION  d'oBTENT.  167 

I  i  gouverner  la  diète  turbulente  de  Norrkœping.  —  La  pro- 
I devenait  cette  fois  trop  évidemment  une  menace:  le  diplo- 
■ttinédois  s*en  défendit,  non  sans  mettre  en  avant  divers  pré- 


flot  vrai  que  Paul  I*'  se  livrait  tout  entier  et  sans  feinte  à  ses 
û(His  du  moment.  Nous  ne  voudrions  pas  aflirmer  qu*il  fût  de 
foi  en  proposant  au  roi  de  Suède  Tappui  de  ses  finances 
Hdeses  armées,  mais  ne  semble-t-il  pas  qu*il  fût  alors,  à  son  insu 
feol-ètre,  Forgane  de  cette  politique  russe  que  nous  avons  vue  pré- 
aecopée  sans  cesse  d'intervenir  dans  les  affaires  intérieures  de  la 
Suéde,  et  d'attirer  à  soi  la  Finlande?  Les  causes  de  dissensions  in- 
fesùoesqui  avaient  troublé  le  règne  de  Gustave  111  n'avaient  pas  dis- 
pun  sous  son  faible  et  malheureux  fils;  elles  avaient  grandi  au  con- 
traire, et  la  prévision,  devenue  presque  générale,  des  malheurs  qui 
aenaçaient  la  patrie  avait  concouru  à  les  développer.  La  Finlande 
CB  particulier  pressentait  évidemment  ces  malheurs  ;  la  noblesse  y 
■éditait  des  entreprises  factieuses,  et  ce  n'était  pas  la  première  fois 
fK  de  folles  idées  d'indépendance  s'agitaient  dans  cette  province. 
Fhal  1*  pouvait,  à  la  vérité,  craindre  ce  turbulent  voisinage;  mais 
le  plus  sûr  est  évidemment  que  la  Russie  voulait  en  profiter,  et  il  faut 
fBcoonaltre  d'ailleurs  que,  pour  les  Suédois,  son  excès  d'amitié  devait 
Ken  paraître,  à  peu  de  chose  près,  aussi  redoutable  que  ses  hos- 
tilités ouvertes.  Gustave  réduit  à  ne  pouvoir  conserver  la  Finlande 
qu'à  l'aide  des  baïonnettes  russes  et  le  tsar  traçant  déjà  sur  la 
carte  par  quels  chemins  il  fallait  envahir  et  par  quels  postes  occu- 
per cette  province,  c'étaient  là  de  terribles  présages  pour  un  prochain 
ireoir. 

Au  milieu  de  tant  d'écueils,  la  conduite  de  Gustave,  nous  l'avons 
dit,  fut  un  modèle  d'inconséquence  et  d'inhabileté.  En  1801,  quand 
Piol  I"  se  fait  le  chef  de  la  neutrali:é  du  Nord,  il  se  joint  à  cette 
figue,  mais  ne  fortîfle  pas  la  rive  suédoise  du  Sund,  que  la  flotte  an- 
gbise  va  traverser  aisément;  il  laisse  bombarder  Copenhague.  En 
1807,  quand  Alexandre,  son  beau-frère,  l'invite  à  relever  ce  même 
éfipeau  de  la  neutralité  armée  et  à  fermer  pour  sa  part  la  Baltique,  il 
«joint  à  l'Angleterre  et  rejette  avec  indignation  les  offres  qui  lui  sont 
fiâtes.  Son  idée  fixe,  sa  haine  personnelle  contre  Napoléon,  explique  à 
eDe  seule  toutes  ces  fautes.  C'était  le  moment  où  l'enapereur,  obsédé 
par  les  intrigues  de  ce  petit  roi  qu'il  méprisait,  avait  enfin,  pour  écra- 
ier cette  résistance,  abandonné  la  Suède  à  l'avidité  de  la  Russie;  on 
connaît  les  fameux  articles  secrets  du  traité  de  Tilsitt;  cette  menace 
ne  servit  pas  à  désarmer  Gustave,  mais  au  contraire  à  exciter  sa  co- 
lire  et  son  obstination.  Pendant  la  nuit  du  30  novembre  au  1*'  dé- 
caiii>rel807,  une  dépêche  de  Stedingk  lui  apprit  qu'il  était  question 


168  BETUE   DES   DEOX   MONDES. 

autour  du  tsar  d'un  partage  prochain  de  la  Suède  entre  la  Russie  elle 
Danemark,  et  que  le  ministre  de  France  à  Saint-Pétersbourg  en  par- 
lait comme  d*une  entreprise  fort  prochaine,  qui  ne  soufTrirait  pas  de 
difficultés.  Il  fit  mander  aussitôt  le  général  ToU,  qui  le  trouva  mar* 
chant  à  grands  pas  dans  sa  chambre,  le  visage  bouleversé,  en  proie 
à  des  mouvemens  convulsifs,  mais  exprimant  la  colèi'e  plutôt  que  la 
douleur.  «  Que  l'empereur  Alexandre  fut  faible  de  caractère,  s  écriar  . 
tril  aussitôt  d'une  voix  qu'il  contenait  à  peine,  et  qu'il  fut  d'asses 
mauvaise  foi ,  je  le  sav^iis;  mais  que  la  crainte  ou  la  cupidité  pût  Iiû 
faire  accepter  le  déshonneur,  je  ne  Taurais  jamais  cru.  Lisez  cette  dé- 
pêche. Bonaparte  veut  faire  marcher  une  aimée  russe  en  Finlande, 
et  son  ambassadeur  dit  tout  haut  que  mon  règne  est  fini,  et  que  la 
Suède  doit  être  efiacée  de  la  carte  !...  Et  Tinstrument  de  ces  décrets, 
ce  sera  l'empereur,  mon  parent,  mon  beau-frère!  Il  laisse  dire  de 
pareilles  infamies  dans  sa  capitale!...  Voyez,  lisez.  » 

Tout  cela  n'était  que  trop  vrai.  Savary,  notre  ministre,  parlait  en 
maître  à  Saint-Pétersbourg,  et  Alexandre  l'écoutait.  Alexandre  était 
heureux  d'avoir  sauvé  le  roi  de  Prusse  et  lui-même;  il  croyait  qu'il 
fallait  céder  au  torrent  et  attendre  des  temps  meilleurs;  il  avait  d'ail- 
leurs bien  des  fois  représenté  au  roi  de  Suède  quel  danger  le  menar 
çait,  et,  rengageant  à  traiter,  il  traitait  lui-même.  Quant  aux  forces 
réunies  sur  la  frontière  de  Finlande,  et  qui  inquiétaient  Stedingk  : 
«  Rassurez-vous,  disait  Alexandre,  ce  n'est  qu'une  mesure  de  pré- 
caution contre  une  attaque  des  Anglais,  que  nous  devons  redouter. 
Vous  n'êtes  pas  en  état  de  vous  défendre  en  pareil  cas;  ils  s'empare- 
raient de  votre  flottille,  et  je  m'en  trouverais  fort  mal...  Écrivez  bien 
au  roi,  répéta-t-il,  que  le  danger  ne  Aient  pas  de  mon  côté.  Dieu 
m'est  témoin  que  je  ne  désire  pas  un  seul  village  dans  les  états  de 
votre  maître.  Le  danger  vous  viendra  du  côté  de  la  Norvège  et  de  la 
Scanie;  c'est  là  que  vous  devrez  veiller.  »  Ces  paroles,  qui  rappel- 
lent le  beau  dévouement  de  Paul  I*'  envers  la  Suède,  ne  pouvaient 
satisfaire  Stedingk,  ni,  avouons-le,  aucun  esprit  prévoyant,  a  Sire, 
dit-il  au  tsar,  le  péril  est  plus  grand  qu'on  ne  peut  croire.  Je  sais 
que  M.  de  Caulaincourt  a  prédit  à  la  Suède  non-seulement  la  guerre 

extérieure,  mais  encore  une  révolution  intestine »  A  ce  mot  de 

révolution,  Alexandre  laissa  éclater  sa  mauvaise  humeur  :  «  Ahl 
s'écria-t-il,  ce  M.  de  Caulaincourt  !...  Croyez-moi,  monsieur,  si  le  roi 
de  Suède  était  menacé  d'une  révolution,  j'irais  moi-même  à  son  se- 
cours... —  Et  pourtant,  sire,  reprit  l'ambassadeur,  vous  vous  unis- 
sez à  ses  ennemis  et  vous  travaillez  à  notre  perte.  Pour  l'amour  de 
Dieu,  pendant  qu'il  en  est  temps  encore,  sauvez-nous,  sire,  et  sao- 
irez-vous  vous-même  !  »  L'empereur  était  visiblement  embarrané» 
«  Le  salut  ne  peut  venir  que  de  votre  roi,  dit-il;  qu'il  se  soumette, 


tS  NOBD   SCANDUAYE   DAKS  LA  QUESTION   D'ORlEIfT.  159 

fiH  s'onisse  à  moi,  qu'il  subisse  la  loi  de  la  nécessité,  au  moins 
fnr quelque  temps,  et  tout  sera  sauvé...  J'ai  200,000  Français  sur 
■ifrootiëres,  et  je  D*ai  que  100,000  hommes  pour  leur  tenir  tête, 
-lus  votre  majesté,  dit  Stedingk,  peut  refuser  d'attaquer  la  Suède 
•Adirant  que  cela  est  contre  son  honneur  et  sa  conscience;  Bonar 
ptît  œ  gardera  bien  de  le  trouver  mauvais.  Voyez  la  conduite  de 

TMicbe —  L'Autriche,  interrompit  brusquement  Alexandre, 

iAk  Bonaparte,  et  n'a  d'autres  volontés  que  les  siennes;  j'en  ai  les 
(RBies  eo  mains;  l'Autriche  est  d'une  soumission  sans  exemple...  » 
Stodîogk  terminait  ainsi  sa  dépèche  au  roi  de  Suède  :  a  Je  ne  puis 
fannukr  que  je  n'ai  rien  gagné  sur  le  point  principal.  Le  mal  est 
■nreioède.  L'empereur  Alexandre  est  attiré  comme  par  une  pui»- 
mot  irrésistible  vers  un  abîme  qui  menace  d'engloutir  d'abord  la 
Siède.  Ses  intentions  ne  sont  peut-être  pas  mauvaises,  mais  il  est 
IdkiDeiit  dominé  par  la  terreur  des  Français,  qu'il  n'ose  rien  contre 
en.  Ses  ministres  et  les  grands  de  son  empire  sont  courbés  sous  la 
aèm  crainte,  et  la  haine  profonde  du  comte  Bomanzof  pour  l' An- 
fielerre  lui  fait  penser  qu'il  ne  restera  au  pouvoir  qu'en  se  jetant 
km  les  bras  de  la  France.  » 

Cette  curieuse  conversation  entre  Alexandre  et  Stedingk  avait  liea 
k  16  février  1808,  et  l'invasion  de  la  Finlande  par  l'armée  russe  est 
èiMâe  ce  mois.  Alexandre  pouvait41  être  de  bonne  foi  lorsqu'il 
potestait  de  son  dévouement  envers  Gustave  IV,  dont  il  allait  en- 
fihir  le  territoire  quelques  jours  après?  M.  Thiers  pense  qu'il  n'y  a 
pis  de  raison  d'en  douter.  11  croit  qu'Alexandre  ne  désirait  pas  alors 
Ci  ne  désira  jamais  la  conquête  de  la  Finlande,  qu'il  ne  s'y  déter- 
■ua  qae  sur  les  instances  de  Napoléon  voulant  forcer  par  tous  les 
BOfos  le  roi  de  Suède  à  fermer  le  Sund  aux  Anglais,  et  dans  l'es- 
pur  d'obtenir  du  maître  de  l'Europe  la  possession  bien  plus  impor- 
taote  à  son  gré  de  la  Moldavie  et  de  la  Valachie.  —  D'une  part,  nous 
i»oos  que  les  assertions  de  l'illustre  historien  du  consulat  et  de. 
fcaipire  reposent  sur  de  graves  et  précieux  documens,  sur  un  grand 
Rspect  de  la  vérité  historique  et  sur  un  jugement  d'une  rare  sûreté; 
'autre  part,  il  en  coûte  à  qui  respecte  les  hommes  de  paraître  em- 
pressé à  saisir  les  premières  apparences  du  mensonge  et  de  l'insigne 
mauvaise  foi,  et  de  les  rencontrer  justement  parmi  ceux  qui  sont 
phcés  à  la  tète  de  leurs  semblables;  mais  il  s'agit  enfin  d'un  épi- 
sode mal  connu  de  nos  annales  contemporaines,  dont  nous  subissons 
iojoQrd'hui  les  conséquences,  dont  l'intelligence  importe  peut-être  à 
la  direction  de  la  lutte  dans  laquelle  notre  pays  et  l'Europe  sontenga- 
ib  et  certainement  à  la  moralité  de  l'histohv.  —  Il  est  vrai  que  la 
capagne  de  Finlande  ne  fut  point  populaire  à  Saint-Pétersbourg» 
■lis  par  cet  unique  motif  qu'elle  était  la  conséquence  d'une  alliance 


160  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ditestée  avec  la  France.  Il  se  peut  bien  qu'Alexandre  se  soit  irrité  au 
présage  de  raouvemens  révolutionnaires  qu'on  lui  représentait  comme 
suscités  par  Napoléon  dans  un  pays  si  voisin  de  ses  états  et  placé 
jusqu'alors  sous  son  influence;  mais  pouvait-il  être  entièrement  de 
bDnne  foi  lorsqu'il  affirmait  en  février  1808  que  le  péril  ne  viendrait 
jamais  de  son  côté?  Avait-il  donc  renoncé  aux  projets  que  lui  avaient 
légués  tous  ses  prédécesseurs,  depuis  Pierre  le  Grand  (car  Pierre  - 
avait  lui-même  essayé  le  premier  cette  conquête,  et,  en  établissant 
81  capitale  sur  les  bords  de  la  Baltique,  il  avait  évidemment  désigné 
cette  mer  à  la  domination  de  la  Russie)?  Alexandre  avait  certaine* 
msnt  accueilli  les  espérances  que  Napoléon  venait  de  lui  suggérer; 
eh  bien  1  que  ne  déclarait-il  au  roi  de  Suède,  pour  le  forcer  à  traiter^ 
les  conventions  de  Tilsitt?  Peut-être  eût-il  ainsi  vaincu  l'entêtemMt 
de  son  beau-frère  et  luieât-il  épargné  beaucoup  de  maux;  dans  le  cas 
contraire,  il  ne  compromettait  pas  sa  conquête.  Dira-t-on  que,  forcé 
par  Napoléon  d'envahir  la  Finlande,  il  voulait  seulement  l'occuper 
pour  forcer  Gustave  à  se  soumettre?  Mais  aussitôt  que  ses  années 
ont  franchi  la  frontière,  le  voilà  qui  déclare  la  Finlande  réunie  poor 
toujours  à  l'empire  russe.  Comment  pouvait-il  redouter,  ainsi  qn*il 
le  dit,  une  invasion  anglaise  en  Finlande  au  mois  de  février?  Il 
savait  bien  que  la  glace  préserverait  pendant  tout  l'hiver  cette  pro- 
vince d'un  tel  danger,  il  savait  aussi  que  l'hiver  la  priverait  des 
secours  de  la  Suède,  et  c'est  au  milieu  de  cette  mauvaise  saison  qu*U 
l'a  attaquée;  il  y  a  fait  entrer  ses  troupes  le  20  février  1808,  sans 
déclaration  de  guerre;  apparemment  ses  préparatifs  étaient  faits 
d'avance,  tout  au  moins  depuis  un  ou  deux  mois.  <(  La  proposition 
qu'il  fit  à  Gustave  IV,  dit  le  baron  Ehrenheim,  ne  fut  qu'un  prétexte 
pour  dissimuler  la  trame  ourdie  contre  nous.  Dès  la  fin  de  1807,  un 
oiTicier  russe  avait  déjà  parcouru  la  frontière,  des  troupes  avaient  été 
réunies,  et  des  magasins  établis  et  approvisionnés  (1).  »  L'auteur 
d'une  histoire  estimée  de  la  Guerre  de  Finlande,  Gust.  Montgomery, 
assure  qu'à  la  fin  de  décembre  le  manifeste  russe  invitant  les  Fin- 
landais à  la  révolte  était  déjà  imprimé,  l'occupation  et  la  réunion  de 
la  Finlande  déjà  résolues.  Stedingk  enfin,  ministre  de  Suède  à  Saint- 
Pétersbourg,  avait  écrit  dès  le  7  décembre  que  l'attaque  aurait  lira, 
comme  il  arriva  en  effet,  sur  trois  points  différens;  sa  dépêche  dn 
23  janvier  donnait  le  plan  de  campagne.  Et  cependant  le  2  février 
le  ministre  des  affaires  étrangères  à  Saint-Pétersbourg,  le  comte  Ro- 
manzof,  assurait  encore  au  baron  Stedingk  que  l'empereur  n'avût 

(1)  Voyez  Texamen  critique  da  Précis  de  la  Guerr$  de  Finlande,  du  général  Suchteloi, 
par  le  bai  on  Ehrenheim,  dans  le  Medborg,  MUitar-Tidning  de  1828^  n«  IS.  Voyes  ami 
rfntrodurtion  de  Touvrage  de  G.  Montgomeiy  sur  la  Guerre  de  Finlande  y  2  yol.  in-8*> 
1842  (en  suédois). 


U  KOID  SCANDINAVE   DANS  LA  QUESTION   D* ORIENT.  16l 

pis  changé  de  dispositions,  que  la  parole  de  sa  majesté  impériale 
a  dwait  être  un  gage  sacré,  qu'elle  ne  songeait  à  aucune  hostilité 
ente?  la  Suède,  et  le  16  du  même  mois  Tempereur  lui-même 
pimit  Dieu  à  téoioin  de  son  désintéressement! 
hiàemment  le  gouvernement  suédois  a  été  joué  indignement,  ce 
fai  l'excuse  pas  son  aveugle  confiance,  mais  ce  qui  accuse  et  con- 
diBie  Alexandre  et  la  Russie.  Tout  n'était  pas  perdu  cependant,  si 
kni  montrait  quelque  sagesse  en  présence  du  danger  :  la  suite 
de  la  guerre  a  fait  voir  que  la  Finlande  pouvait  se  défendre  elle- 
atee,  pourvu  qu'on  la  laissât  faire,  jusqu'à  ce  que  les  troupes  sué- 
doises passent  venir  à  son  secours;  mais  Gustave,  par  ses  bizarres 
iistractions,  semblaprendre  à  tâche  d'empêcher  toute  résistance,  et 
pendant  ce  temps  Svéaborg  fut  livrée  à  prix  d'argent.  Gustave  dé- 
fait resserrer  son  allUïM  avec  l'Angleterre,  la  seule  amie  qui  lui 
restit  :  il  n'en  fit  rien;  ori'h  vit  exiger  du  cabinet  britannique  des 
sahâîdes  supérieurs  aux  précédens,  et  s'irriter  étourdiment  d'un  re- 
fus. Le  ministre  d'Angleterre  étant  venu  lui  apporter  cette  réponse 
kit  février  1808,  le  roi  ^ntra  dans  un  violent  accès  de  rage;  il  se 
précipita  droit  sur  le  ministre.  Celui-ci,  persuadé  qu'il  voulait  lui 
passer  son  épée  au  travers  du  corps,  s'inclina  et  trouva  la  porte, 
Gustave,  Fair  sauvage  et  égaré,  revint  s'asseoir  dans  son  cabinet  et 
écrivit  aussitôt  un  ordre  d'embargo  sur  tous  les  navires  anglais  dans 
]e$  ports  de  Suède,  une  déclaration  de  guerre  au  cabinet  de  Lon- 
dres, etc.  Il  écrivit  aussi  dans  son  transport  une  lettre  où  il  annonçait 
an  roi  de  Danemark  qu'il  voulait  s'unir  à  lui  contre  la  Grande-Breta- 
gne; mais  on  vint  lui  apprendre  que  le  Danemark  lui-même  songeait 
à  envahir  la  Scanie.  En  effet  Gustave,  désespérant  de  pouvoir  secou- 
rir en  ce  moment  la  Finlande,  semblait  avoir  abandonné  cette  pro- 
râce,  sauf  sans  doute  à  essayer  de  la  reconquérir  après  la  mauvaise 
saison,  et  il  avait  donné  récemment  l'ordre  à  une  armée  d'aller,  en 
compensation,  conquérir  la  Norvège.  On  comprend  quelle  avait  dû  être 
nrritation  du  cabinet  de  Copenhague,  à  qui  cette  province  apparte- 
nait alors.  Avant  même  que  Gustave  eût  fait  partir  les  lettres  qu  il 
fenait  d'écrire,  le  2A  février  au  soir,  on  lui  apporta  quelques  exem- 
plaires des  proclamations  que  des  ballons  danois,  lancés  des  côtes 
deSeelaod,  avaient  répandues  en  Scanie;  on  y  engageait  les  paysans 
à  se  replacer  sous  la  domination  de  Frédéric  VI;  on  leur  annonçait 
aoe  invasion  prochaine  qui  les  délivrerait  du  joug  suédois.  Ehren- 
heim,  président  de  la  chancellerie,  voulut  profiter  de  cette  conjonc- 
ture pour  amener  Gustave  à  traiter  avec  la  Russie  ou  à  se  réconcilier 
avec  l'Angleterre,  afin  de  ne  pas  être  seul  contre  tous  ses  ennemis; 
à  peine  fut-il  écouté,  a  Je  me  battrai  avec  eux  tous,  répondit  le  roi 
en  frappant  du  poing  sur  sa  table,  mais  d'abord  et  surtout  avec  lesr 

TQU  a.  il 


162  ,  R£Yif^   DES  DEUX  MONDES. 

Anglais,  parce  qu'ils  sont  orgueilleux  et  impertinens;  je  les  mettrai 
bien  à  la  raison.  On  veut,  en  m'effrayant,  me  faire  conclure  la  paix; 
mais  je  montrerai  que  je  n'ai  peur  de  personne,...  pas  même  dei 
vous,  monsieur  le  baron...  »  Et  le  roi  fit  un  pas  vers  Éhrenheim  ea 
lui  mettant  le  poing  sous  le  visage.  «  Je  prie  votre  majesté,  répondit 
tranquillecnent  le  conseiller,  d'être  convaincue  que  mon  intentioa 
n'a  jamais  été  de  l'effrayer,  mais  seulement  de  remplir  un  devoir 
en  lui  montrant  le  danger  auquel  elle  expose  la  nation,  la  famille 
royale  et  elle-même.  —  Je  suis  fatigué  de  tout  cela,  reprit  le  roi 
avec  la  même  violence  et  en  marchant  à  grands  pas,  je  n'entends  pai:^- 
1er  que  d'ennemis  et  de  dangers;  eh  bien  1  je  mourrai,  mais  je  vem, 
mourir  avec  honneur...»  Tout  à  coup  il  s'arrêta,  et  se  tournant  verat 
Ehrenheim  :  «  Vous  parlez  toujours  devant  moi  de  la  nation  et  da 
ses  droits,...  ehl  que  signifie  votre  nation  à  côté  de  mon  honneur t 
Elle  sera  punie,  cette  nation,  de  sa  conduite  envers  mon  père...  o 

Ehrenheim  put  seulement  obtenir  la  révocation  de  l'embargo  sur 
les  navires  anglais  et  l'acceptation  des  subsides  sur  le  pied  des  an** 
nées  précédentes.  L'arrivée  de  la  flotte  britannique  dans  les  Belt3 
empêcha  seule  probablement  une  invasion  de  l'armée  franco-espar 
gnole  qui  était  arrivée  en  Ilolstein  dès  le  1"  mars.  Dès  le  moift 
de  mars  enfin,  le  prince  Christian  d'Âugustenbourg  était  passé  eg 
Norvège  pour  reprendre  la  défensive,  et  menaçait  d'envahir  luin 
même  la  Suède  par  le  nord-ouest.  Ajoutez  les  progrès  rapides  que 
faisaient  les  Russes  en  Finlande.  Que  Napoléon  ait  ou  non  donné 
ordre  (1)  à  Beruadotte,  qui  se  trouvait  en  Danemark  avec  20,000: 
hommes,  d'aller  déposer  Gustave  et  opérer  le  démembrement  de  la^ 
Suède  entre  le  Danemark  et  la  Russie,  il  n'en  est  pas  moins  certsûa 
qu'une  pareille  issue  était  imminente;  la  Suède,  envahie  à  l'est  pac 
les  Russes,  à  l'ouest  et  au  sud  par  les  Danois  et  les  Français,  allais 
certainement  périr  sans  la  révolution  du  .13  mars  1809. 

IL 

L'obstination  de  Gustave  à  ne  point  traiter  avec  la  France  et  1» 
ressentiment  que  laissa  dans  les  cœurs  des  Suédois  la  perte  de  b^ 
Finlande,  voilà  quelles  ont  été  les  causes  extérieures  de  la  révola^ 
tion  de  1809.  Il  nous  reste  à  voir  comment  fut  amenée  à  rintérieuF 
et  comment  s'accomplit  la  journée  du  13  mars. 

Les  premières  années  du  nouveau  règne  avaient  paru,  malgié 
quelques  fautes,  assez  rassurantes  pour  l'avenir;  naais  xm  avait  ra» 

(1)  Voyez  l'ordre  adreaoé  w,  prineo  4e  PontaHCocro  ea  date  da.Sft  joar»  18C|»i,dmka 
Métnokei  d^  CoxistaQ  V 


£E  NOBD  SCANDINAVE   DANS   LA  QOTSTION   d'oRIENT.  16$ 

torque j  au  retour  du  voyage  qu'avait  fait  Gustave  en  Russie,  pendant 
ricT?r  de  1800  à  1801,  que  le  sentiment  de  sa  royauté  était  devenu 
ckzlai  une  passion  aveugle,  un  entêtement  de  despotisme;  il  s'était 
épris  de  Tapparente  soumission  d'une  cour  esclave  dont  on  lui  avait 
doim^le  spectacle,  et  il  n'avait  pas  prévu  que,  quelques  mois  après, 
hnl  I"  verrait  se  transformer  en  assassins  grossiers  des  courtisans 
s  dociles.  Gustave  eut  certainement  la  pensée  de  modeler  la  Suède 
sur  la  Russie;  il  se  conduisit  en  despote  envers  sa  famille  et  son 
entourage;  il  se  crut  supérieur  aux  institutions  de  son  pays,  institua 
onc  censure  sévère  proscrivant  les  livres  et  journaux  français,  puis 
les  livres  danois,  puis  tous  ceux  des  puissances  alliées  à  la  France; 
D  prétendît  imposer  même  ses  caprices  et  ses  visions  bizarres  à  tous 
«s  snjets;  il  ordonna  qu'on  écrivît  seulement  «  M.  Neapoleon  Buo- 
naparte  »  le  nom  du  nouveau  souverain  de  la  France  (1).  11  avait  de 
grms  motifs  pour  prescrire  cette  orthographe,  qui  seule  reprodui- 
sait, suivant  ses  calculs,  le  nombre  de  la  bête  de  l'Apocalypse,  666. 
Quant  aux  droits  de  la  nation  qu'il  était  appelé  à  gouverner,  Gus- 
tave se  rappelait  avec  défiance  quels  obstacles  les  diètes  précédentes 
avaient  opposés  aux  volontés  de  son  père  Gustave  III,  et  le  coup  de 
pistolet  d'Ankarstrom,  sans  cesse  présent  à  son  esprit,  lui  inspirait 
on  éloignement  invincible  pour  la  noblesse  suédoise.  Il  observait 
surtout  avec  dépit  et  colère  quels  progrès  avaient  faits  en  Suède  les 
opinions  libérales  et  même  les  principes  républicains.  11  n'était  pas 
QDe  maxime  de  la  révolution  française,  on  peut  presque  dire  pas  un 
de  ses  excès,  qui  n'eût  trouvé  en  Suède  son  écho.  La  jeune  noblesse 
de-même  n'avait  pas  résisté  à  cette  influence,  et  plusieurs  de  ses 
membres,  lors  de  la  diète  de  Norrktrping,  en  1800,  s'étaient  démis 
de  leurs  titres,  de  leurs  fonctions  et  de  leurs  privilèges.  Les  univer- 
âtés  avaient  adopté  les  mêmes  idées  avec  une  incroyable  ardeur. 
A  l'psal,  un  club  secret,  appelé  la  Junte,  affichait  une  démagogie 
cynique  ;  on  y  pérorait,  on  y  chantait  des  couplets  contre  le  despo- 
tisme et  pour  la  liberté,  et,  ce  qui  était  plus  grave  encore  que  toute 
cette  débauche  intellectuelle,  on  y  professait  ouvertement  des  doc- 
trines irréligieuses  et  immorales  dont  rougiraient  aujourd'hui,  dit  un 
ferivuD  suédois,  ceux  qui  s'en  faisaient  alors  les  bruyans  organes. 
U  seconde  université  du  royaume,  celle  de  Lund,  n'était  pas  restée 
CD  arrière,  car  un  de  ses  clubs  avait  un  soir,  à  l'unanimité,  déclaré 
•boli  le  prétendu  dogme  de  l'existence  de  Dieu.  La  ville  de  Stock- 
Mffl  était  remplie  de  ces  réunions  démagogiques,  où  le  buste  de 

(i)  Vapoléon  répondit  :  «  V^  qu'il  fait  mettre^  en  avant  de  mon  nom,  je  la  ferai 
Wtfe  à  U  suite  du  sien.  »  Et  l'on  prétend  (je  n'ai  pas  vérifié  le  fait),  que  le  Moniteur 
te^ujoar:  Gustave-Adolphe  M.,  c'est-à-dire  Gustave-Adolphe  JUunck,  sanglante 
^Boâoo  aoK  bruits  répandus  sur  la  nai^Saiice  de  Gustave  IV. 


16&  BETUE  DES  DEUX  MONDES* 

l'assassin  de  Gustave  III  était  rangé  parmi  ceux  des  bienfaiteurs  de 
l'humanité.  Bien  que  fermés  par  le  gouvernement  de  Gustave  IV,  ces 
clubs,  nés  pendant  sa  minorité,  s'étaient  transformés  en  sociétés 
secrètes  et  avaient  laissé  dans  les  esprits  de  redoutables  semences* 
Sans  parler  d'ailleurs  de  tels  excès,  les  idées  constitutionnelles  et 
sagement  libérales  s'étaient  répandues  parmi  toute  la  nation;  non- 
seulement  les  esprits  dans  les  villes  n'étaient  plus  disposés  à  subir 
longtemps  le  despotisme,  mais  les  habitans  même  des  campagnes 
s'élevaient  contre  les  privilèges  et  les  redevances  au  nom  de  la  jus^ 
tice  mieux  entendue,  au  nom  de  l'égalité. 

C'était  en  présence  d'une  nation  ainsi  disposée  que  Gustave  IV 
déployait  toutes  les  prétentions  de  la  légitimité,  et  le  spectacle  de 
cet  orgueil  puéril,  qui  allait  se  briser  contre  d'invincibles  obstacles» 
eût  offert  plus  d'une  fois  un  contraste  voisin  du  grotesque,  si  les 
destinées  de  tout  un  pays  n'y  eussent  été  engagées.  Qu'on  se  repré* 
sente  l'étrange  scène  que  dut  offrir,  au  milieu  des  discussions  ora- 
geuses de  cette  diète  de  Norrkœping  qui  se  montra  d'une  si  ardente 
opposition,  la  cérémonie  du  couronnement  de  Gustave  IV  avec  ses 
formes  symboliques  et  traditionnelles.  C'était  le  3  avril  1800;  une 
pluie  constante  avait  rendu  plus  sales  encore  que  de  coutume  les 
rues  de  la  petite  ville  et  la  maison  de  bois  que  seule  on  avait  pu  of&ir 
à  sa  majesté.  Le  cheval  richement  caparaçonné  que  montait  le  roi 
témoignant  plus  d'ardeur  qu'il  ne  convenait,  Gustave  voulut  le 
dompter;  malheureusement  il  avait  négligé  d'avertir  les  chambel- 
lans qui  tenaient  par  derrière  son  manteau  royal,  et  ces  deux  digni- 
taires, en  habit  de  gala,  durent  courir  à  grand' peine,  dans  une  boue 
épaisse,  deirière  le  cheval  qui  caracolait  à  droite  et  à  gauche,  afin 
de  ne  point  lâcher  le  manteau,  ce  qui  eût  été  une  infraction  à  leur 
devoir,  et  de  se  maintenir  bravement  au  poste  que  leur  dignité  leur 
assignait.  De  plus,  en  passant  avec  la  procession  devant  une  maison 
où  son  cavalier  ordinaire  faisait  souvent  visite,  l'animal  voulut  s'y 
arrêter  suivant  son  habitude,  et  Gustave,  jugeant  cette  fois  que  la 
résistance  de  la  bête  serait  énergique,  descendit  de  cette  monture 
pour  se  rendre  à  la  petite  et  pauvre  église  de  Norrkœping.  La  jour- 
née finit  sans  autre  incident,  mais  elle  laissa  dans  les  esprits  le 
souvenir  d'une  scène  triviale,  ou  même ,  comme  on  le  disait,  d'un 
fâcheux  présage. 

En  quittant  son  royaume  pendant  près  de  deux  années,  Gustave 
laissa  le  champ  libre  à  tous  les  ressentimens  qu'avaient  excités  ses 
premières  fautes,  aux  doctrines  ennemies  de  sa  légitimité  et  à  tous 
les  germes  de  désordre  intérieur.  On  trouva  un  jour  ces  mots  inscrits 
sur  la  porte  du  château  à  Stockholm  :  «  grands  et  beaux  apparte- 
mens  à  louer  pour  un  temps  indéfini.  »  En  effet,  on  ne  croyait  plusi 


LE  IIORD   SCANDINAVE    DAMS   LA   QUESTION   d'oRIENT.  165 

10  retour  de  Gustave;  on  pensait  qu'il  consumerait  sa  vie,  comme 
Qfiiies  III,  à  courir  d'imprudentes  aventures.  La  France,  qu'il  atta- 
qua, n'avait  cessé,  malgré  ses  excès  ou  ses  fautes,  d'être  admirée, 
(Tftne  aimée  des  Suédois;  Napoléon,  contre  lequel  il  osait  s'élever, 
éoicdéjà  pour  eux  le  vainqueur  de  l'Europe,  aux  triomphes  duquel 
ibeosseot  voulu  s'associer  et  prendre  part.  Â  chaque  pas  dans  cette 
inse  histoire  des  règnes  de  Gustave  IV  et  de  Charles  XIII,  au  mo- 
latoù  ses  rois  l'entraînent  contre  nous,  à  l'heure  même  où  Napo* 
liQD,daos  régarement  où  le  pousse  sa  rivalité  ardente  contre  l'An- 
{jetore,  jette  la  Finlande  à  la  Russie  et  se  montre  tout  prêt  à  la 
flcrilier  elle-même,  on  verra  la  Suède  manifester  encore,  en  dépit  de 
tns  ses  malheurs,  sa  haine  pour  la  domination  ou  l'alliance  de  Saint- 
féter^urg  et  ses  sympathies  invincibles  pour  la  France.  Gustave- 
lààfhe  n'avait  donc  pas  seulement  à  vaincre  la  France  et  Napoléon; 
ilhû  fallait  d'abord  vaincre  ses  propres  sujets. 

Anot  même  la  perte  de  la  Finlande,  alors  que  les  Suédois  n'eus- 
fleot  pis  cru  possible  de  la  part  d'Alexandre  une  telle  iniquité,  la 
koBteose  campagne  de  Poméranie  avait  déjà  suffi  pour  éveiller  dans 
Farinée  entière  un  sentiment  d'humiliation  et  de  colère.  Nous  avons 
acoDté  par  quelle  ruse  le  général  ToU  avait  sauvé  la  garnison  de 
Stnlsund  ;  nous  aurions  pu  ajouter  qu'il  n'eut  pas  de  peine  à  faire 
répandre  le  bruit  que  la  couronne  et  la  vie  du  roi  avaient  été  mena- 
cées. De  cette  époque  en  effet  datent  les  premiers  complots  ayant  en 
me  ce  double  dessein.  Quelques  officiers  songèrent  d'abord  à  se  sai- 
âr  du  roi  pendant  la  traversée  d'Allemagne  en  Suède,  pour  l'en- 
voyer aux  Indes.  Son  fils  lui  aurait  succédé  avec  une  régence.  On  ne 
le  cacha  pas  d'un  pareil  projet  au  baron  Essen,  gouverneur  général 
ai  Poméranie.  Quelques  jours  avant  qu'il  ne  quittât  l'armée  par  suite 
delaoïauyaise  humeur  du  roi,  les  officiers  s'en  ouvrirent  à  lui.  Essen 
les  arrêta  :  «  Sans  doute,  messieurs,  leur  dit-il,  je  suis,  autant  que 
TOUS  Tètes,  convaincu  de  la  nécessité  d'un  changement  dans  l'état; 
nais  le  temps  n*est  pas  encore  arrivé,  le  roi  est  encore  un  saint  aux 
yeox  du  peuple,  qui  ne  connaît  pas  son  insuffisance  et  son  obstina- 
lîûo.  De  plus,  il  ne  convient  pas  qu'une  armée  conspire  sous  les 
armes.  »  Un  colonel  Mômer  composa  des  vers  dont  voici  la  traduc- 
tioD,  et  qu'il  laissa  dans  l'antichambre  du  roi  :  u  Faites  la  paix,  faites 
hpaix,  majesté,  et  que  Bonaparte  soit  empereur!...  N'oubliez  pas 
le  proverbe  allemand  :  Il  faut  vivre  et  laisser  vivre  les  autres.  »  Le 
second  conplet»  moins  innocent,  contenait  tout  simplement  un  avis 
in  médecin  du  roi,  Hallman,  pour  l'engager  à  délivrer  son  pays: 
t  En  peu  d'une  certaine  poudre  suffirait  à  l'affaire.  »  L'impatience 
teit  déjà  devenue  si  grande  dans  l'armée  de  Poméranie,  qu'on  avait 
projeté  d'embarquer  Gustave  dans  un  navire  préparé  à  l'avance,  et 


166  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  Ton  devait  couler  avec  lui  pendant  la  traversée.  Quelques  marins 
étaient  d'accord  pour  faire  le  coup  et  se  sauver  eux-mêmes  dans  une 
chaloupe.  Gustave  échappa,  nous  l'avons  dit,  à  ces  malheurs,  grâce 
sans  doute  au  dévouement  et  à  la  résolution  du  général  Toll.  Cepen- 
dant la  pensée  de  son  abdication  nécessaire  était  à  cette  époque  A 
naturelle  et  si  inévitable,  qu'on  l'avait  aussi  accueillie  à  Stockholm. 
Toutefois,  comîne  il  n'était  pas  certain  que  la  reine  acceptât  la  ré- 
gence, on  voulut  encore  essayer  de  fléchir  l'esprit  de  Gustave  à  son 
retour.  Humilié  profondément  lui-même  d'avoir  perdu  la  Poméraoie, 
il  tarda  à  rentrer  dans  la  capitale,  k  peine  de  retour  au  palais,  il  eut 
à  subir  encore  les  prières  des  plus  vénérables  magistrats  et  de  ses 
plus  dévoués  serviteurs,  qui  le  suppliaient  de  conclure  la  paix,  a  Non, 
leur  répondait-il,  ne  vous  figurez  pas  que  je  sois  le  faible  Alexandre. 
—  Mais,  sire,  lui  disait-on,  la  Suède  n'est  point  en  état  de  lutter 
contre  un  ennemi  qui  aura  bientôt  avec  lui  l'Europe  entière.  —  Lee 
hommes  et  l'argent  ne  nous  manquent  cependant  pas,  reprenait-il 
en  colère,  c'est  la  bonne  volonté  qui  manque,  m  En  vain  le  comte  Axd 
Fersen  lui-même,  cet  ennemi  de  la  France  nouvelle,  lui  adressart-A 
ses  supplications  pour  le  fléchir;  en  vain  essaya-t-on,  en  lui  soumet- 
tant le  beau  projet  du  baron  Platen  pour  unir  par  une  seule  ligne  na- 
vigable la  Mer  du  Nord  et  la  Baltique,  de  détourner  vers  ces  magni* 
fiques  travaux  son  imagination  inquiète  :  rien  ne  put  l'éloigner  de  1e 
route  fatale  qui  devait  aboutir  à  sa  ruine. 

Des  complots  se  tramèrent  donc  à  Stockholm  aussi  bien  que  àmm 
l'armée  de  Poméranic  pendant  cette  période  qui  précède  la  guerre  de 
Finlande.  Un  des  plus  sérieux,  pour  les  conséquences  qu'il  pouvait 
entraîner,  fut  celui  que  certains  esprits  dévoués  à  l'Angleterre  et  4 
ses  institutions  parurent  avoir  ourdi  de  concert  avec  cette  puissanee. 
Un  certain  Bro\vn  (l'auteur  d'un  livre  sur  les  Cours  du  Nord)  viatik 
Stockholm,  sans  doute  pour  suivre  cette  négociation.  La  couronne  d^ 
yait  rester  dans  la  famille  de  Gustave  IV,  en  passant  sur  la  tète  de  son 
oncle,  le  duc  de  Sudermanie,  celui  qui  fut  plus  tard  Charles  XIIL 
Le  duc  étant  déjà  vieux  et  sans  postérité,  on  lui  désignerait  pour  sao- 
cesseur,  non  pas  le  fils  de  Gustave,  mais  le  duc  de  Glocester,  le  plus 
jeune  frère  de  George  III,  qui  avait  passé  à  Stockholm  tout  l'hiver  de 
1802  à  1803.  Cette  intrigue  paraît  avoir  duré  jusqu'à  la  fin  de  ISOSu 
Le  ministère  anglais  déclina  formellement  à  cette  époque  toute  Inter- 
yention  dans  les  affaires  de  la  succession  suédoise^  et  Canning  écrivit 
au  ministre  de  Suède  à  Londres  :  «  Le  roi  votre  maître  est  de  toutes 
parts  menacé  par  des  projets  de  révolution.  »  Gustave  fit  répondreJi 
la  dépêche  par  laquelle  on  lui  donnait  cet  avis  qu'il  n'y  voulait  pas 
croire;  il  se  confiait  dans  la  fidélité  des  Suédois  et  la  regardait  conuiie 
inviolable. 


LE  NORD   SCANDINAVE   DAJNS  LA  QUJESTION   d'oRIENT.  167 

Cepeodaiit  la  conquête  de  la  Finlande  venait  d'infliger  encore  aux. 
«Bées  suédoises  un  nouvel  affront,  et  en  ce  moment  même  Gus- 

tue,  aigri  sans  doute  par  le  malheur  et  se  livrant  plus  que  jamais 
lies  fiuears^  prodiguait  aux  officiers  et  aux  soldats,  comme  à  ses 
ODBlres  et  à  ses  proches,  les.  mauvais  traitemens  et  l'insulte.  Il 
afeciah  de  préférer  les  soldats  allemands,  ceux  de  Poméranie,  aux 
BDlitaires  suédois;  il  avait  sans  cesse  présent  à  l'esprit  le  souvenir 
à  meurtre  de  sou  père,  préparé  sans  nul  doute  par  la  noblesse, 
iuA  beaucoup  de  noiembres  faisaient  partie  de  Târmée,  et  son  res- 
sadflieot,  sa  défiauce,  se  trahissaient  à  chaque  instant  par  des  sar- 
CKoesau  moins  imprudens.  Un  jour,  parcourant  avec  quelques  ofli- 
ûBs  les  lies  qui  précèdent  la  côte  de  Finlande,  il  rencontre  une 
dinsioQ  de  l'armée  suédoise,  qui,  toute  en  déroute  après  une  ten- 
tathit  de  résistance  inégale ,  s'éloignait  d'une  petite  ville  que  les 
Buses  venaient  de  surprendre  et  de  livrer  aux  flammes  :  l'officier 
quiooomandait  ces  braves  gens,  mandé  par  lui,  explique  ces  cir- 
coostaoces;  mais  Gustave  refuse  d'y  croire,,  il  s'emporte  en  grossières 
iqureg,  accQse  ses  soldats  de  lâche  trahison^  et  s'oublie  jusqu'à  ar- 
ncber  de  sa  main  la  décoration  que  cet  officier  portait,  sur  sa  poi- 
toiK.  Sans  doute  le  désespoir  l' égarait;  on  le  vit  errer,  presque  au 
hmrd,  sur  un  baa.iment  dont  il  voulait  que  le  capitaine  obéit  à  ses 
opriceB,  dans  cette  mer  des  Âland  qui  allait  bientôt  cesser  d'être  à 
lii;  ou  le  vit  aussi  braver  dans  sa  bizarre  folie  non  pas  les  nobles 
dngers  de  la  guerre  pour  sauver  sa  patrie  et  sa  couronne,  mais,, 
nos  utilité  ni  dessein ,  le  mauvais  temps,  les  écueils  et  le  mal  de  mer, 
ittt  il  souffrait  beaucoup.  11  était  humilié  de  voir  ces  îles  et  ces 
ctes  échapper  à  sa  domination;  il  semblait  vouloir  les  retenir  en 
s'y  attachant,  au  lieu  de  les  préserver  en  les  défendant.  Ce  fut  sa 
fcnière  campagne;  il  revint  à  Stockholm  morne,  abattu,  tantôt  pleu- 
rait sur  son  malheur,  tantôt  parlant  de  suicide,  prêt  quelquefois  à 
tiposer  la  couronne,  et  surtout  n'épargnant  jamais  les.  imprécations 
ib  Suède  et  à  son  année. 

P^de  temps  après  son  retour,  une  circonstance  qui  n'avait  ea 
dk-mème  aucune  gravité  suffit  pour  lui  faire  consommer  la  faute 
fi  contribua  peut-être  le  plus  à  précipiter  sa  raine.  On  lui  remit  un 
>Uin  une  lettre  anonyme  trouvée  dans  un  corridor  du  château,  et 
ttDODçant  que  des  intrigues  révolutionnâmes  agitaient  l'armée.  La 
police  ne  put  recueillir  à  ce  sujet  aucune  autre  information;  mais  dès* 
ce  moment  Gustave  voulut  avoir  des  espions  qui  lui  fissent  de  con- 
tinods  rapports  sur  Tesprit  des  soldats,  sur  le  langage  et  les  senti- 
Mksde  chaque  officier  des  gardes.  Ces  rigimens  des  gardes  étaient 
jtttement  ceux  où  servaient  les  assassins  de  son  père;  il  s'imagina 
fi'il avait  tout  à  redoutée  d'eux;  il  leur  ôta  dlabord.les  postesd'àon^ 


168  BEVUE  DES  DEUX   MONDES. 

neur  auprès  de  sa  personne  et  dans  le  château,  et  il  les  remplaça 
par  deux  régimens  poméraniens;  puis,  donnant  pour  prétexte  les 
défaites  subies  par  ces  régimens  en  Finlande,  où  tous  n'avaient  pas 
été  envoyés,  il  les  licencia  par  ordonnance  du  12  octobre  1808.  Une 
telle  violence  allait  faire  de  ces  hommes  frappés  injustement  autant 
de  conjurés.  Gustave  refusait  de  plus  en  plus  de  comprendre  les 
avertissemens  qui  lui  étaient  prodigués.  Prières  et  menaces,  an- 
nonces mystérieuses  ou  publiques  du  danger,  témoignages  même  de 
sa  conscience  et  prévisions  involontaires,  il  méprisa  tous  ces  signes 
avant-coureurs,  et  sa  manie  les  tourna  au  contraire  au  service  de 
son  idée  fixe.  Un  jour  du  commencement  de  mars  1809,  il  dit  à  un 
de  ses  confidens  qu'il  avait  eu  un  rêve  remarquable;  il  avait  vu  la 
dame  blanche,  ce  spectre  qui  n'apparaît  que  lorsqu'un  danger  me- 
nace le  roi  ou  la  famille  royale  de  Suède.  A  son  avis,  la  significa- 
tion du  prodige  n'était  pas  douteuse;  c'était  une  apparition  divine 
pour  le  fortifier  dans  son  dessein  de  ne  jamais  traiter  avec  la  bête. 
Un  autre  jour  cependant,  feuilletant  un  album  qui  contenait  les  por- 
traits des  Vasa,  il  s'aperçut  que  le  premier  manquait,  le  fit  chercher 
et  ne  le  retrouva  qu'au  fond  d'un  coflret  en  forme  de  cercueil;  il  en 
conclut  cette  fois  avec  chagrin  que  la  famille  royale  s'éteindrait  pro- 
chainement. Vers  cette  époque  enfin  parut  et  circula  le  récit  d'une 
prétendue  vision  de  Charles  XI,  connue  en  France  par  le  saisissant 
tableau  qu'en  a  tracé  en  quelques  pages  M.  Mérimée.  On  connaît  en 
Suède,  sous  le  titre  de  Vision  de  Charles  XI,  deux  pièces  de  dates 
différentes,  sur  l'origine  etTinterprétation  desquelles  l'esprit  public 
n'a  jamais  été  bien  fixé;  l'une,  en  vieux  langage,  expose  comment 
Dieu,  entre  autres  signes  de  sa  grâce  envers  le  pieux  roi,  permit  que 
l'avenir  de  la  Suède  lui  fût  révélé. 


«  Pendant  les  premiers  mois  de  Tannée  1697,  dit  l'auteur  anonyme,  le  rd 
Charles  souffrait  de  la  maladie  qui  devait  le  conduire  au  tombeau.  Le  2  avril, 
à  six  heures  du  matin,  après  une  longue  insomnie,  il  crut  tout  à  coup  en- 
tendre du  bruit  dans  la  chambre  des  états,  contiguë  à  son  appartement.  Il 
chargea  un  de  ses  écuyers  d'aller  voir  ce  que  c'était  et  de  faire  cesser  le 
bruit.  L'écuyer  revint  en  assurant  que  la  salle  était  fermée,  complètement 
vide,  et  qu'on  n'y  entendait  rien.  —  Une  heure  après,  le  roi  fut  saisi  de  la 
même  idée;  un  chambellan  qui  était  là  fut  envoyé  et  rapporta  la  même  ré- 
ponse. —  A  peine  l'horloge  sonnait-elle  dix  heures  que  le  roi  se  leva  sur  son 
séant,  ût  faire  silence,  et  dit  :  «  Messieurs,  n'entendez-vcus  pas  du  bruit  dans 
la  salle  des  états?  —  Non,  sire!  fut  la  réponse  générale.  —  Nous  irons  donc 
nous-môme  vérifier  ce  que  cela  peut  être,  »  dit  le  roi,  —  et,  sans  écouter  au- 
cune objection  ni  aucun  conseil,  il  se  fit  habiller  et  aider  à  descendre.  Arrivé 
aux  dernières  marcbes  de  l'escalier,  il  s'arrêta  tout  à  coup  et  parut  en  proie 
à  un  trouble  profond,  il  continua  cependant  sa  marche;  à  peine  entré  dans 


1 


U  IfORD   SGAlfDINATE   DANS  LA  QUESTION   d'oRIENT.  169 

lisiledesétatSy  il  s'assit  sur  un  banc  placé  auprès  de  la  porte,  et  ne  cessa, 
èBSDD profond  silence,  d'avoir  les  yeux  fixés  sur  le  trône...  Puis,  se  tour- 
■t  refs  Je  comte  Stenbock  et  ceux  qui  rentouraient  :  «  Ne  voyez-vous 
liafkor  dit-il.  —  Rien  absolument,  »  répondirent-ils  ensemble.  Alors  le 
Éféémi  à  son  inquiétude,  prononça  ces  mots  à  baute  voix  :  «  Quand  cela 
WarriTer?  »  Une  voix  claire,  qui  fut  entendue  de  tous  ceux  qui  étaient 
ino»,  répondit  :  «  Sous  ton  cinquième  successeur.  »  Et  le  roi,  se  tournant 
m  ceux  qui  Tentouraient,  dit  :  «  Remerciez  Dieu  de  ne  pas  vivre  dans  ce 
taiii-ià.i  On  l'aida  ensuite  à  remonter  dans  sa  cbambre;  il  était  fatigué 
((  sombre;  lorsqu'il  eut  repris  quelque  force,  il  dicta  ces  lignes  :  «  Quand 
M  fûmes  arrivés  dans  la  salle  des  états,  nous  vîmes  un  jeune  borame  assis 
irletrtDe,  la  couronne  en  tète  et  l'épée  dans  la  main  droite.  Autour  du 
Mm  étaient  une  multitude  de  seigneurs,  sans  doute  les  grands  du  royaume, 
fatnntdu  trône  était  étendu  un  drap  rouge  sur  lequel  étaient  placés  plu- 
nnliUots,  et,  sur  un  si^ne  d'un  gros  bomme  qui  était  là,  les  seigneurs 
ifipchaient  l'un  après  l'autre,  se  mettaient  à  genoux,  et  étaient  décapi- 
tés fir  les  bourreaux.  »  L.e  roi  mourut  trois  jours  après  cette  vision,  le 
3inill697.» 

Toilà le  premier  de  ces  deux  documens,  qui  ne  semble  pas,  comme 
«voit,  contenir  une  prophétie  d'une  signification  bien  précise,  mais 
QD  a  imprimé  de  plus  un  ceriificat  signé  du  roi,  en  date  de  1676, 
({ni  contient  des  détails  dilTérens. 

•  Moi,  Charles  XI,  aujourd'hui  16  décembre  1676,  malade  et  fatigué  d'une 
taigDc  insomnie,  je  m'éveillai  vers  une  heure  et  demie  d'un  court  assoupisse- 
Bal,  et,  en  jetant  les  yeux  sur  la  fenêtre  de  ma  cbambre,  j'aperçus  une  vive 
lumière  dans  la  salle  des  états.  Je  dis  au  grand-chancelier  Bielke,  qui  était 
ttprts  de  moi  :  «  Quelle  est  cette  lueur  dans  la  salle  des  états?  Serait-ce 
m  incendie?  —  Non,  sire,  répondit-il,  c'est  le  reflet  de  la  lune  dans  les  vi- 
tres. •  Je  me  contentai  de  cette  assurance,  et  je  me  tournai  vers  la  muraille 
pour  chercher  quelque  rei>os;  mais  j'étais  toimnenté  de  je  ne  sais  quelle  in- 
quiétude :  je  me  dressai  de  nouveau,  et  j'aperçus  encore  cette  lueur...  Sur 
U  même  réponse,  je  me  tranquillisai;  un  instant  après,  je  crus  apercevoir 
qu'il  y  avait  du  monde  dans  la  salle  des  états.  En  un  instant  je  me  levai,  je 
mis  ma  robe  de  chambre,  j'ouvris,  et  je  vis  que  toutes  les  croisées  étaient  flam- 
boyantes. «  Messieurs,  m'écriai-je,  il  y  a  là  quelque  chose  d'extraordinaire, 
îous  savez  que  celui  qui  craint  Dieu  ne  redoute  rien  ici- bas;  j'irai  donc,  et 
je  leux  savoir  ce  que  cela  peut  être.  »  J'ordonnai  aussitôt  qu'on  allât  avertir 
le  gardien  aûn  qu'il  apportât  les  clés.  Arrivé  au  bout  du  corridor  qui  con- 
dmait  de  ma  chambre  à  l'entrée,  je  lui  commandai  d'ouvrir;  mais,  efirayé 
qall  était,  cet  homme  me  supplia  de  l'en  excuser.  J'en  chargeai  donc  le 
fnod-diancelier,  qui  refusa;  puis  le  brave  et  intrépide  Oxenstlerna,  qui  me 
Rendit  :  «  J'ai  juré  de  donner  mon  sang  et  ma  vie  pour  votre  majesté,  mais 
je  ne  saurais  ouvrir  cette  i>orte.  »  Je  commençais  à  hésiter  moi-même,  mais 
je  Appelai  mon  courage,  je  pris  les  clés,  et  j'ouvris.  Nous  vîmes  alors  toute 
b  Mlle  tendue  de  noir,  les  murs,  le  plafond  et  le  plancher.  Je  ûs  un  pas, 
vus  Je  me  retirai  tout  à  coup  s&dsi  d'iiorreur.  Enfin  je  dis  :  «  Me  suivrez- 
^w,  marieurs,  afin  qoe  nous  sachions  ce  que  tout  cela  signifie?  »  Ua  ré- 


170  lEVUE  DES  wxx  IIOUDES. 

pondirent  :  a  Oui,  »  en  tremblant  Nous  entrâmes.  Nous  Times  tons  une 
grande  table  entourée  de  seize  jugres  avec  de  grands  livres  devant  eux.  Au 
milieu  d'eux,  on  voyait  un  jeune  roi,  la  couronne  sur  la  tète  et  le  sceptre  âflOfts 
la  main.  A  droite  se  tenait  un  majestueux  seigneur;  à  gauche  était  un  vieil- 
lard de  soixante-dix  ans  environ.  De  temps  en  temps,  le  jeune  roi  faisait 
signe  de  la  tète,  et  alors  ces  nobles  juges  flrappaient  d'une  main  sur  leurs 
livres.  Et  j'aperçus  à  quelque  distance  de  la  table  des  billots  dressés  et  des 
bourreaux  qui  décapitaient  les  victimes  l'une  après  l'autre,  si  bien  que  4e 
sang  commençait  à  couvrir  tout  le  plancher...  c'étaient  presque  tous  de 
jeunes  seigneurs  qui  périssaient  de  la  sorte.  Enfin,  en  détournant  mes  le- 
gards,  j'aperçus  derrière  la  table,  dans  le  coin  de  la  salle,  un  trône  preeqfBe 
abattu,  et,  tout  à  côté,  un  homme  d'une  quarantaine  d'années,  qui  sernbUt 
le  chef  de  l'état.  Je  tremblai  à  cette  vue,  je  me  retirai  un  peu  vers  la  porte, 
et  je  criai  :  «  Dieu  du  ciel  !  quand  est-ce  que  tout  cela  doit  arriver?  »  ie  n'db- 
tins  pas  de  réponse.  Je  criai  de  nouveau;  pas  de  réponse;  seulement  le  Jeuse 
roi  ut  plusieurs  signes  de  tète,  et  les  noliles  juges  frappèrent  fortemeat  ser 
leurs  livres,  ie  criai  de  nouveau  et  plus  fortement  :  «  0  mon  Dieu!  qpiand 
est-ce  que  tout  cela  doit  arriver?  Aie  pitié  de  nous,  grand  Dieu!  »  Alors  le 
jeune  roi  me  répondit  :  «  Rien  de  tout  cela  n'arrivera  pendant  ta  vie,  mais 
bien  pendant  le  règne  de  ton  sixième  successeur.  11  sera  du  même  âge  et  de 
la  même  figure  que  tu  me  vois  aujourd'hui;  son  tuteur  ressemblera  à  ce 
prince  qui  est  debout  ici,  et  le  trône,  pendant  les  dernières  années  de  sa  ré- 
gence, sera  précipité  vers  sa  ruine  par  quelques  jeunes  membres  de  la  no- 
blesse. Mais  le  régent,  après  avoir  i)ersécuté  le  jeune  roi,  prendra  en  mains 
sa  cause,  et  ils  relèveront  le  trône,  ils  le  fortifieront;  jamais  la  Suède  n'aura 
eu  un  si  grand  roi,  jamais  elle  n'aura  été  si  prospère...  La  dette  sera  éteinte, 
le  trésor  public  regorgera...;  toutefois,  avant  que  ce  règne  ne  s'affermisse.  Il 
y  aura  un  grand  massacre,  tel  qu'on  n'en  aura  jamais  vu  et  qu'on  n'en. 
verra  jamais  de  semblable.  Toi  qui  règnes  aujourd'hui  sur  la  Suède,  tran^ 
mets  à  ce  roi  ces  célestes  avertisseniens.  »  Après  ces  paroles,  tout  s'effaça,  et 
nous  revîmes  la  salle  des  états  dans  sa  solitude  accoutumée.  Nous  remour- 
tâmes  dans  mon  appartement,  et  je  consignai  dans  cet  écrit,  du  mieux  que 
je  pus,  tout  ce  que  je  viens  de  raconter.  Cela  est  arrivé  de  tout  point  comme 
je  l'ai  écrit.  Je  l'affirme  sur  mon  serment  :  puisse  Dieu  assister  mon  corps  et 
mon  âme,  comme  il  est  vrai  que  j'ai  dit  la  vérité! 

a  Charles  XI,  aujourd'hui  roi  de  Suède  (i).  » 

Tels  sont  ces  deux  documens,  à  coup  sûr  fort  bizarres.  Ils  ont  été 
écrits  au  plus  tard  dans  les  premières  années  du  siècle,  car  ils  m 
trouvent  dans  les  portefeuilles  manuscrits  d'un  écrivain  célèbre  en 
Suède,  Hôppener,  qui  mourut  en  4804,  et  dont  les  papiers  sont  cou- 
serves  à  la  bibliothèque  royale  de  Stockholm.  Des  notes  expliquent 
certains  détails,  probablement  conformes  à  la  version  adoptée  par 
l'opinion  publique.  Suivant  ces  notes,  le  jeune  roi  dont  parle  le  certi- 
ficat n'est  autre  que  Gustave  IV;  le  majestueux  seigneur  est  le  véné- 

(1)  Cette  relation  est  suivie  d'une  attestation  qui  la  confirme  et  qn'ont  signée  C.  Bielke, 
grand-chancelier,  U.  V.  Bielke  et  OxensUerna,  ministres  d'état,  et  P.  Graasten,  eo^ 
dei'ge  de  la  salle  ées  états. 


LE  IfOBD   SGANDINAYfi   DANS.  Là  QUESllON   D*ORIENT.  171 

nUegrand-ebancelier  Wachtmeister,  le  vieillard  de  soixante-dix  ans. 
otkcliaiiceller  Fr.  Sparre,  tous  personnages  qui  ont  joué  un  rôle 
B^portant  auprès  de  Gustave;  lerégent.enfin  est  le  duc  de  Suderma- 
«(pfaistard  Charles  XIII).  Une  dernière  note,  au  sujet  de  la  date  du. 
mvd document,  dit  :  «Quiconque  lit  dans  notre  temps  cette  rela- 
tnsïapefçoit  facdlement  quelle  a  été  fabriquée  après  les  événemens 
èl790,  »  c'est-À-dire  après  la  régence  du  duc  de  Sudermanie  et 
peoiiot  le  règne  de  Gustave  IV.  —  Si  le  roi  Charles  XI  a  eu  réelle- 
■oc  une  vision  semblable,  pourquoi  ces  dilTérences  de  dates  et  de. 
rédt,  et  cornaient  des  témoins  ontrils  pu  attester  la  réalité  de  faits  si 
teiigesT — Si  oes  deux  pièces  ne  sont  que  des  pamphlets,  comme 
lest  probable,  quelle  en  a  été  l'intention?  On  dit  souvent  en  Suède. 
qt'DséoHaiaientde  la  noblesse,  mécontente  de  la  constitution  de  1772 
etinoDçant  les  dangers  de  la  royauté  absolue.  M.  Mérimée,  d'ac- 
Otfdivec  cette  interprétation,  en  a  fait  une  prophétie  très  transpa- 
intede  l'assassinat  de  Gustave  III;  mais  on  voit  bien,  lorsqu'on 
écndiecette  tradition,  conune  nous  venons  de  le  faire,  dans  sa  source 
même,  qu'il  ne  s*agit  de  rien  de  semblable.  Ces  pampiilets  ne  pa- 
nbseDt-ils  pas  au  contraire  opposés  à  la  noblesse,  dont  ils  prédi- 
sent le  châtîment?  Ne  semblent-ils  pas  annoncer  que  le  i.ouvoir 
mal,  menacé,  presque  renversé  même  un  instant  par  ces  nobles  et 
ptr  un  régent  infidèle,  se  relèvera  de  sa  ruine  pour  devenir  plus  fort 
(pie jamais?  Quoi  qu'il  en  soit,  à  une  époque  où  un  mysticisme  bi- 
nrre  séduisait  dans  le  Nord  un  grand  nombre  d'esprits  visionnaires 
oa  illuminés  (nous  en  rencontrerons  dans  la  suite  de  notre  récit 
beaucoup  d* exemples,  et  le  duc  de  Sudermanie  lui-même  était  grand 
partisan  du  magnétisme  et  de  la  franc-maçonnerie),  ces  étranges 
ferits  devinrent  prescjue  populaires;  ils  furent  interprét('\s  selon  la 
iaotaisie  de  chacun ,  et  le  malheureux  Gustave  IV  ne  fut  pas  des  der- 
niers à  vouloir  y  trouver  une  explication  de  l'avenir  et  des  argumens 
ea  faveur  de  sa  politique. 

Au  milieu  de  cette  agitation  bizarre,  la  pensée  d'un  grand  chan- 
gement devenu  nécessaire,  d'une  révolution,  s'était  présentée  à  tous 
le»  esprits  et  leur  était  devenue  familière.  Des  complots  avaient 
déjà  été  formés  contre  Gustave,  lorsque  celui  qui  devait  amener 
bjwniée  du  13  mars  fut  résolument  arrêté  par  les  officiers  quicom- 
naudaient  l'armée  de  Touest.  De  tous  les  corps  de  l'état,  nul  n'avait 
<ié plus  humilié  que  l'armée  suédoise;  elle  rougissait,  bien  qu'elle 
«eût  été  empêchée  par  son  roi  lui-même,  de  n'avoir  pas  sauvé 
krinlaode;  elle  croyait  qu'une  alliance  avec  Napoléon  ferait  recou- 
per à  la  Siièdç  cette  province  ou  la  Poméranie,  toutes  les  deux 
peut-être.  Nous  avons  dit  enfin  combien  de  mauvais  traitemens  et 
^'msultes  particulières  elle  avait  dû  subir,  et  quel  ressentiment  le 
^«^^jnfmt  des  gardes  lui  avait  laissé.  L'année  de  Touest  en  par- 


172  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

ticulier,  après  avoir  été  envoyée  vers  la  frontière  norvégienne  dans 
le  dessein  d'obtenir  de  ce  côté  une  compensation  à  la  perte  de  la 
Finlande,  s'était  vue  tout  à  coup  condamnée  à  l'inaction,  quand 
Gustave,  gouverné  par  son  caprice,  avait  résolu  d'abandonner  cette 
entreprise  et  de  porter  ses  efforts  vers  une  campagne  en  Seeland. 
Cette  armée,  officiers  et  soldats,  avait  adopté  chaleureusement  le  but 
qu'on  avait  proposé  à  son  ardeur,  la  conquête  de  la  Norvège;  elle  ne 
renonçait  pas  à  donner  à  sa  patrie  ce  beau  complément  de  territoire  et 
de  puissance  en  échange  de  ce  qu'elle  avait  perdu,  et  lorsque  cette 
fois  encore  Gustave  commit  la  faute  d'arrêter  lui-même  ses  efforts, 
elle  voulut  cependant  obtenir  à  tout  prix,  même  au  prix  de  la  dé- 
fection et  de  la  révolte,  ce  qu'elle  aurait  voulu  devoir  à  sa  fidèle 
obéissance  envers  un  roi  protecteur  et  non  pas  meurtrier  de  ses  su- 
jets. Le  colonel,  plus  tard  général  et  baron  Adlersparre,  qui  com- 
mandait l'aile  droite  de  cette  armée,  se  trouva  désigné  par  l'estime 
générale  pour  devenir  le  chef  de  la  conspiration.  Il  n'accepta  un  tel 
rôle  que  comme  un  devoir  envers  la  patrie,  et  non  point  par  ven- 
geance ou  par  ambition  personnelle.  Homme  instruit,  écrivain  élé- 
gant, un  peu  poète,  c'était  avant  tout  une  intelligence  élevée,  géné- 
reuse, mais  se  possédant  toujours  elle-même  dans  son  dévouement. 
«  Dès  l'automne  de  1808,  dit  le  baron  Adlesparre  dans  une  histoire 
des  dernières  années  de  Gustave  IV  qu'il  a  publiée,  tous  les  esprits 
étaient  convaincus  de  la  nécessité  d'un  changement...  Je  dois  recon- 
naître que  je  n'étais  pas  aussi  empressé.  La  perspective  d'une  ruine 
si  complète  et  si  violente,  la  crainte  d'une  conflagration  générale 
m'arrêtaient,  bien  que  je  visse  mon  pays  courbé  sous  une  terrible  né- 
cessité, et  que  la  confiance  sans  limites  de  mes  compagnons  d'armes 
et  de  mes  concitoyens  ne  me  permît  pas  le  refus.  »  Adlersparre  prit 
du  moins  toutes  les  mesures  pour  circonscrire  le  nombre  et  le  cercle 
d'action  des  conjurés;  il  eut  des  entrevues  avec  le  prince  Christian- 
Auguste,  chargé  par  le  roi  de  Danemark  de  défendre  la  Nor\'ége;  il 
en  sut  obtenir  une  trêve  immédiate,  et  peut-être  la  promesse  d'ac- 
cepter la  succession  au  trône  de  Suède  après  le  duc  de  Sudennanie, 
qui  n'avait  pas  d'héritier  naturel.  Ce  projet  conservait  pour  le  mo- 
ment la  couronne  dans  la  famille  du  roi  détrôné;  on  espérait  de  plus 
que  l'avènement  du  prince  Christian  terminerait  les  guerres  avec  le 
Danemark  et  avec  la  France,  son  alliée;  on  comptait  obtenir  enfin 
par  la  médiation  du  prince  la  cession  de  la  Nor\'ége  en  dédommage- 
ment de  la  Poméranie.  Le  jeune  fils  de  Gustave,  âgé  alors  de  onre 
ans,  était  écarté,  afin  d'éviter  les  nouveaux  périls  d'une  minorité, 
dont  la  vieillesse  du  duc  de  Sudermanîe  rendait  l'éventualité  pro- 
chaine. Comme  les  dispositions  étaient  les  mêmes  dans  toute  Tannée 
suédoise,  des  correspondances  furent  bientôt  organisées  entre  les 
différens  corps  dispersés  dans  les  provinces,  et  là  où  les  officiers  sa- 


LE  IIORD  SCANDINAVE   DANS  LA   QUESTION   D*  ORIENT.  173 

péricars,  par  exception,  n'entrèrent  pas  dans  le  complot,  les  sous- 
flicicrs  et  même  bon  nombre  des  soldats  en  firent  partie.  Il  fut  con- 
fina que  Farmée  de  Touest  marcherait  sur  la  capitale,  et  qu'à  ce 
spal  les  autres  divisions  lèveraient  Tétendard  de  la  révolte,  pen- 
dant qu*on  saisirait  le  roi  dans  Stockholm.  Le  duc  de  Sudermanie 
serait  mis  immédiatement  à  la  tète  des  affaires,  etja  diète  convoquée 
poorle  proclamer  roi  et  désigner  un  successeur  à  son  adoption. 

Mais  quels  étaient  dans  Stockholm  les  conjurés  sur  l'aide  desquels 
cooptait  Adlersparre?  Dans  cette  ville,  comme  dans  l'armée,  dontl'o- 
pinioD  gouvernait  les  provinces ,  le  mécontentement  était  général  et 
otrème,  il  est  vrai,  et  l'abdication  du  roi  paraissait  le  seul  moyen  de 
sauver  le  pays.  Toutefois  les  hauts  fonctionnaires  de  l'ordre  civil, 
les  chefs  de  la  magistrature,  de  l'administration  et  ceux  du  clergé  n'a- 
Taîent  pas  admis  avec  autant  de  promptitude  que  les  militaires  la  pen- 
sée d'âne  révolution.  Ils  croyaient  qu'il  était  encore  possible  d'amener 
Go$ta?e  à  plier  en  présence  du  péril  évident  qui  se  dressait  devant  lui. 
Les  plus  respectables  d'entre  eux,  les  serviteurs  dévoués  qui  avaient 
bkmchi  au  service  de  Gustave  III,  conçurent  l'espoir  défaire  consen- 
tir son  malheureux  fils  à  une  abdication,  tout  au  moins  à  une  convo- 
cation de  la  diète,  et  tentèrent  auprès  de  lui  de  suprêmes  efforts  qui 
servirent  seulement  à  renouveler  ces  scènes  étranges  où  se  déclarait 
fégarement  incurable  du  roi,  et  qui  annoncent,  expliquent  à  l'avance 
et  excusent  la  révolution  de  1809.  On  comptait  sur  le  besoin  absolu 
d'argent  pour  vaincre  forcément  l'obstination  de  Gustave.  «  Je  n'ai 
pas  besoin  de  la  diète,  disait-il  au  grand-chancelier,  pour  faire  un 
emprunt.  —  Soit,  répondit  le  magistrat,  mais  votre  majesté  n'aura 
pas  d*argent  parce  que  le  pays  est  épuisé.  —  Eh  bien  1  j'emprun- 
terai an  dehors.  —  Il  faut  en  ce  cas  à  votre  majesté  une  garantie 
doDoée  par  la  diète.  Il  y  a  deux  choses  que  votre  majesté  ne  peut 
pas  faire  sans  le  concours  de  la  diète  :  c'est  d'emprunter  au  dehors, 
et  de  porter  la  main  sur  la  banque,  et  Dieu  préserve  votre  majesté 
de  songer  à  ce  dernier  moyen  !  —  A-t-on  jamais  entendu  parler  de 
la  sorte?  Quoi  !  ma  parole  royale  a-t-elle  moins  de  poids  que  celle  de 
Totre  diète?  Voilà  qui  est  curieux  !  Je  sais  bien  ce  que  je  ferai.  Je 
fonnerai  un  fonds  d'amortissement  qui  donnera  confiance  au  prè- 
lear...  J*ai  bien  le  droit  de  lever  des  impôts  en  temps  de  guerre, 
apparemment?  Le  nierez-vous?  —  Sire,  je  ne  le  nie  pas,  mais  il  faut 
que  ce  soit  proportionnellement  à  chaque  fortune  particulière. — Oui. 
Le  riche  donnera  plus,  le  pauvre  moins...  —  Très  bien,  mais  il  faut 
qœ  ce  soit  établi  d'après  une  règle  commune,  non  d'après  le  bon 
plaisir  ni  d* après  une  appréciation  arbitraire  de  chaque  fortune. 
—  Soit  !  je  décréterai  un  impôt  pour  k  guerre,  non  pas  un  impôt  de 
riea  comme  le  dernier;  j'en  veux  un  sérieux  cette  fois;  il  me  servira 
4e  foDds  d'amortissement  pour  étdndre  la  nouvelle  dette  étrangère. 


17&  REVUE   DES-  D£UX   MONDES. 

—  Mais,  sire,  à  la  fin  de  la  guerre  il  faudra  convoquer  la  diète,  la 
constitution  l'ordonne,  et  alors  cesseront  tous  les  subsides;  votre 
majesté  n'en  obtiendra  pas  sans  interruption  jusqu'à  l'extinction  de 
la  dette.  —Où  est-ce  que  cela  est  écrit,  s'il  vous  plaît?— Sire,  dans 
la  constitution...  —  Que  m'importe?  Je  ferai  un  fonds  d'amortisse- 
ment, et  les  impôts  continueront  jusqu'à  l'extinction  de  la  dette.  Et 
si  à  la  fin  de  la  guerre  les  états  se  réunissent,  je  les  forcerai  bien  à  y 
consentir....  Une  autre  chose!  On  lit  dans  votre  constitution  que  je 
dois  prendre  avis  de  la  nation;  mais  qui  a  dit  que  la  diète  représente 
la  nation?  Où  cela  est-il  écrit?  Pouvez-vous  me  le  montrer!...  Par 
tous  les  diables,  je  jure  que  je  mettrai  tous  ces  gens-là  à  la  porte,  et 
je  leur  ferai  voir  que  je  peux  gouverner  seul  mon  royaume  !  » 

Il  était  cependant  plus  facile  de  proférer  toutes  ces  menaces  que 
de  les  exécuter.  Quand  le  roi  donna  ordre  au  comité  des  finances 
de  préparer  une  ordonnance  pour  un  impôt  de  qu'mze  millions  : 
«  Votre  majesté,  lui  dit  le  président,  n'en  trouvera  pas  deux.  — 
Maudit  pays!  s'écria  Gustave  en  colère.  Vous  voulez  donc  tâter  de 
Buonaparte  :  eh  bien  !  vous  l'aurez,  je  le  souhaite  bien  sincèrement, 
afin  que  le  diable  vous  emporte,  vous  et  lui;  mais  en  attendant  je 
vous  prendrai  jusqu'à  votre  dernier  sou  I  »  Le  roi  s'irritait  ainsi 
contre  toutes  les  représentations,  et  en  même  temps  il  dédaignait 
toutes  les  prières.  «  Au  nom  de  la  patrie,  —  lui  dit  le  vieux  baron  Lil- 
jeci  antz,  octogénaire,  ministre  des  finances  de  Gustave  111,  —  au  nom 
de  ce  peuple  qui  a  déjà  tant  soufl*ert,  que  votre  majesté  cède  aux  cir- 
constances, afin  de  ne  pas  attirer  des  malheurs  incalcu-ables  sur  la 
famille  royale  et  sur  elle-même!  —  Vous  voulez  que  je  traite  avec 
Buonaparte?  répondit  Gustave,  que  je  tende  la  main  à  cet  Alexandre 
qui  m'a  lâchement  trahi?  iMon  honneur,  mon  caractère,  ma  religion 
s'y  opposent;  c'est  impossible...  La  Finlande  est  perdue;  nous  la  re- 
couvrerons. D'ailleurs  je  prendrai  ma  revanche  en  conquérant  la 
Norvège.  Au  reste,  tout  ceci  ne  peut  durer  longtemps.  La  Providence 
a  mis  un  terme,  soyez-en  sûr,  à  la  toute-puissance  de  Buonaparte. 
La  nation  souffre,  mais  du  moins  elle  ne  s'est  pas  avilie.  Dieu  peut 
nous  secourir  au  moment  même  où  l'œil  humain  n'aperçoit  plus  de 
ressource...  Enfin  je  ne  veux  pas  mériter  la  damnation  éternelle!... 
—  Sire!  continua  le  vieillard  les  larmes  aux  yeux,  le  royaume  est 
tout  près  de  sa  ruine;  on  entend  déjà  de  sourds  murmures;  du  mé- 
contentement au  désespoir  il  n'y  a  qu'un  pas;  que  votre  majesté  ne 
tarde  pas  plus  longtemps  à  convoquer  les  états  et  à  conclure  la  paix, 
ou  bien,  si  ses  scrupules  religieux  l'en  empêchent,  qu'elle  con- 
sente à  se  démettre  de  la  couronne...  »  Ces  derniers  mots  produi- 
sirent sur  Gustave  une  commotion  subite;  il  y  vit  la  menace  d'un, 
attentat  qui  mettait  avec  son  trône  sa  vie  en  danger;  les  lèvres  trem- 
blantes et  les  yeux  hagardsi  il  frappa  avec  violence  sur.  la  garde  de 


I£  NORD  SCANDINAVE   DA*S  EA  QUESTION  d' ORIENT.  l75 

«m  épée.  —  «  Savez-vous  ce  qu'il  en  peut  coûter,  s'écria-t-il,  de 

m  oser  parler  comme  vous  venez  de  le  faire?  SavezA^ous  que  votre 

tttecQ  ce  moment  tient  à  la  pointe  de  mon  épée?  —  Sire  !  répon- 

6tk  fidèle  conseiller  avec  une  mâle  assurance,  il  ne  manque  plus  à 

Toïe  majesté  que  d'avoir  sacrifié  un  vieillard  de  quatre-vingts  ans, 

ID  aocien  senitetir  qui  a  osé  vous  dire  la  vérité  !  Je  suis  trop  près 

àth  tombe  pour  craindre  la  mort,  et  la  mort  du  martyr  pourrait 

a'étre  honorable, 'mais  j'ai  trop  de  respect  pour  la  mémoire  de  vos 

acêtres  pour  ne  pas  détotirner  votre  majesté  de  cette  mauvaise  ac- 

tioD...  o  Gustave  l'interrompit  :  «  Allez-vous-en,  dit-il,  et  estimez- 

Tous  heureux  que  je  ne  vous  aie  pas  traité  comme  vous  le  méritez, 

en  traître  et  en  factieux  !  i> 

n  n'était  plus  temps  de  sauver  Gustave,  quand  il  l'aurait  voulu 
tÛHDème.  A  chaque  échec  de  ses  plus  dévoués  serviteurs,  il  était  de- 
Tcnn  plus  évident  que  la  Suèile  était  absolument  perdue  sans  quel- 
qoe  mesure  singulièrement  énergique.  Les  hauts  fonctionnaires,  qui 
Armaient  le  parti  de  la  légalité,  durent  céder  devant  l'imminence 
da  péril  et  l'anxiété  de  l'esprit  public,  et  des  officiers  de  la  garnison 
de  Stockholm,  d'accord  avec  Adlersparre,  se  préparèrent  à  agir.  A 
leur  tête  se  trouvait  le  général  baron  Adlercreutz  :  il  venait  de  ter- 
miner la  campagne  de  Finlande.  Après  que  le  brave  comte  G.  de 
Lôwenbjelm  (aujourd'hui  ministre  de  Suède  à  Paris)  avait  été  fait 
prisonnier  par  les  Russes  h  la  journée  de  Pyhejocki,  le  16  avril  1808, 
c'était  Adlercreutz  qui  avait  pris  le  commandement;  il  avait  fait  re- 
culer l'ennemi,  l'avait  battu  en  plusieurs  rencontres,  et  s'était  fina- 
lement illustré  par  une  belle  retraite.  Accablé  par  le  nombre  et  par 
te  fautes  de  son  gouvernement,  il  avait  du  moins  sauvé  V honneur 
aédois.  Quand  il  rentra  dans  Stockholm,  tous  les  regards  se  tour- 
nèrent vers  lui,  et  l'opinion  le  désigna  pour  marcher  courageuse- 
njent  avec  Adlersparre  vers  l'accomplissement  de  l'œuvre  d'où  la 
Snède  attendait  son  salut. 

Tout  à  coup,  le  soir  du  8  mai-s  1809,  Gustave  apprend  du  comte 
Stedingk  et  d'un  émigré  français,  le  colonel  Rodais,  qui  lui  restaient 
avoués,  que  l'armée  de  l'ouest,  révoltée,  s'est  mise  en  marche  vers 
Stockholm;  c'est  ce  que  tout  le  monde  savait  déjà  depuis  vingt  quatre 
feuresdans  la  ville.  Gustave  quitte  aussitôt  le  petit  château  de  Haga, 
près  de  la  capitale,  pour  venir  préparer  le  châtiment  des  rebelles  et 
faire  arrêter  leurs  complices;  mais  une  menace  de  délation  arrête  les 
oapstrats,  qui  tous  ont  trempé  au  moins  par  leur  silence  dans  la  con- 
jnration;  ils  persuadent  alors  au  roi  que  le  danger  est  imaginaire, 
«  cda  au  moment  même  où  l'on  presse  l'arrivée  du  général  Adlers- 
parre et  les  dernières  mesures.  Il  était  convenu  qu' Adlercreutz  veil- 
teniit  surtout  à  ce  que  Gusta/ve  ne  sortît  pas  de  Stockholm,  parce  que 
TopimoD  des  provinces  ne  semblât  pas  assez  décidée  pour  éloigner 


176  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

toute  crainte  de  guerre  civile.  Trois  jours  se  passent  sans  que  le  roi 
reçoive  d'informations  exactes  sur  la  marche  de  ses  ennemis,  tant  il 
est  vrai  que  la  conspiration  est  devenue  générale  et  que  tout  le  monde 
en  est  complice.  Le  malheureux  roi  d'ailleurs  avait  trop  mal  traité 
ceux  qui  l'avaient  averti  les  premiers  pour  qu'on  voulût  risquer,  sans 
un  bien  rare  dévouement,  de  s'intéresser  à  sa  cause.  Il  avait  dure-* 
ment  reproché  à  Stedingk  (c'était  le  vieux  et  respectable  ministre 
de  Suède  à  Saint-Pétersbourg)  et  à  Rodais  d'avoir  voulu  le  tromper» 
et,  dans  un  de  ces  accès  de  colère  multipliés  par  le  désespoir,  il  avait 
failli  percer  Stedingk  de  son  épée.  Durant  ces  trois  jours  cependant 
les  conjurés  avaient  combiné  à  Taise  toutes  leurs  manœuvres.  Le 
12  au  soir,  Gustave  reçoit  d'Orebro  l'avis  officiel  que  les  révoltés 
viennent  d'arriver  dans  cette  petite  ville,  située  à  une  soixantaine  de 
lieues  à  l'ouest  de  la  capitale.  Une  de  ses  premières  pensées  est  d'en» 
voyer  demander  pardon  à  Stedingk,  à  ce  fidèle  serviteur,  et  on  le 
voit  pleurer  sur  une  erreur  qui  devait  lui  montrer  d'une  seule  fois 
tout  son  aveuglement  passé.  L'indécision  et  le  trouble  président  à 
ses  résolutions,  et  personne  pour  le  conseiller  ou  du  moins  l'as- 
sister. La  reine  est  restée  à  Haga;  le  duc  de  Sudermanie,  son  onctet 
est  peut-être  complice.  Gustave  ordonne  de  fermer  les  portes  de  la 
ville,  celles  du  château;  il  convoque  les  dignitaires  de  l'état;  il  res- 
tera dans  la  ville,  il  se  défendra  jusqu'à  l'extrémité  dans  le  palais; 
puis,  changeant  d'avis,  il  ordonne  d'imprimer  et  de  répandre  par 
tout  le  pays  une  proclamation;  il  sortira  le  lendemain  de  Stockholm, 
ira  rejoindre  l'armée  du  sud,  qu'il  croit  fidèle  comme  son  général 
(ToU);  il  transportera  dans  une  ville  de  Scanie  le  siège  du  gouver- 
nement, et  il  verra  bien  si  la  capitale  osera  trahir  la  cause  de  son 
roi  et  persister  longtemps  dans  sa  révolte.  Par  contre,  aux  derniers 
avis  de  ceux  qui  le  supplient  encore  d'accepter  les  conditions  de  la 
Russie,  il  répond  par  des  argumens  tirés  de  l'Apocalypse;  Usait  bien 
d'ailleurs  que  le  mois  de  mars  doit  lui  être  funeste,  tant  son  esprit 
est  plein  de  confusion  et  de  vertige.  La  nuit  du  12  au  13  se  passe 
dans  les  préparatifs  du  départ.  Le  lendemain  matin,  Gustave,  qui 
manque  d'argent,  fait  avertir  les  commissaires  de  la  banque  qu'ils 
aient  à  lui  remettre  les  fonds  de  l'état,  et  sur  leur  refus  il  s'apprête  à 
faire  enlever  de  vive  force  une  somme  de  deux  millions.  Il  n'eut  pas 
\e  temps  d'exécuter  cette  violence  :  Adlercreutz,  en  apprenant  l'ordre 
donné  par  le  roi  pour  le  départ,  s'était  souvenu  de  ses  engagemens, 
et  la  catastrophe  finale  avait  été  dès  lors  résolue  dans  son  esprit. 

Stockholm  offrait,  pendant  la  matinée  du  13  mars,  un  singulier 
spectacle.  Les  voitures  préparées  pour  le  départ  du  roi,  les  chariots 
de  bagage  et  ceux  du  train  nécessaires  aux  troupes  désignées  pour 
le  suivre  encombraient  les  rues  et  particulièrement  les  abords  du 
château.  Aides  de  camp,  courriers  et  ordonnances  se  croisaient  en 


UB  NOftD  SGANDINATE   DANS  LA   QUESTION   D* ORIENT.  177 

toot  sens,  occupés,  les  uns  de  hâter  le  départ,  les  autres  de  le  pré- 

TCiûr.  Les  habitaos  de  Stockholm,  pour  qui  l'entreprise  projetée 

Cflueuçait  à  n'être  plus  un  secret,  circulaient  par  les  rues  et  en- 

fiDmieot  le  château.  L'attente  de  grands  événemens  était  peinte  sur 

1005  les  visages,  mais  rien  de  plus;  cette  foule  paraissait  indifTérente. 

iwc  cette  curiosité  inepte  de  la  multitude  prête  à  obéir  aux  destinées 

qoe  lui  préparaient  quelques  hommes  courageux ,  elle  regardait  le 

dUteaa  et  en  interrogeait  des  yeux  les  portes  et  les  fenêtres.  Cette 

ngœ  inquiétude  ne  laissait  pas  d'être  le  pressentiment  de  la  gra- 

nlé  du  drame  qui  allait  s'y  accomplir. 

Après  s'être  entendu  de  nouveau  avec  les  plus  hauts  fonction- 
naires et  les  principaux  ofTiciers  de  la  garnison,  Adlercreutz,  à  huit 
beares  du  matin ,  se  rend  avec  le  comte  de  Klingspor  au  château.  Il 
y  trouve  ses  aides  de  camp,  comme  il  était  convenu.  11  ordonne  quel- 
ques dispositions  intérieures  :  comme  les  drabans  ni  les  soldats  de 
b  garde  allemande  ne  savent  rien  du  complot,  il  les  disperse,  il  les 
éloigne  autant  que  possible;  ils  sont  d'ailleurs  peu  nombreux,  plus 
de  U^nte  officiers  répandus  dans  le  château  les  surveilleront,  et  l'on 
peut  compter  en  ville  sur  presque  toute  la  garnison. 

Le  roi  donnait  quelques  audiences.  Il  venait  de  faire  appeler  le 
doc  de  Sudermanie;  il  mande  aussi  le  comte  de  Klingspor.  Quelques 
iostaos  après,  on  l'entend  se  livrer  à  un  de  ces  emportemens  qui  lui 
étaient  devenus  habituels  :  le  sujet  de  la  querelle  était  le  refus  du 
duc  de  Sudermanie  de  se  rendre  à  Gripsholm  suivant  l'ordre  du  roi, 
et  l'assurance  de  Klingspor  que  le  départ  royal  allait  être  le  signal 
des  plus  grands  malheurs,  qu'il  fallait  rester  et  convoquer  la  diète, 
mique  refuge.  Adlercreutz  juge  que  le  moment  est  venu  d'en  fmir. 
«Suivez-moi,  messieurs,  »  dit-il  à  ses  aides  de  camp,  et  il  entre  dans 
la  chambre  où  se  trouve  le  roi.  On  se  figure  l'étonnement  de  Gus- 
tave en  le  voyant  entrer  de  luirmême  avec  six  ofliciers.  «  Sire,  dit 
aussitôt  Adlercreutz,  la  nation  est  consternée  de  voir  votre  majesté 
quitter  sa  capitale  dans  les  circonstances  difTiciles  où  nous  sommes. 
Les  hauts  fonctionnaires,  l'armée  et  tous  les  bons  citoyens  m'ont 
diargè  de  prévenir  une  mesure  aussi  funeste,  et  nous  venons... — 
Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  s'écrie  le  roi  avec  violence.  Il  n'y  a  que 
des  factieiix  et  des  traîtres  qui  puissent  parler  ainsi!  —  Sire,  répon- 
dent les  officiers ,  nous  venons  pour  sauver  votre  majesté  et  notre 
pitrie;  nous  ne  sommes  ni  factieux  ni  traîtres.  —  Je  vous  dis  que  c'est 
delà  trahison,  répond  Gustave  d'une  voix  forte,  et  vous  êtes  tous 
perdus,  si  vous  continuez  de  la  sorte.  »  Et  comme  Adlercreutz  appro- 
chait, le  roi,  reculant  un  peu,  tire  son  épée  et  dit  :  a  Personne  ne 
n'enlèvera  ce  fer,  sinon  avec  la  vie.  »  Il  fallait  empêcher  à  tout  prix 
«ne  rixe  sanglante;  Adlercreutz  s'élance  sur  le  roi  et  le  saisit  des 

lOBu.  *^ 


178  REVOE  DES  DEUX  MONDES. 

deux  bras  pendant  qu'on  le  désarme.  Aux  cris  de  Gustave,  qui  se  dé- 
bat violemment,  les  drabans  se  précipitent  vers  la  chambre  ;  mais 
les  officiers  d'Adlercreutz  les  contiennent  un  instant,  lui-même  vient 
les  assurer  qu'aucun  danger  ne  menace  la  vie  du  roi;  puis,  prenait 
en  main  le  bâton  de  commandement  de  Tadjudant-général  du  pa- 
lais :  «C'est  moi  qui  commande  ici,  »  dit-il  d'une  voix  qui  ne  souffre 
pas  de  contradiction,  et  il  fait  arrêter  ceux  qu'on  croit  le  plus  à  crain- 
dre. Gustave  avait  paru  se  calmer  après  la  lutte;  mais  pendant  qae 
ses  gardiens  veillent  à  ne  laisser  entrer  personne  dans  la  cliansbx^ 
où  il  est  prisonnier,  il  s'empare  tout  à  coup  par  ruse  d'une  épée  et 
s'échappe  par  une  porte  de  derrière.  Alors  commence  dans  les  cor- 
ridors et  les  escaliers  du  palais  une  sauvage  poursuite  dont  Adler- 
creutz  attend  avec  anxiété  l'issue.  Que  ne  serait-il  pas  arrivé  peut- 
être  si  Gustave  eût  soulevé  en  sa  faveur  la  garde  allemande  et  une 
partie  de  cette  population  que  pouvait  entraîner  la  pitié,  puis  l'ar- 
deur de  la  lutte?  GreilT,  capitaine  des  chasses,  met  fin  à  ces  incerti- 
tudes en  saisissant  Gustave  au  milieu  de  sa  course.  Épuisé,  presque 
évanoui,  le  roi  se  laisse  porter  dans  sa  chambre,  d'où  on  le  transfère 
le  soir  même,  sous  bonne  garde,  dans  un  château  situé  à  quelque 
distance  de  la  ville. 

Le  duc  de  Sudermanie,  frère  de  Gustave  III,  consentit,  après  s'être 
fait  beaucoup  prier,  à  se  mettre  à  la  tête  des  affaires  en  qualité  de 
lieutenant-général  du  royaume  jusqu'à  ce  que  la  diète  fût  réunie.  11 
restait  à  savoir  si  l'on  organiserait  le  nouveau  gouvernement  sur  des 
principes  nouveaux;  mais  dès  ce  moment  on  avait  éloigné  la  cause 
de  ruine  immédiate  qui  menaçait  la  Suède.  Le  13  mars  sauva  peut- 
être  ce  pays  d'un  démembrement;  il  sauva  certainement  Stockholm 
d'une  invasion  russe;  70,000  Russes,  établis  dans  les  Aland,  s'étaient 
déjà  rais  en  marche  vers  cette  capitale,  et  c'était  dans  le  palais  des 
Vasa  qu'Alexandre  prétendait  venir  dicter  la  paix  à  Gustave  IV.  En 
présence  des  événemens  du  13  mars,  le  tsar  dut  renoncer  à  cet  au- 
dacieux projet.  Ces  événemens,  qui  changeaient  complètement  la 
situation  intérieure  de  la  Suède,  ne  devaient  pas  exercer  une  moins 
décisive  influence  sur  sa  politique  extérieure.  Le  gouvernement  pro- 
clamé le  13  mars  comprenait  une  nécessité  que  Gustave  IV  n'avaût 
jamais  su  admettre,  —  la  nécessité  de  chercher  dans  un  bon  accord 
avec  la  France  la  plus  puissante  des  garanties  contre  les  tentatives 
de  l'ambition  russe.  Une  ère  nouvelle  semblait  s'ouvrir  ainsi  avec 
l'avènement  de  Charles  XIII,  pour  le  royaume  de  Suède;  maîS  de 
terribles  vicissitudes  lui  étaient  encore  réservées,  et  ce  n'était  qu'au 
prix  des  plus  cruelles  perplexités  que  le  peuple  suédois,  —  nofnà 
aurons  à  le  montrer  bientôt,  —  devait  acquérir  l'intelligence  de  ses 
véritables  intérêts. 

A.  Geffroy. 


LES 


AMMAUX  REPRODUCTEURS 


contins  DC  IISS  1  PAIIS. 


De  toutes  les  parties  de  Texposition  universelle,  celle  qui  a  le  plus 
CMnplttement  atteint  son  but  est  la  plus  neuve,  celle  des  animaux 
Rprôducteurs.  Sous  des  tentes  très  bien  disposées  au  Champ-de- 
Hars  se  rangeaient  dans  un  ordre  parfait  1,600  animaux,  dont  un 
tier&eoviroD  venu  des  pays  étrangens.  On  n* avait  encore  vu  nulle  part, 
Bèneen  Angleterre,  un  pare'd  assemblage.  Les  expositions  anglaises, 
si  belles,  si  complètes,  ne  contiennent  que  des  animaux  anglais.  Ici 
onapa  comparer  entre  elles  les  principaJes  races  nationales  et  étran- 
gèra,  repr^ntées  par  des  échantillons  supérieurs.  Les  Anglais  sur- 
tout ont  bien  fait  les  cboses  :  ils  avaient  amené  leurs  plus  beaux  types, 
n  le  nom  de  leurs  premiers  éleveurs  a  retenti  dans  la  distribution 
fo  prix  tout  auask  bien  qu'aux  derniers  concours  de  Glocester  ou  de 
iJKolo.  De  notre  côté,  c'est  bien  quelque  chose  que  d'avoir  mis  en 
ligtt  1,000  tètes  de  choix  appartenant  à  nos  variétés  nationales;  ime 
tdie  réunion  eût  été  impossible  il  y  a  quelques  années. 
Ce  résultat  est  dû,  il  faut  le  reconoaitre,  au  système  suivi  avec 
I  Pttsévérance  par  l'administration  de  l'agriculture.  J'aime  assez  peu 
4  général  l'ingérence  de  l'autorité  dans  les  matières  industrielles 
^agricoles,  mais  il  n'y  a  pas  de  règle  sans  exception,  et  quand  l'ini- 
^ve  personnelle  fait  défaut,  il  n'est  pas  mal  que  l'action  publique 
la  remplace.  L'adnûnistration  a  commencé  par  la  base  :  elle  a  insti- 


180  BETUE  DES  DEUX  MONDES. 

tué  d'abord  des  concours  régionaux.  La  France  a  été  partagée  en 
huit  régions;  j'en  aurais  mieux  aimé  quinze  ou  seize,  car  les  circon- 
scriptions actuelles  me  paraissent  trop  étendues,  mais  ce  n'est  là 
qu'une  question  de  détail;  chaque  région  a  tous  les  ans  son  conconn 
spécial  d'animaux  reproducteurs,  qui  se  tient  tantôt  dans  une  viltei 
tantôt  dans  une  aulre,  pour  faciliter  à  tous  les  points  du  territoire 
l'accès  de  ces  solennités  champêtres;  puis  à  Paris  a  lieu  un  concomB 
général,  qui  tend  à  réunir  les  animaux  primés  dans  les  concouis 
régionaux;  une  somme  de  150,000  fr.  environ,  portée  m^ntenant 
à  250,000  par  l'établissement  du  concours  universel,  et  suffisante 
pour  exciter  l'émulation  sans  imposer  une  charge  sérieuse  aux  con- 
tribuables, se  distribue  en  prix.  Cette  organisation  a  réussi. 

Je  ne  dis  pas  que  ce  succès  soit  bien  profond  :  il  commence  à  peine, 
il  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  généraliser;  tout  est  concentré  encore 
dans  un  petit  monde  plus  ou  moins  officiel,  et  l'effet  réel  sur  la  pro- 
duction nationale  est  jusqu'ici  peu  sensible.  Il  faut  du  temps  pour 
tout,  pour  l'agriculture  en  particulier,  qui  marche  d'autant  plus  len- 
tement qu'elle  a  de  plus  grands  intérêts  à  remuer.  Cependant  chaque 
année  on  fait  un  pas;  les  vrais  cultivateurs  arrivent  peu  à  peu,  le 
nombre  des  animaux  exposés  dans  chaque  région  s'accroît,  leur  qusdité 
s'améliore,  une  discussion  publique  s'établit  sur  les  meilleurs  moyens 
de  tirer  du  bétail  le  plus  grand  profit,  les  idées  pénètrent  et  s'in- 
filtrent goutte  à  goutte.  Le  programme  des  concours  se  perfectionne 
lui-même  par  l'expérience,  une  foule  de  questions  s'y  rattachent 
qui  tiennent  en  éveil  les  hommes  spéciaux.  L'année  dernière,  on  a 
admis  les  femelles  qu'on  avait  exclues  à  tort  auparavant;  cette  an- 
née, on  a  introduit  des  catégories  d'âge  qui  manquaient;  l'année  pro- 
chaine, ce  sera  probablement  autre  chose,  car  il  y  a  encore  beaucoup 
à  dire.  Le  principe  est  bon,  c'est  l'essentiel. 
*  L'année  1855  marquera  dans  l'histoire  de  cette  institution  nais- 
sante. L'idée  de  l'exposition  universelle  était  une  innovation  hardie; 
si  elle  avait  échoué,  l'avenir  des  concours,  même  nationaux,  eût  été 
compromis;  heureusement  c'est  le  contraire  qui  arrive.  On  a  osé 
faire  payer  à  la  porte  pour  entrer,  et  le  public  n'en  est  pas  moins 
venu;  80,000  curieux  en  trois  jours  ont  apporté  leur  petit  tribut, 
bien  que  la  chaleur  fût  excessive,  et  le  théâtre  de  l'exposition  très 
éloigné  du  centre  de  Paris.  Dans  cette  ville  de  spectacles,  le  con- 
cours d'animaux  reproducteurs  est  désormais  un  spectacle  de  plus, 
accueilli  et  recherché  par  la  foule.  On  peut  considérer  l'institution 
comme  fondée ,  ce  dont  il  faut  toujours  se  féliciter  dans  un  pays 
capricieux  comme  le  nôtre.  Il  entre  sans  doute  beaucoup  de  frivolité 
dans  cet  empressement,  le  Champ-de-Mars  a  été  encore  une  fois  une 
annexe  de  l'Hippodrome;  il  faut  bien  prendre  le  public  français  comme 


LES  ANIMAUX  BEPRODUCTEURS.  181 

lest,  et  le  conduire  à  l'utile  par  ramusement,  ou,  comme  disait  si 
toi  de  Chateaubriand,  à  la  réalité  par  les  songes. 

iMyoQS  quant  à  nous  de  nous  rendre  compte  des  enseignemens 
sérien  qu'apporte  avec  elle  une  exhibition  de  cette  importance.  Je 
iilordend  que  les  idées  les  plus  générales;  s'il  fallait  entrer  dans 
hidécaib,  nous  n'en  finirions  pas.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  une  petite 
ÊÊm  que  de  se  tenir  aujourd'hui  au  courant  de  cette  science  nou- 
fdket  grandissante  qu'on  appelle  la  zootechnie.  Mon  ancien  collègue 
ifhstitQt  national  agronomique,  M.  Baudement,  dont  cette  science 
ot h  spécialité,  et  qui  la  cultive  avec  un  grand  esprit  d'observation, 
peit  mi  en  parler  en  pleine  connaissance  de  cause.  Je  ferai  le 
BiÛB  possible  excursion  dans  son  domaine,  et  je  chercherai  surtout 
k  cM  économique  du  sujet,  qui  m'est  le  plus  familier. 

U  lootechnie  est  avant  tout  une  divi^on  de  la  physiologie.  Elle 
redMclie  comment  il  faut  s'y  prendre  pour  faire  avantageusement 
de  il  Tiande,  du  lait,  de  la  laine,  de  la  force  vivante,  de  l'agilité, 
e^  tout  ce  qu'on  demande  aux  diverses  espèces  animales.  Elle  doit 
étudier  les  fonctions  de  la  respiration,  de  la  digestion,  dans  toutes 
les  situations  données,  avec  leurs  effets  sur  la  production.  Elle  a  be- 
loio  d'immenses  travaux  anatomiques,  pour  constater  positivement 
rinfloence  des  conditions  extérieures  sur  les  organes,  et  l'action 
spéciale  de  chaque  organe  sur  chaque  produit  déterminé.  Dans  les 
eooditjons  extérieures  sont  comprises,  avec  les  climats  et  les  soins 
kfgiéniques,  toutes  les  variétés  d'alimentation;  de  là  des  études  de 
physiologie  végétale  très  compliquées,  pom:  connaître  la  nature  et 
Tefiet  de  chaque  aliment.  On  peut  pressentir  par  là  le  nombre  et  la 
gnfité  des  problèmes  que  la  zootechnie  se  pose,  et  dont  la  solu- 
tioo  profitera  quelque  jour  à  l'espèce  humaine,  car  il  y  a  de  grands 
rapports  entre  l'animal  et  l'homme;  on  doit  comprendre  aussi  quelle 
rberve  il  convient  de  s'imposer  pour  en  parler,  quand  on  n'est  pas 
soi-même  physiologiste. 

a  l'exposition  avait  été  véritablement  universelle,  ce  n'est  pas  un 
€Qindu  Champ-de-Mars,  c'est  le  Champ-de-Mars  tout  entier  qui  aurait 
i  peine  sufii  pour  la  contenir.  La  seule  Europe  renferme  peut-être 
(tôt  races  distinctes  de  bètes  à  cornes  et  un  nombre  plus  grand 
oeoie  de  races  ovines;  la  France  à  elle  seule  en  possède  un  quart 
taoD  tiers,  quoiqu'elle  soit  loin  d'occuper  une  place  correspondante 
sv  k  carte.  Depuis  le  petit  bœuf  du  Morvan  et  la  petite  vache  bre- 
taie  jusqu'aux  colosses  du  Cotentin  ou  de  l'Agenais,  depuis  le 
MtoD  raibougri  des  Landes  ou  des  Ardennes  jusqu'au  flandr'm  et 
M  mérinos  perfectionné,  nous  avons  une  variété  de  types  suffisante 
pov  offrir  à  l'observation  un  champ  indéfmi.  C'est  qu'en  effet  les 
f^œs  d'animaux  domestiques,  souples  et  malléables  comme  Dieu 


182  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  a  faîtes,  se  moulest  avec  une  docilité  merveilleuse  sur  les.  te* 
soins  et  les  ressources  des  lieux  où  elles  vivent. 

Deux  sortes  de  circonstances  influent  sur  la  constitution  d'une 
race,  les  conditions  physiques,  comme  la  nature  du  sol  et  du  climat^. 
et  les  conditions  économiques,  comme  l'état  des  capitaux  et  dÂc 
débouchés.  De  là  cette  immense  diversité,  car  les  combinaiâons  pea* 
siblés  de  ces  deux  grands  élémens  sont  innombrables:  — plaineaatf 
montagnes,  rochers  et  marécages,  terres  granitiques,  calcaires,  aip^ 
leuses  ou  siliceuses,  soleil  d'Andalousie  ou  de  Norvège,  climats  ex»-- 
cessifs  ou  tempérés,  secs  ou  humides,  variables  ou  constaos.  Bt: 
quand  à  cette  multitude  de  régions  naturelles  que  forment  les  diflé*^- 
rences  de  latitude,  d'altitude,  de  composition  géologique,  viennent . 
s'ajouter  les  différences  non  moins  sensibles  qui  proviennent  de;- 
l'histoire  politique,  du  développement  de  la  population  et  de  la  cul- 
ture, de  l'état  de  la  civilisation,  on  devine  ce  qui  doit  en  résulter; 
Les  conditions  physiques  agissent  directement  sur  ce  que,  dans  la: 
lamgue  scientifique,  on  appeHe  Voffre,  les  conditions  économiqaes* 
sur  ce  qu'on  appelle  la  demande^  et  de  l'action  réciproque  de  Y  offre 
et  de  la  demande,  c'est-à-dire  des  ressources  delà  production  et  des 
besoins  de  la  consommation,  naissent  les  familles  locales. 

Mais  si  la  nature  des  choses  le  veut  ainsi,  l'art  de  l'homme  n*«8t 
pas  désarmé.  Il  peut  agir  sur  la  demande  par  l'ouverture  de  nou- 
veaux débouchés,  il  peut  modifier  l'offre  parla  création  de  nouveaux 
moyens  de  production,  il  peut  enfin  chercher  les  procédés  les  plus 
sûrs  et  les  plus  rapides  pour  proportionner  la  demande  à  l'offre  ou 
l'offre  à  la  demande.  Tous  ces  effets  se  produisent  d'eux-mêmes 
avec  le  temps;  mais  l'homme  peut  les  précipiter,  les  diriger,  quand 
il  sait  bien  se  rendre  compte  du  but  qu'il  veut  atteindre  et  du  che- 
min qu'il  faut  suivre  pour  y  arriver.  De  là  l'intérêt  de  ces  concours 
et  leur  utilité  réelle,  bien  qu'ils  ne  présentent  pas  toujours  le  tableau 
complet  des  faits  existans.  C'est  moins  ce  qui  est  que  ce  qui  peut  et 
doit  être  qu'il  s'agit  de  savoir.  Parmi  les  innombrables  espèces  d'ani- 
maux domestiques  répandues  sur  la  surface  de  l'Europe,  les  trois 
quarts  n'ont  pas  d'importance,  en  ce  sens  que,  si  elles  sont  aujour- 
d'hui ce  que  veulent  les  circonstances  locales,  ces  circonstances 
peuvent  clianger  demain;  ce  qui  importe,  ce  sont  les  types  supé- 
rieurs dans  tous  les  genres,  ceux  dont  les  autres  doivent  se  rappro- 
cher le  plus  possible,  et  ces  types  sont  peu  nombreux.  La  connais- 
sance de  tous  n'est  nécessaire  que  pour  faire  apprécier  les  difficultés 
de  toute  amélioration,  la  lutte  du  présent  contre  l'avenir  et  du  fait 
contre  l'idée.  Sous  ce  point  de  vue,  l'exposition  était  à  peu  près  suf- 
fisante; il  n'y  avait  que  J)eu  de  lacunes. 
D'abord  venait  l'espèce  bovine,  représentée  par  500  têtes,  moitié 


LES  ANIMAUX  «EPIODUCTEURS.  183 

tagaispis,  mohié  étrangères.  «C'était  un  spectacle  magnifique  que 
CBloDgaes  files  de  beaux  animaux,  d'une  taille  énorme  pour  la  plu- 
|Ht  et,  oonune  dit  Virgile  dans  sa  langue  incomparable,  corpora 
mêpaboum.  Ils  étaient  divisés  par  races,  d'après  le  programme.  La 
^qmaàm  da  mode  de  classement  n'est  pas  une  des  moindies  de  ces 
OBBNirs;  OD  a  critiqué  la  division  par  races,  on  a  proposé  en  échange 
oikde  pariétés  de  boucherie,  variéiés  de  travail^  vanéiés  laitières; 
«sraît  évidemment  plus  conforme  à  la  théorie,  mais  les  faits 
«tods  commandent,  à  mon  sens,  l'autre  division.  La  Société  royale 
fagricotture  d'Angleterre  l'a  adoptée.  Les  races  sont  des  faits  con- 
jidéaUes,  andeos,  résultant  de  conditions  matérielles  qu'il  n'est 
pis  toajoors  possible  de  changer  de  fond  en  comble,  et  qui  dans 
ions  les  cas  résistent  au  changement;  ces  faits  présentent  à  l'esprit 
me  idée  nette,  facile  à  saisir,  qui  concorde  avec  les  circonscrip- 
tions géographiques  de  province  ou  de  nationalité,  et  qui  réveille 
^souvenirs  historiques  ou  pittoresques.  La  division  par  races  n'a 
iTaîIleurs  rien  d'exclusif  et  de  systématique,  quand  on  encourage 
dans  chaque  race  les  perCectionnemens  et  qu'on  ne  rqpousse  pas 
ies  CFoisemens  eux-mftmes. 

La  perfection  d'un  animal  réside  sans  doute  dans  l'organisation 
hinieax  adaptée  à  sa  destination  spéciale;  mais  les  ressources  man- 
quent quelquefois  pour  lui  donner  complètement  cette  organisation, 
et  d'an  autre  côté  le  débouché  peut  être  tel  que  Ja  destination  la 
plus  profitable  soit  mixte.  Le  principe  de  la  spécialisation,  qui  est 
siDs  aucun  doute  celui  du  progrès,  reçoit  alors  un  double  échec.  Des 
trois  spécialités  indiquées,  il  en  est  une,  le  travail,  dominante  au- 
joord'hui,  qui  est  destinée  à  disparaître  plus  ou  moins.  C'est  déjà 
bire  une  concession  que  de  l'admettre  au  nombre  des  qualités  pri- 
sées; la  concession  estmême  plus  grande,  car  tout  en  acceptant  les 
races  on  peut  primer  exclusivement  dans  chacune  d'elles  les  qualités 
de  boucherie  et  de  laiterie.  Le  travail  des  bûtes  bovines  est  le  signe 
d'une  situation  arriérée  :  il  faut  bien  l'accepter  quand  on  ne  peut  pas 
bm  autrement,  et  la  division  par  races  satisfait  à  cette  nécessité, 
imî&que  celles  qui  ne  travaillent  pas  ne  sont  pas  admises  à  concou- 
nr  avec  celles  qui  travaillent;  mais  il  est  bon  de  ne  jamais  le  recon- 
Bltre  comme  fondamental  et  définitif. 

les  races  étran'Jières,  et  surtout  les  races  anglaises,  avaient  à  l'ex- 
positicm  une  supériorité  marquée  sur  les  nôtres.  Pourquoi?  J'ai  déjà 
onyé  de  le  dire  ici,  je  n'y  reviendrai  pas.  Au  premier  rang  de  ces  es- 
pèces améliorées  se  trouvait  celle  à  courtes-cornes  ou  de  Durham.  Tout 
fe  monde  connaît  maintenant,  au  moins  de  nom,  cette  race  célèbre 
qoi  offre  le  type  le  plus  parfait  du  bœuf  de  boucherie.  L'expérience 
«yant  démontré  que  la  facilité  à  se  mettre  en  chair  et  à  s'engraisser 


18A  R£VUB   DES  DEUX   MONDES* 

tenait  surtout  à  l'appareil  respiratoire,  ces  bœufs  se  distinguent  par 
la  profondeur  de  leur  poitrine.  On  admire  en  même  temps  la  peti» 
tesse  de  leurs  os  et  l'énorme  développement  des  parties  de  leur  corps 
qui  donnent  la  viande  la  plus  estimée. 

Depuis  quelques  années,  la  race  de  Durham  tend  évidemment  à 
se  répandre  en  France.  Sur  les  cinq  cents  animaux  présens  au  Champ- 
de-Mars,  une  centaine  environ  appartenaient  à  cette  race  pure,  et  aor 
ces  cent,  la  moitié  étaient  nés  chez  nous.  Le  premier  prix  a  été  dJH 
tenu  par  un  taureau  né  en  Angleterre  chez  un  des  plus  grands  éto» 
yeurs  du  Wiltshire,  mais  acheté,  importé  en  France  et  présenté  an 
concours  par  M.  le  marquis  de  Talhouet,  propriétaire  dans  la  Sarthe. 
Les  deux  vacheries  nationales  du  Pin  (Orne)  et  du  Camp  (Mayenne), 
qui  en  avaient  exposé  une  vingtaine  hors  concours,  ne  sont  plus  seukB 
à  en  avoir,  et  puisque  l'industrie  privée  a  conunencé  à  s'en  emparer, 
on  peut  dire  que  la  race  est  désormais  naturalisée. 

Il  n'y  a  pas  beaucoup  plus  de  dix  ans  que  l'on  s'en  occupe  sé- 
rieusement. Outre  les  établissemens  de  l'état,  l'honneur  de  cette 
initiative  appartient  surtout  à  deux  éleveurs  qui  se  sont  longtemps 
partagé  les  prix,  M.  le  marquis  de  Torcy  (Orne)  et  M.  de  Bébagôe 
(Loiret).  Malheureusement  ils  étaient  l'un  et  l'autre,  M.  de  Béhagne 
surtout,  placés  dans  des  contrées  qui  se  prêtaient  peu  à  l'introdno- 
tion  d'animaux  perfectionnés.  Le  Loiret  est  en  général  un  pays  peu 
fertile  et  peu  riche,  voisin  de  régions  plus  disgraciées  encore,  où 
la  culture  ne  fait  que  de  lents  progrès.  L'Orne  est  dans  des  condi- 
tions meilleures,  mais  là  se  présentait  un  autre  genre  de  difficultés, 
l'existence  d'une  race  indigène,  ancienne  et  estimée,  qui  n'a  pas 
cédé  la  place  aisément.  Ces  deux  circonstanoes  ont  fait  que,  pendant 
plusieurs  années,  les  courtes-cornes  ne  se  sont  pas  répandus;  les 
étables  de  MM.  de  Torcy  et  de  Béhague  n'étaient  que  des  excep- 
tions brillantes. 

La  question  semble  résolue  aujourd'hui,  mais  sur  un  autre  point. 
Les  départemens  de  la  Mayenne  et  de  Maine-et-Loire  sont  au  nomBre 
de  ceux  qui,  par  des  circonstances  particulières,  ont  fait  dans  ces 
derniers  temps  les  plus  grands  progrès  agricoles.  Un  des  élémens  les 
plus  actifs  de  l'heureuse  transformation  qui  s'y  opère  a  été  Fessai 
du  sang  durham.  Cette  contrée  possédait  une  race  particulière,  la 
mancelle,  qui  n'avait  pas  d'assez  grandes  qualités  pour  lutter,  et  qui 
paraît  destinée  à  s'absorber  rapidement.  Les  autres  conditions  agri- 
coles et  économiques  se  sont  rencontrées.  Aujourd'hui,  la  race  courtes- 
cornes  y  pénètre  jusque  chez  les  simples  métayers.  Ce  beau  résul- 
tat est  dû  surtout  à  un  homme  qui  soutient  avec  une  rare  énergie  et 
une  grande  originalité  d'esprit  une  véritable  croisade  en  faveur  des 
durham,  M.  Jamet,  ancien  représentant;  il  a  été  aidé  dans  ses  efforts 


LES   ANIMAUX   REPRODUCTEURS.  185 

pir  rbabile  directeur  de  la  vacherie  publique  du  Camp,  et  par  un 
irapiétaire  du  pays  que  d'autres  genres  de  succès  avaient  illustré, 
IdeFalIoux. 

L'iBJou  paraît  donc  devoir  être  pour  la  France  ce  qu*est  en  Angle- 
ferre  le  nord  du  Yorkshire,  le  centre  de  la  production  des  courtes- 
tÊtwa.  L'émulation  s'en  mêle;  tous  les  jours  on  apprend  que,  dans 
les  faites  des  étables  les  plus  renommées  d'Angleterre,  des  échan- 
tins  distingués  ont  été  achetés  par  des  propriétaires  angevins,  et  à 
fa  prix  élevés.  Notre  herd-book  français  s'enrichit  ainsi  rapidement 
fa  noms  les  plus  célèbres  du  herd-book  anglais,  dont  les  descen- 
fatt  vieniient  chez  nous  faire  souche. 

Pour  Tacdimatation,  au  moins  dans  la  région  du  nord-ouest,  il  ne 
fBÊi  rester  le  moindre  doute,  quand  on  a  vu  les  animaux  exposés 
eette  année,  tant  par  des  éleveurs  privés  que  par  les  vacheries  pu- 
Uiqnes.  Je  ne  crois  pas  qu'il  puisse  y  avoir  de  plus  beaux  types. 
Ceia  qui  avaient  été  amenés  d'Angleterre  par  le  prince  Albert,  lord 
Fefcreham,  lord  Talbot,  M.  Richard  Stratton,  etc.,  n'étaient  pas  sen- 
sUement  supérieurs.  Plusieurs  générations  se  sont  succédé  déjà  sur 
Botre  sol,  sans  qu'on  ait  vu  la  moindre  apparence  de  dégénéres- 
anœ;  nous  pouvons  dire  que  nous  possédons,  même  pour  la  race 
pore,  de  quoi  rivaliser.  Quant  aux  croisemens,  c'est  toute  une  car- 
rière nouvelle  dont  il  est  impossible^  de  prévoir  le  terme.  Déjà  de 
Moibreux  essais  ont  été  faits  avec  des  succès  divers;  une  cinquan- 
tûne  d'animaux  appartenant  à  diverses  catégories  de  croisemens 
igmientau  Champ -de-Mars. 

Je  ne  veux  pas  entrer  ici  dans  la  grande  question  du  croisement 

etda  métissage  qui  se  débat  en  ce  moment,  et  qui  est  à  coup  sûr 

iK  des  plus  obscures  et  des  plus  ardues  de  la  zootechnie.  Je  dirai 

seulement  que  toute  solution  systématique  me  paraît  dangereuse; 

je  ne  voudrais  ni  proscrire  ni  recommander  en  principe  la  formation 

fcrKes  intermédiaires,  tant  que  l'expérience  n'aura  pas  prononcé. 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que,  pour  quelques  exemples  du  moins,  le 

■éûnge  parait  en  voie  de  réussir.  Il  y  avait  à  l'exposition  des  dur- 

IttKharolais,  des  durham-flamands,  des  durham-normands,  des 

MiuMnanceaux,  des  durham-lorrains,  des  durham-bretons,  des 

Main-suisses,  qui  semblaient  fournir  des  argumens  péremptoires 

Qfwear  de  semblables  tentatives.  Ce  n'est  pas  que  les  races  pures 

tae  paraissent  en  général  préférables,  quand  on  peut  s'y  tenir  : 

^ elles,  on  sait  ce  qu'on  fait  ou  à  peu  près,  tandis  qu'avec  les  croi- 

'^cnset  les  métissages  on  marche  dans  le  vague  et  l'inconnu;  mais, 

'^cessituadoos  mixtes  où  l'on  veut  commencer  à  sortir  de  Torniëre 

•>»  ivoir  les  moyens  de  tout  changer  à  la  fois,  je  ne  puis  m'em- 

Wer  de  croire  que  les  croisemens  ont  leur  valeur,  valeur  le  plus 


186  RETUE   DBS   DEUX    MONDES. 

souvent  transitoire,  j'en  conyiens,  comme  la. situation:  qui  lëa  pro^* 
voque,  mais  qui  peut  aussi  devenirfixe  et  permanente  par  la  créationa 
d'une  sous-race,  quand  les  circonstances  s'y  prêtent,  c'est-à-^iinK 
quand  les  deux  familles  qu'il  s'agit  d'accoupler  ont  entre  eUes  des 
affinités  suffisantes  potu*  s'allier  intimement. 

On  dit  que  des  raisons  physiologiques  s'opposent  à  la  fusion  jéellt) 
et  profonde  des  races,  et  que  si  un  individu  né  d^un  premier  cn^* 
sèment  préseï^  en  apparence  un  terme  moyen  entre  le  père  ekliu 
mère,  ce  n'est  pas  une  raison  suffisante  pour  le  croire  apte  à  fondât 
une  sous-race  réunissant  toujours  les  mêmes  caractères.  L'expérienBCi 
prouve  en  effet  que  cette  création  rencontre  des  difficultés;  l'inflaenoiA 
des  aïeux  est  si  puissante  qu'elle  reproduit  purement  et  simplement 
la  plus  ancienne  des  deux  races  après  deux  ou  trois  générations  issuev 
d'un  seul  croisement;  et,  ce  qui  est  pire  encore,  le  mélai^  desgenim) 
amène  souvent  des  résultats  monstrueux  qui  déconcertent  tous  tet 
calculs.  Que  conclure  de  ces  obser\'ations?  Qu'il  faut  être  très  prudent' 
avant  de  rien  entreprendre  de  pareil;  mais  de  ce  que  le  métissage* 
est  difficile,  je  ne  puis  en  conclure  qu'il  soit  impossible.  Les  races  lets 
plus  fixes  et  les  plus  précieuses,  comme  celle  des  bœufs  court$§f»> 
cornes  eux-mêmes,  sont  les  produits  d'un  métissage  bien  fait-  Autros* 
fois  on  croisait  à  tort  et  à  travers,  sans  savoir  précisément  ce  qa*OB! 
voulait  faire;  on  est  un  peu  plus  avancé  aujourd'hui  :  c'est  une  nb» 
son  pour  qu'on  réussisse  plus  souvent.  11  est  d'ailleurs  à  remarquai 
que  les  adversaires  du  métissage  ne  proscrivent  pas  les  croiseroiov 
en  général;  ils  admettent  les  bons  effets  d'un  premi«r  croisement^  06* 
qui  est  déjà  considérable,  et  ils  recommandent  l'absorption  d'une  race 
inférieure  par  une  supérieure,  au  moyen  de  l'emploi  continu  de  miikm 
de  la  seconde;  ils  ne  contestent  que  la  formation  de  races  IntenBé** 
diaires,  ce  qui  est  en  effet  chanceux. 

Dans  le  nord-ouest,  où  la  race  bovine  est  généralement  exeltie'4tti 
travail,  en  peut,  je  crois,  introduire  à  peu  près  partout  le  sang  dm^ 
ham  avec  avantage.  Je  dirai  même  que,  dans  beaucoup  de  cas,  j*s 
mieux  le  croisement  que  la  race  pure;  le  durham  a  d^éminens  i 
tages,  mais  il  a  un  défaut,  surtout  pour  nous  Français  :  sa  via 
est  dune  qualité  inférieure  et  trop  chargée  de  graisse.  Quand  i|i 
perdrait  un  peu  de  sa  précocité  pour  gagner  une  saveur^as  appr»^ 
priée  à  nos  goûts,  il  n'y  aurait  pas  grand  mal.  C'est  ce  qu'on  obtîeiita 
par  des  croisemens  avec  les  races  qui  donnent  chez  nous  les  meilUJ 
leures  qualités  de  viande.  — .Quant  à  nos  espèces  du  midi,  àodBW 
de  montagne  et  en  général  à  celles»  qui  travaillent,  c'est  tout  antM 
chose.  Il  est  bon  d'y  regarder  à  deux  fois  avant  de  les  croiser;  G*^ 
là  surtout  que  l'entreprise  du  métissage  me  paraîtrait  illogique  ol^ 
dangereuse;  tout  au  plus  peut-on  essayer,  quand  on  se  troave  daiw 


LES  AHIMAnX  KEPB0DDGTEUB9.  187 

des  circonstances  exceptionnelles,  d'un  premier  croisement.  Le  plus 
vr  est  de  s'en  tenir  à  la  race  locale,  en  l'améliorant  autant  que 

ymk  par  elle-inême,  c'est-à-dire  en  se  servant  de  reproducteurs 

decDoix.  II  fant  se  garder  d'altérer  mal  à  propos  le  tempérament 
lâcessaire  à  la  principale  destination  des  animaux  par  un  mélange 
iitc  des  races  molles  et  lymphatiques  créées  pour  d'autres  besoins. 

Cette  réserve  faite,  la  part  qui  reste  chez  nous  à  la  race  de  durbam 
CBeocore  belle.  Elle  peut  s'implanter  dès  à  présent  dans  un  quart 
de b  France,  soit  conune  race  pure,  soit  comme  source  féconde  de 
«nisemens  et  de  métissages,  et  dans  l'avenir  elle  pourra  pénétrer 
fÊnoat  où  le  travail  de  l'espèce  bovine  reculera.  Elle  promet  d'aug- 
■enter  notablement  notre  production  en  viande  de  boucherie.  Sans 
ks  étaUssemens  de  l'état,  tels  que  le  Pin,  le  Camp,  Tlnstitut  agro- 
umiqie,  elle  aurait  été  plus  lente  à  se  répandre;  c'est  un  service 
îoponant  que  l'agriculture  française  doit  à  ces  établissemens,  et 
éprendra  rang  un  jour  à  cdté  de  ceux  qu'a  rendus  dans  d'autres 
ieojB  la.  bergerie  nationale  de  Rambouillet. 

Auprès  des  durbam,  les  autres  races  bovines  anglaises  perdent 
kaoooop  de  leur  intérêt.  Celles  de  Hereford  et  de  Devon  étaient  re- 
préacDtées  à  Texposition  par  une  trentaine  d'animanx  presque  tous 
lenus  d'Angleterre.  C'est  lord  Berwick  qui  a  eu  le  prix  des  hereford 
et  H.  George  Tumer  celai  des  devon;  ces  deux  éleveurs  sont  en  effet 
njoard'bui  les  premiers  de  l'Angleterre  pour  ces  deux  races,  et  rem- 
fortent  les  prix  dans  les  concours  nationaux.  Comme  importation, 
dies  ont  Tune  et  l'autre  peu  de  succès,  et  je  ne  crois  pas  qu'elles 
Mat  destinées  à  en  avoir  jamais  beaucoup;  mais  comrme  exemples, 
fte  méritent  l'attention,  en  ce  qu'elles  montrent  comment  d'an- 
cieBDes  races  de  travail,  qui  ne  sont  pas  toujours  dans  les  meilleures 
cnoditions  d'alimentation,  peuvent  être  transformées,  par  des  soins 
fenévérans,  pour  acquérir  presque  des  qualités  égales  à  celles  des 
èfffaiin.  Il  n'existe  pas  de  meilleurs  modèles;  ceux  de  nos  éleveurs 
fa  ont  entrepris  d'améliorer  nos  races  par  elles-mêmes,  n'ont  rien 
de  mieux  à  faire  que  d'étudier  et  d'imiter.  J'en  dirai  autant  de  la 
née  noire  sans  coraes,  dite  d'Angus,  que  représentait  un  magnifique 
ttnal  envoyé  par  lord  Talbot;  on  a  donné  un  prix  à  lord  Talbot 
fv  cette  unique  tête,  et  on  a  eu  bien  raison. 

Gonme  on  voit,  les  Anglais  eux-mêmes  ne  mettent  pas  partout  du 
^durbam.  fls  ont  conservé  un  petit  nombre  de  races  locales  qui 
fe  perfectionnent  et  se  développent  à  part.  Depuis  quelque  temps, 
indiirbam  gagnent  du  terrain;  presque  partout,  même  en  Ecosse,  on 
CBMBience  à  les  voir  pénétrer  dans  des  contrées  qui  leur  avaient  été 

fcîBèes  jusqu'ici,  à  mesure  que  le  high  farming  fait  des  progrès.  Néan- 
i  on  peut  affirmer  que  de  longtemps  ils  n'envahiront  la  Grande- 


188  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

Bretagne  tout  entière;  ils  ne  peuvent  prospérer  yéritableme 
dans  des  conditions  qui,  même  en  Angleterre,  ne  se  rencontre 
toujours.  L* amour-propre  local  résiste,  aussi  bien  chez  nos  ^ 
que  chez  nous.  L'Ecosse  tient  à  ses  bœufs  noirs  sans  cornes  c 
au  costume  pittoresque  de  ses  montagnards;  ils  font  partie 
traditions  et  de  son  histoire;  leur  disparition  devant  les  durham 
pour  elle  comme  une  nouvelle  conquête.  Le  nord  du  Devo 
n'a  pas  tout  à  fait  les  mêmes  raisons  patriotiques,  mais  ceti 
race  est  une  des  plus  élégantes  qui  existent;  elle  est  parfait 
appropriée  au  sol  et  arrivée  à  un  haut  point  de  perfection.  Les 
ford  persistent  par  d* autres  causes;  ils  s'élèvent  dans  une  régi 
terminée,  et  vont  s'engraisser  ailleurs,  comme  il  arrive  à  bes 
de  nos  variétés  françaises.  Toutes  trois  sont  des  races  de  mon 
et,  dans  leur  lutte  contre  le  durham,  elles  ont  un  avantage  q 
déjà  signalé  chez  plusieurs  des  nôtres,  la  qualité  de  leur  v 
Dans  la  plupart  des  fermes  anglaises  appartenant  à  des  gran< 
gneurs,  on  engraisse  des  durham  pour  la  vente,  mais  on  a  des 
ou  des  devon  pour  la  table  du  maître. 

Il  est  cependant  une  race  anglaise  qui  parait  reçue  chez  noi 
autant  de  faveur  que  les  durham,  je  veux  parler  de  la  race  laiti 
comté  d'Ayr  en  Ecosse.  30  de  ces  animaux  figuraient  à  l'expo 
presque  tous  nés  en  France  ou  appartenant  à  des  Français.  3 
naient  du  domaine  impérial  de  Villeneuve-F Étang,  où  leurs 
avaient  été  transportés  après  la  destruction  de  l'Institut  agn 
que;  les  autres  avaient  été  présentés  par  trois  amateurs  prin 
qui  se  sont  partagé  les  prix,  M.  le  marquis  de  Vogué,  M.  le  mar( 
Dampierre,  et  M.  F.  Bella,  directeur  de  l'école  d'agriculture  c 
gnon.  Le  prince  Albert  avait  envoyé  ime  vache.  La  race  d'Ay 
connue  en  France  que  depuis  cinq  ans  environ;  on  voit  qu'elle 
en  peu  de  temps  de  sensibles  progrès.  Elle  continuera  probab 
à  en  faire,  car  elle  a  pour  elle,  outre  ses  qualités  producti 
c^rme  irrésistible  de  la  grâce.  Sa  supériorité  sur  les  nôtres  ] 
quantité  et  la  qualité  du  lait  est  contestée;  je  crois  cependai 
somme  toute,  elle  doit  l'emporter.  L'examen  anatomique  de  i 
ganes  a  démontré  en  elle  la  meilleure  machine  organisée  pour 
duction  du  lait.  Si  elle  a  paru  quelquefois  inférieure  à  nos  cet 
ou  à  nos  flamandes,  c'est  parce  qu'elle  est  d'une  plus  petite  tail 
convient  mieux  qu'elles  à  des  pays  d'une  fertilité  médiocre,  ( 
ses  montagnes  natales;  il  est  vrai  que,  sous  ce  dernier  rappo 
rencontre  une  rivale  redoutable  dans  notre  petite  race  bretonn 
elle  offre  plus  de  ressources  pour  la  boucherie.  L'expérience 
bonnes  mains;  d'ici  à  peu  d'années  nous  saurons  à  quoi  nous  ei 

Ici  finissent  les  races  anglaises.  Deux  autres  pays  étrangers 


LES   ANIMAUX   REPRODUGT£URS.  189 

ment  ont  pris  part  à  l'exposition,  la  Hollande  et  la  Suisse.  Ce  sont 
en  effet  les  seuls  doDt  les  races  nationales  aient  de  grands  mérites,  la 
Hollande  surtout.  Je  ne  vois  jamais  sans  un  profond  sentiment  d'ad- 
miration ces  magnifiques  vaches,  que  je  regarde  conune  la  souche 
conunune  du  plus  beau  bétail  de  F  Europe.  Presque  tous  les  carac- 
tères que  l'art  a  cherché  à  reproduire  ailleurs  se  présentent  naturel- 
lement, et  avec  une  ampleur  exceptionnelle,  chez  ces  énormes  bêtes, 
qui  donnent  à  la  fois  des  montagnes  de  viande  et  des  fleuves  de  lait, 
et  qui  ont  inspiré,  par  leur  beauté  native,  des  artistes  comme  Paul 
Potter,  Berghem  ou  Ruysdael. 

Malheureusement  la  race  pure  parait  avoir  besoin,  pour  prospérer, 
des  riches  pâturages  et  de  l'air  salin  qui  lui  ont  donné  naissance. 
Quelques  importations  ont  été  essayées  en  France;  elles  ont  laissé 
peu  de  traces.  Il  en  est  de  même,  au  moins  sur  la  plus  grande  partie 
du  territoire,  de  ces  belles  espèces  suisses  de  Berne  et  de  Fribourg, 
qui  avaient  fourni  à  l'exposition  cinquante  animaux  de  choix;  on  ne 
peut  en  importer  que  dans  le  Jura  français,  où  elles  retrouvent  à  peu 
près  leurs  conditions  premières.  Bien  n'est  plus  regrettable  assuré- 
ment, car  ces  deux  familles  sont  superbes;  leur  aspect  fait  rêver  des 
digues  de  la  Hollande  et  des  vallées  des  Alpes,  ces  premiers  boulevards 
de  la  liberté  moderne;  on  se  demande  par  quelle  loi  mystérieuse  les  plus 
beaux  produits  sont  dus  aux  peuples  les  plus  forts  et  les  plus  fiers. 
Les  vaches  suisses  surtout  ont  l'air  d'avoir,  comme  leurs  pâtres,  le 
sentiment  de  l'indépendance  nationale;  chacune  avait  suspendue  au- 
près d'elle  la  cloche  qu'elles  portent  au  cou,  et  qui  sert  à  guider  le 
troupeau  au  milieu  des  rochers  et  des  précipices.  Il  y  a  quelques  an- 
nées, la  race  de  Schwitz  était  en  France  assez  en  faveur;  on  espérait 
y  trouver  la  meilleure  réunion  connue  du  travail ,  de  la  viande  et 
do  lait.  Aujourd'hui  les  idées  ont  changé;  on  s'attache  moins  à  cette 
union,  qu'on  regarde  avec  raison  comme  difficile  ou  même  impossi- 
ble, et  on  aime  mieux  des  animaux  qui  poulsent  très  loin  une  qualité 
spéciale.  L'exposition  des  schwitz,  quoique  remarquable,  a  été  reçue 
avec  froideur,  peut-être  même  est-on  tombé  à  leur  égard  dans  un 
autre  excès. 

L'Allemagne  n'avait  rien  envoyé,  ainsi  que  le  nord  et  le  midi  de 
FEurope.  U  ne  parait  pas  qu'on  y  ait  beaucoup  perdu;  on  dit  cepen- 
dant du  bien  de  la  vache  du  Tyrol  et  d'une  espèce  dite  de  YAllgau, 
répandue  en  Souabe  et  en  Bavière. 

Parmi  les  variétés  bovines  françaises,  il  n'y  avait  que  les  dix  prin- 
cipales, mais  ces  dix  suffisent  pour  donner  une  idée  générale  de  nos 
richesses.  En  tête  venait  la  race  normande  ou  cotentine,  qui  comptait 
SO  animaux,  la  plus  renommée  de  nos  espèces,  mais  non  la  plus  irré- 
prochable. Depuis  longtemps  en  possession  d'alimenter  Paris  en  viande 


190  BEVUE  DES  MUX  VONDES. 

et  en  beurre,  c'est  elle  qni  fonmîthabitneHementle  bœuf  gras,  et  pour 
cette  circonstance  extraordinaire  elle  a  produit  des  animaux  dont  le 
poids  s'est  élevé  jusqu'à  près  de  2,000  kilog.  Quant  au  beurre,  il  suffit 
dénommer  Isigny  etGoumay  pour  donner  une  idée  de  sa  qualité  et  de 
sa  quantité.  La  race  normande  s'étend  sur  cinq  ou  six  départemens; 
elle  se  partage  en  deux  variétés,  la  grande,  qui  est  préférée  pour  la 
boucherie,  et  la  petite  qui  est  la  laitière  par  excellence.  Trois  cir- 
constances ont  contribué  à  la  développer  à  ce  point,  l'excellence  des 
pâturages,  l'ancienneté  du  débouché  de  Paris,  et  l'absence  à  peu  près 
complète  de  travail.  Cependant  les  connaisseurs  lui  reprochent  de 
s'être  formée  d'elle-même,  sans  que  les  Rêveurs  se  soient  proposé, 
comme  les  Anglais,  un  butTaisonné;  il  en  est  résulté  que  ni  la  grande 
ni  la  petite  ne  satisfont  complètement  par  leur  conformation,  quel 
que  soit  d'ailleurs  leur  produit  :  la  grande  est  encore  trop  osseuse, 
elle  n'a  pas  ces  formes  cylindriques  qu'on  admire  dans  les  dutham, 
et  la  petite  n'est  pas  tout  à  fait  aussi  bien  constituée  pour  la  laiterie 
que  la  vache  d'Ayr. 

On  peut  porter  remède  à  ces  défauts  de  deux  façons,  ou  par  des 
croisemens  avec  les  races  anglaises,  ou  par  un  choix  désormais  mieux 
entendu  d'animaux  reproducteurs,  pris  dans  la  race  elle-même.  Ces 
deux  procédés  sont  maintenant  employés  concurremment.  3*ai  déjà 
dît  que  je  préférais  le  premier  conmie  plus  expéditif,  et  les  meil- 
leurs agronomes  normands  sont  de  mon  avis  :  le  premier  prix  des 
croisemens  a  été  précisément  obtenu  par  un  durham-normand  expoéè 
par  M.  Grégoire  (Orne);  mais  le  plus  grand  nombre  préfère  le  se- 
cond, et  on  a  déjà  obtenu  dans  cette  voie  de  beaux  résultats.  Parmi 
les  animaux  de  race  ptu^  présentés  à  l'exposition,  il  y  en  avait  une 
douzaine,  déjà  primés  pour  la  plupart  dans  les  concours  régionatoc 
de  Rouen  et  de  Caen,  qui  ne  laissaient  plus  que  peu  de  chose  à  dé- 
sirer. Au  fond,  le  résultat  est  le  même;  te  chemin  est  un  peu  peu  plus 
long  pour  y  arriver,  mais  il  est  accessible  à  un  plus  grand  nombre, 
ce  qui  est  bien  quelque  chose.  Soit  pure,  soit  croisée,  la  race  nor- 
mande était  déjà  une  des  mieux  nourries,  des  mieux  exploitées  en 
vue  du  profit,  et  elle  gardera  ces  avantages. 

J'estime  que  la  Normandie  doit  produira  annuellement  environ 
100,000  bœufs  gras,  d'un  poids  moyen  considérable,  ou  le  quîlrt 
environ  de  la  viande  consommée  en  France.  La  moitié  vient  se  faire 
manger  à  Paris;  le  reste  sert  à  la  consommation  locale.  Ces  cinq  dé- 
partemens nourrissent  en  outre  500,000  vaches,  et  leur  population 
bovine  doit  être  en  tout  d*un  million  de  têtes,  ou  le  dixième  de  la 
France  entière.  Relativement  à  la  superficie,  c'est  la  même  profpor- 
tion  qu'en  Angleterre,  ou  une  tête  sur  trois  hectares.  Outre  la  Nor- 
mandie proprement  dite,  la  race  cotentine  s'étend  encore  dans  les 


LES   ANIMAUX   REPRODUCTEURS.  191 

départemens  qui  entoureot  Paris,  et  y  forme  une  nouvelle  population 
de  3  à  400,000  têtes,,  vaches  pour  la  plupart.  Ces  départemens^ 
n  ayant  pas  de  race  à  eux  et  n'entretenant  de  vaches  que  pour  le 
lait,  s'approvisionnent  surtout  en  Normandie»  et  y  ouvrent  ainsi  un 
nouveau  débouché. 

Il  n'y  avait  à  l'exposition  que  cinq  échantillons  de  la  race  man- 
œlle  pure.  Cette  race  a  pourtant  beaucoup  d'importance;  elle  fournit 
de  temps  immémorial  pour  le  marché  de  Paris  presque  autant  de 
bœufs  gras  que  la  Normandie,  et  elle  couvre  quatre  départemens  des 
plus  riches  en  bétail.  On  aura  sans  doute  pensé  qu'étant  destinée  à 
disparaître,  elle  ne  devait  figurer  que  pour  mémoire. 

La  flamande  comptait  environ  20  têtes.  La  Flandre  n'a  pas  tout  à 
feît  les  mêmes  conditions  que  la  Normandie.  Beaucoup  plus  peuplée, 
elle  trouve  en  eUenraêrne  son  propre  débouché,  et,  comme  tous  les 
pays  d'extrême  population,  elle  recherche  moins  la  viande  que  le  laiu 
La  race  flamande  est  principalement  laitière;  comme  telle,  elle  est  à 
peu  près  arrivée  à  la  perfection.  Je  ne  crois  pas  qu'il  soit  possible  de 
trouver  beaucoup  mieux,  même  dans  la  race  d'Âyr,  que  la  plupart, 
des  flamandes  exposées.  Tout  en  elles  était  fin,  délicat,  féminin,  et 
je  suis  sûr  que  leurs  douces  noamelles  laissent  facilement  échapper 
plus  de  3,000  litres  de  lait  par  an.  J'aurais,  pour  mon  compte,  plus, 
de  respect  pour  la  race  flamande  que  pour  la  cotentine;  je  serais  plus 
di^wsé  à  la  préserver  de  tout  croisement,  La  Flandre  française  est. 
mi  pays  plus  productif  qu'aucune  région  de  l'Angleterre;  nulle  part, 
dans  le  monde  il  n'y  a.plus  de  bétail,  et  du  meilleur,  de  même  que 
nulle  part  il  n'y  a  une  agriculture  plus  intensive.  Ces  deux  faits  se 
suivent  et  sont  la  conséquence  l'un  de  l'autre.  Les  cinq  départemens 
de  la  Flandre  et  de  l'ancienne  Picardie  contiennent  600,000  vaches; 
le  département  du  Nord  à  lui  seul  eu  possède  près  de  200,000.  Dans. 
Tarroiidissement  de  Lille,  on  est  arrivé  à  une  tête  bovine  par  hec-^ 
tare,  et  chacune  de  ces  têtes  nourrit  une  famille  :  c'est  le  maximum 
connu  de  la  production.  Depuis  quelque  temps,  la  vache  flamande 
luite,  comme  laitière,  sur  le  marché  de  Paris,  avec  la  cotentine,  et 
elle  doit  finir  par  l'emporter,  si  celle-ci  ne  s'améliore  pas,  car  elle 
lui  est  réellement  supérieure.  Elle  tend  à  se  répandre,  dans  le  nord, 
partout  où  il  devient  possible  de  lui  donner  les  conditions  de  soin  et^ 
d'alimentation  qui  lui  sont  nécessaires.  Cette  race  n'est  pas  non  plus 
sans  qualités  pour  la  boucherie,  et  je  la  placerais  au  prenûer  rang; 
pmni  les  nôtres. 

Les  cinq  départemens  de  la  pénmsule  de  Bretagne  Ggurent  parnu 
W  points  de  la  France  et  du  monde  qui  possèdent  le  plus  de  bêtes 
Wines.  On  n'y  compte  pas  moins  de  1,500,000  têtes  sur  une  sur 
Berficie.  totaje  de  3  miUlox^  et  demi. d'hectares,  soit  près  d'une  tête> 


192  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

par  deux  hectares.  La  Normandie  et  l'Angleterre  n'en  ont  pas  antan 
a  est  vrai  que,  pour  la  grosseur  et  le  produit,  une  tête  bovine  br 
tonne  est  tout  au  plus  la  moitié  d'une  normande  ou  d'une  anglaise 
3i  animaux  de  cette  catégorie  figuraient  à  l'exposition,  preuve  i 
l'intérêt  qui  commence  à  s'y  attacher.  Pendant  longtemps,  elle  a  é 
dédaignée,  à  cause  de  sa  petite  taille;  mais  depuis  que  des  idé 
plus  justes  en  zootechnie  se  sont  répandues,  on  a  ouvert  les  yei 
sur  sa  valeur,  et  on  peut  dire  maintenant  qu'elle  est  à  la  mode.  Tout 
les  bêtes  exposées  ne  venaient  pas  de  Bretagne,  ce  qui  montre  que 
race  attire,  hors  de  son  pays  natal,  l'attention  des  hommes  spécial 
et  des  gens  du  monde.  Qui  ne  connaît  et  n'aime  ces  jolies  bêtes,  i 
pelage  noir  et  blanc,  aux  jambes  et  à  la  tête  lines,  à  l'air  doux  eti 
telligent? 

Cette  petite  race  est  par  excellence  celle  des  landes  arides;  el 
trouve  le  moyen  de  vivre  et  de  pulluler  où  les  autres  mourraient  \ 
faim.  Les  vaches  sont  peut-être  celles  qui  donnent  le  plus  de  lait  i 
lativement  à  la  quantité  de  nourriture  consommée,  et  ce  lait  est  e 
cellent,  surtout  pour  le  beurre.  Le  beurre  de  Bretagne  a  depi 
longtemps  une  réputation  faite.  A  ces  qualités  déjà  connues  est  v 
nue  depuis  peu  s'en  ajouter  une  qu'on  ne  soupçonnait  pas  à  cet 
race  :  on  a  découvert  qu'en  la  plaçant  dans  de  meilleurs  pâturage 
en  lui  donnant  une  nourriture  plus  choisie,  elle  engraissait  rapid 
ment,  et  finissait  par  faire  à  peu  de  frais  des  bœufs  de  boucheri 
d'un  rendement  extraordinaire  et  d'une  exquise  qualité.  Dès  ce  m 
ment,  sa  fortune  a  été  faite,  tout  le  monde  en  a  voulu,  et  le  prix 
ces  petits  animaux  a  doublé  dans  les  lieux  de  production.  Outre  g 
mérites  comme  race  pure,  elle  a  celui  de  se  prêter  sans  difficulté 
tous  les  genres  de  croisement;  elle  s'unit  à  merveille  avec  la  ra 
d*Ayr  et  celle  de  Durham.  L'école  d'agriculture  de  Grand-Jou 
(Seine-Inférieure)  avait  exposé  des  échantillons  vraiment  admir 
blés  de  ces  deux  croisemens;  le  dernier  surtout  paraît  avoir  un  si 
ces  exceptionnel. 

Un  peu  au  sud  de  la  péninsule  bretonne,  et  séparée  d'elle  par 
Loire,  mais  unie  encore  par  de  grandes  conformités  de  sol  et  de  c 
mat,  se  trouve  l'ancienne  Vendée.  Là  s'est  développée  une  autre  ra 
dont  les  types  principaux  portent  les  noms  de  Chollet  (Mainen 
Loire)  et  de  Parthenay  (Deux-Sèvres).  C'est  une  de  celles  qui  foum 
sent  le  plus  de  bœufs  gras  à  Paris;  elle  vient,  sous  ce  rapport,  îmn 
diatement  après  la  mancelle,  comme  la  mancelle  après  la  normanc 
Chollet  est  plutôt  le  marché  où  les  bœufs  se  vendent,  et  Parthen 
le  centre  du  pays  où  ils  s'élèvent.  Ils  sont  d'une  taille  moyenne,  i 
cîles  à  engraisser,  et  leur  viande  est  d'une  qualité  excellente, 
étaient  représentés  à  l'exposition  par  12  animaux  de  pur  sang.  L' 


LES    ANIMAUX    REPRODUCTEURS.  193 

des  prix  a  été  obtenu  par  le  supérieur  du  monastère  de  la  Trappe,  à 
Ifeilleraye  (Loire-Inférieure),  où  Ton  se  livre  avec  grand  succès  à 
l'élève  du  gros  bétsûl.  Là  comme  à  la  Grande-Chartreuse  et  chez  les 
trappistes  de  Staouéli,  en  Afriqye,  on  aime  à  voir  reprendre  la  tra- 
dition des  anciennes  abbayes,  qui,  en  France  comme  partout,  ont 
rendu  de  si  grands  services  à  l'agriculture. 

La  race  de  Partbenay  a  des  partisans  fanatiques;  il  est  à  re- 
marquer que,  parmi  les  nombreux  essais  de  croisement  envoyés  à 
Fexposition,  il  n'y  en  avait  aucun  où  elle  jouât  un  rôle.  Je  ne  serais 
pas  tout  à  fait  aussi  exclusif,  mais  je  reconnais  volontiers  que,  dans 
l'immense  majorité  des  cas  actuels,  il  y  aurait  danger  à  y  rien  chan- 
ger. Le  patriotisme  vendéen  s'attache  à  tout,  même  à  la  couleur  des 
animaux.  Respectons  ce  sentiment  conservateur  qui  sert  à  faire  re- 
connaître les  races  pures  :  celle  de  Parthenay  est  brune,  avec  le  bout 
des  cornes  noir.  De  toutes  celles  du  nord-ouest,  c'est  la  seule  qui 
travaille;  voilà  son  caractère  principal,  celui  qui  doit  le  plus  la  dé- 
fendre  contre  toute  tentative  de  croisement.  Si  jamais  elle  cessait  de 
travailler,  ce  qui  viendra  bien  quelque  jour,  il  n'en  serait  pas  tout  à 
fait  de  même;  mais  n'essayons  pas  de  prévoir  ce  temps,  qui  sera 
pour  la  fidèle  Vendée,  le  pays  aux  traditions  tenaces,  aussi  doulou- 
reux qu'une  révolution. 

La  race  vendéenne  est  la  dernière  de  cette  région  :  elle  touche  au 
midi.  Si  l'on  tire  une  ligne  droite  de  l'embouchure  de  la  Charente 
dans  rOcéan  aux  sources  de  l'Oise  sur  la  frontière  de  Belgique,  en 
passant  par  Paris,  on  enferme  une  sorte  de  péninsule  dont  la  Bre- 
tagne forme  la  pointe,  et  qui  contient,  avec  cette  province  et  laVen- 
dée,  la  Flandre,  la  Picardie,  la  Normandie,  le  Maine,  l'Anjou  et 
r Ile-de-France,  soit  une  vingtaine  de  départemens  ou  le  quart  du 
territoire.  Là  se  trouvent  réunis  les  quatre  dixièmes  du  bétail  natio- 
nal, ou  quatre  millions  de  têtes,  divisées  entre  les  trois  grandes  fa- 
milles normande,  bretonne  et  flamande,  et  leurs  deux  annexes,  la 
mancelle  et  la  vendéenne;  là  viennent  s'engraisser,  par  une  série  de 
migrations,  un  grand  nombre  de  bœufs  d'autre  origine;  là  se  con- 
centrent jusqu'ici  presque  toutes  les  importations  d'animaux  de  race 
étrangère,  comme  les  durham,  et  presque  toutes  les  tentatives  de 
croisement;  là  enfin  s'obtient  la  moitié  du  lait  et  de  la  viande  pro- 
duits en  France. 

Toutes  les  autres  races  bovines  de  France  sont  plus  ou  moins  em- 
ployées au  travail,  et  sont  par  conséquent  inférieures  sous  les  autres 
rapports.  Les  vingt  départemens  qui  forment  l'angle  du  nord-est 
comprennent  deux  millions  et  demi  de  têtes  :  c'est  la  région  la  plus 
riche  après  le  nord-ouest.  Cette  population  se  concentre  surtout  dans 
l  a  partie  montagneuse  qui  forme  les  dix  départemens  des  \osges, 
ion  II.  13 


10A  RETÙÊ   Dfe9  DEUX   lÉOlfbÊS^ 

du  Hànt  et  Au  Ba^-Rhiti^  de  la  HàùtiB-Sàdne^  du  Doubs,  du  Jllra,  de 
l'Aiti,  de  là  Gôte-d'Or,  de  Sâône-et-Loirë  et  de  l'Yohhfe.  Oil  là  dl* 
vise  en  plusieurs  variétés  distinctes,  dont  les  principales  sont  là  char 
rolâlse,  la  lorraine  et  la  comtoise.  La  lorraine,  bien  qu'une  des  pldi 
importantes,  n'était  représentée  que  par  tinq  individus,  rtiais  qui  ODl 
presque  tous  été  primés;  on  remarquait  slirtoUt  deuk  laureaUx,  6tl 
pelâgë  blanc  et  rouge,  déjà  couronnés  aux  coticours  régionalix  de 
Vesoul  et  de  Beéànçoh.  La  comtoise  se  divise  eh  delix  bràtichés^  e^M 
diË  piaille^  qui  sei*t  avàtit  tout  au  travail,  et  celle  de  montagilie,  ^ 
est  priilcipalëihent  laitière.  Cette  dernière  a  été  tuodifiée  profoiidi-^ 
meut  par  ded  croisemens  avec  les  races  suisses^  et  n'a  presque  plttb 
led  caractères  de  la  race  pure^  mais  elle  n'eh  Vaut  i[\Vd  itileuit.  18 
n'ai  aperçu  qu'un  échantillon  de  ce  croisement^  tltiè  Vaché  Vëdsfe 
de  la  Haute-Saône,  qui  avait  été  primée  au  concours  de  Bedâttf^Mn 
Je  regrette  qu'il  n'en  sdit  pas  venu  davantage.  Le  Jura  est  déjà  ttft 
peu  loiii  de  Paris,  mais  il  a  maintenant  un  chemin  de  fer  qui  artiM 
jusqu'au  pied  de  i^es  montagnes.  Cette  partie  de  notre  territoM 
mérite  le  nom  de  Suisse  française  :  je  ne  vois  pas  pourquoi  elle  ne 
serait  pas  aussi  riche  en  beau  bétail  que  la  véritable  Suisse,  puisqtM 
les  mêmes  conditions  de  sol  et  de  climat  s'y  rencontrent  à  peu  prti. 

Dès  qu'une  province  se  trouve  hors  du  rayon  habituel  de  l'upptt^ 
visiôrinement  de  Paris,  on  dirait  qu'elle  cesse  de  nous  intéresser;  au- 
jourd'hui ce  rayon  s'étend  :  il  n'était  autrefois  que  de  CihtjuÀnté  1 
soixante  lieuesj  il  arrive  maintenant  bien  aU-delà,  et  quand  il  Wi 
s'étfendrait  pas,  Paris  n'est  pas  toute  la  Frattce.  On  consommé  MèA 
ailleurs,  quoique  beaucoup  moins  en  proportion.  Ce  sont  aussi  &Êi 
FràriÇàis^  et  dfe  bbiis  Français,  que  les  hâbitans  de  l'est.  Moins  àvail^ 
cée  qile  darts  la  région  du  nord-ouest,  par  suite  de  causes  àhciëHneë, 
la  culture  y  est  en  progrès.  A  mesure  que  le  travail  des  chevadt 
s'étend  et  que  les  cultures  fourragères  s'accroissent,  la  race  codp- 
toise  pëUt  faire,  tout  comme  les  autres,  de  grands  pas  comrtie  ttwîé 
dé  boucherie;  quant  à  la  Variété  laitière,  ce  n'ëst  pas  non  {)luéiiii 
intérêt  à  négliger,  car  elle  sert  en  grand  à  la  fabrication  du  fromàgèi 
et  le  frotnage  h'est  pas  moins  qUe  la  viande  un  élément  imporlaht  dé 
la  nourriture  des  peuples. 

De  toutes  les  races  de  l'est,  la  plus  connue  à  Paris,  parce  (Jii'fcHé 
arrive  sur  ses  marchés,  est  la  charolaise,  ainsi  nommée  de  l'ahciéil 
comté  de  CharoUes,  qui  était  autrefois  le  premier  des  états  de  Bour- 
gogne, et  qui  donnait  son  nom  aux  héritiers  du  duché.  Cette  ràcfe  * 
pris  eh  effet  naissance  daUs  le  Charolàis,  où  son  développement  à  é& 
favorisé  par  le  voisinage  du  marché  de  Lyon;  mais  elle  s* est  rhàuntè- 
nant  étendue  à  tous  les  pays  voisins,  comme  lé  Nivernais  et  hnè 
partie  du  Berry,  et  elle  couvre  autant  de  départemens  cjiië  Vbl  cbMn* 


LK8    A«rtBlAUX   ftEPBODUCTEURS.  195 

w.  Elle  est  blanche,  de  grande  taille  et  d'une  constitution  vigou- 

irae. C'était  d'abord  utie  race  de  travail;  depuis  quelque  temps,  de 

iximux  débouchés  s'étant  ouverts  par  le  perfectionnement  des 

eoMHinications,  elle  a  pris  un  essor  remarquable  pour  la  boucherie. 

Ceae région  n'envoyait  pas  autrefois  de  bélail  gras  à  Paris;  aujour- 

fhri  elle  en  fournit  presque  autant  que  la  Normandie  elle-même.  Il 

«est  résulté  ce  qui  arrive  en  pareil  cas,  la  race  tend  à  se  dédoubler. 

[wnHMtié  reste  affectée  principalement  au  travail,  l'autre  ne  tra- 

iiiBe  presque  plus,  et  tend  surtout  vers  les  qualités  de  précocité  et 

^rendement  qui  donnent  le  plus  de  viande.  Sous  ce  rapport,  la  race 

«hrolaise  avait  des  dispositions  naturelles  que  Tart  des  éleveurs  s  est 

HUché  à  perfectionner. 

io  point  oCi  ils  sont  aujourd'hui  parvenus,  grâce  à  des  soins  intel- 
ligenset  persévérans,  les  charolais  élevés  exclusivement  pour  la  bou- 
chrie  serretit  de  près  les  races  anglaises.  M.  Louis  Massé,  du  Cher, 
le phs  ancien  et  le  plus  habile  de  ceux  qui  ont  entrepris  cette  tâche, 
niit  exposé  un  taureau  et  une  vache  de  race  pure,  très  senjblables 
idpsdurbam;  le  taureau  n'a  pas  été  primé,  je  ne  sais  pourquoi,  mais 
Il  Tache  a  eu  le  premier  prix  de&  femelles.  C'est  M.  le  comte  de 
loaîllé  (Nièvre)  qui  a  eu  le  premier  prix  des  mâles  pour  un  taureau 
fort  beau  aussi ,  mais  peut-être  un  peu  moins  parfait  de  formes.  De 
tons  les  animaux  de  race  française  présens  à  l'exposition ,  ceux  de 
1.  Massé  s'approchaient  le  plus  du  type  idéal  du  bœuf  de  boucherie, 
fc  ne  veux  pas  dire  par  là  qu'il  n'y  ait  absolument  aucun  profit  à 
ffoiser,  quand  ou  est  dans  des  conditions  convenables;  le  beau  durham- 
ckarolais  exposé  par  M.  de  Béhague,  et  qui  a  eu  le  second  prix  des 
croisemens,  prouverait  au  besoin  le  contraire;  maïs  je  constate  avec 
plaisir  que  ce  n'est  pas  nécessaire,  et  que  les  charolais  présentent 
I«reux-mèmes  de  grandes  ressources.  En  agriculture  comme  en  tout, 
Œ  résultat  médiocre  obtenu  en  grand  vaut  mieux  qu'un  résultat 
sipérieur  obtenu  en  petit.  ?i'oublions  paîi  que  la  race  charolaise,  qui 
^aente  à  la  fois  les  deux  plus  grands  tnarchés  de  France,  Paris  et 
Lyon,  avec  les  populations  intermédiaires,  doit  produire  tous  les 
ffl»  environ  50,000  bœufs  gras,  ou  le  dixième  de  la  France  entière. 
1*  département  de  Saône-et-Loire,  qui  est  le  point  de  départ  de  la 
noç,  est  un  des  plus  riches  de  France,  peut-être  le  plus  riche^  en 
ins  bétail. 

Urace  charolaise  a  d'ailleurs  cet  avantage,  qu'étant  connue; 
wmbreuse,  toute  portée,  elle  tend  plus  sûrement  à  absorber  les 
'ttiétés  locales  qui  lui  sont  inférieures.  Il  y  avait  autrefois  dans 
IttBwntagnes  du  Morvàn  une  petite  espèce  de  bœuf  de  travail  d'une 

'■^  particulière,  qui  servait  à  des  transports  de  bois  par  des 

*^«Din8  affreux;  cette  race  n'a  pas  encore  tout  à  fait  disparu,  mais 


19Ô  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

elle  n'a  plus  lamême  raison  d'être,  depuis  que  les  communications 
se  sont  améliorées.  La  charolaise  tend  à  la  remplacer,  comme  plu» 
productive.  Toutes  les  autres  variétés  du  Bourbonnais  et  de  la  Bour- 
gogne se  fondent  plus  ou  moins  dans  le  même  type,  ce  qui  n'arri- 
verait  pas  aussi  vite,  s'il  s'agissait  d'une  espèce  étrangère. 

Si  de  l'est  nous  passons  au  centre,  nous  trouvons  encore  une  ré- 
duction dans  l'effectif.  Cette  région  ne  contient  plus  que  2  millions 
de  têtes  sur  une  superficie  égale  à  celle  qui  en  nourrit  k  dans  le  nord- 
ouest,  et  2  et  demi  dans  Test;  la  nature  de  son  sol  et  de  son  cliroal 
est  cependant  des  plus  favorables  au  gros  bétail;  mais  ici  les  causes 
économiques  ont  agi  avec  une  puissance  funeste.  Si  nous  avons  dans 
la  Flandre,  la  Normandie,  la  Picardie,  l'Ile-de-France,  l'analogue  des 
contrées  les  plus  riches  de  l'Europe,  nous  avons  dans  les  provinces 
du  centre  l'analogue  des  plus  pauvres.  Le  quart  de  cette  immense 
surface  reste  inculte  et  couvert  de  bruyères;  les  trois  autres  sont  mi- 
sérablement cultivés.  La  tene  vaut  en  moyenne  500  fr.  l'hectare,  et 
à  ce  prix  elle  est  payée  le  plus  souvent  trop  cher,  non  pas  à  cause  de 
sa  valeur  propre,  mais  de  l'état  où  elle  est.  La  population,  bien  que 
peu  nombreuse,  car  on  n'y  compte  qu'une  tête  humaine  par  2  bec- 
tares,  et  bien  que  composée  en  partie  de  petits  propriétaires,  vit  dans 
un  affreux  état  de  misère,  qui  la  force  à  demander  à  l'émigration  des 
ressources  supplémentaires  et  encore  insuflisantes.  D'où  vient  cette 
triste  condition  de  tout  un  quart  de  la  France,  tandis  qu'en  Angle* 
terre  des  régions  absolument  analogues ,  comme  les  comtés  de  De- 
von,  de  Nottingham,  de  Derby,  les  lowlands  d'Ecosse,  et  en  France 
même  le  Cotentin  et  une  partie  de  la  Bretagne,  sont  dans  la  situation 
la  plus  florissante?  De  plusieurs  causes  qu'il  serait  trop  long  d'énii- 
mérer,  mais  dont  la  principale  est  le  défaut  séculaire  de  communi- 
cations. Le  centre  n'a  pas,  comme  le  nord  et  le  midi,  un  magniCque 
développement  de  côtes,  de  larges  fleuves  et  de  vastes  plaines;  situé 
loin  de  la  mer,  il  ne  possède  pas  une  rivière  navigable,  et  sa  plus 
grande  partie  est  hérissée  de  montagnes  naturellement  impratica- 
bles. Les  hommes  l'ont  encore  plus  maltraité  que  la  nature;  pendant 
que  le  reste  du  territoire  se  couvrait  de  routes,  de  canaux,  de  che- 
mins  de  fer,  il  est  resté  délaissé;  il  a  payé  pendant  des  siècles  des 
impôts  dont  il  ne  profitait  pas;  chacune  de  ces  vallées  a  été  jusqu'à 
nos  jours  comme  un  monde  à  part  où  rien  n'arrivait  du  dehors,  et 
qui  n'entendait  parler  du  gouvernement  central  que  pour  lui  payer 
tribut. 

Ce  déplorable  abandon,  qui  a  fait  de  cette  région  l'Irlande  de  1» 
France,  cesse  un  peu,  mais  il  faudrait  des  efforts  qu'on  ne  fait  pas 
pour  réparer  complètement  les  torts  du  passé.  L'amélioration  marche 
pas  à  pas.  Un  chemin  de  fer  vient  à  peine  d'arriver  jusqu'à  Glennoot; 


LES  ANIMAUX  REPRODUCTEURS.  107 

m  antre  parviendra  l'année  prochaîne  jusqu'à  Limoges,  un  troisième 
pnaet  de  traverser  le  Cantal  et  de  joindre  Clermont  à  Périgueux; 

^lelqnes  autres  embranchemens  se  préparent,  on  parle  d'une  ligne 

tnasrersale  de  Limoq:es  à  Moulins,  et  de  communications  directes 
nccFOcéaD,  les  Pyrénées  et  la  Méditerranée  :  projets  utiles,  néces- 
sires,  et  que  commande  impérieusement  le  moindre  sentiment  de 
judce  distributive,  mais  tardifs,  d'une  exécution  difficile,  et  qui 
preodront  probablement  bien  des  années  avant  de  s'accomplir,  tan- 
èsque  le  nord  est  sillonné  de  chemins  de  fer,  et  qu'ils  commencent 
itn?erser  le  midi.  Les  autres  voies  de  communication  ne  vont  pas 
beaucoup  plus  vite,  réduites  pour  la  plupart  aux  pauvres  ressources 
desdépartemens;  l'impôt  central  continue  à  épuiser  le  pays  sans  lui 
rien  rendre. 

Ccst  l'espèce  bovine  qui  a  sauvé  cette  région  d'une  ruine  totale. 
.Vijaot  pas  et  ne  pouvant  pas  avoir  d'industrie,  faute  de  moyens  de 
transport,  car  tous  les  autres  élémens  d'un  grand  développement  in- 
dustriel s'y  trouvent,  la  partie  montagneuse  a  dû  avoir  recours  à  la 
seule  production  qui,  se  transportant  d'elle-même,  pût  se  passer 
de  communications  perfectionnées.  On  sait  d'ailleurs  que  l'air  et  le 
sol  des  montagnes  sont  presque  aussi  avantageux  à  l'espèce  bovine 
qne  les  rives  humides  de  l'Océan.  Bien  qu'infiniment  moins  nom- 
breuse qu'elle  ne  pourrait  l'être,  la  production  du  bétail  est  la  pre- 
nière  et  presque  la  seule  richesse  de  cette  partie.  Trois  races  prin- 
dpaless'y  sont  formées  de  longue  main,  toutes  trois  fort  différentes 
de  celles  du  nord  et  réunies  par  le  programme  dans  une  seule  caté- 
prie  sous  le  nom  commun  de  races  de  montagne,  celle  de  l'Auvergne, 
dont  le  plus  beau  type  est  originaire  de  la  petite  ville  de  Salers,  celle 
doUnnousin,  et  celle  de  l'Aveyron. 

Les  trois  départemens  du  Puy-de-Dôme,  du  Cantal  et  de  la  Haute- 
Uirc  nourrissent  environ  500,000  têtes  de  bétail,  presque  toutes 
rtputies  sur  les  montagnes  volcaniques  qui  les  traversent  dans  tous 
1»  sens  et  dont  les  principaux  pics  s'élèvent  à  près  de  2,000  mètres 
tt-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Les  cimes  des  Alpes  et  des  Pyrénées 
dépassent  seules,  en  France,  ces  hauteurs.  C'est  la  portion  la  plus 
ncbeen  bétail  :  si  le  reste  en  avait  autant  en  proportion,  le  centre 
i*anrait  presque  rien  à  envier  à  la  Normandie.  La  race  d'Auvergne 
«  pour  le  moment  une  de  nos  plus  précieuses.  Ce  n'est  pourtant . 
PB  la  spécialité  qui  la  distingue  :  elle  sert  à  la  fois  au  travail,  à  la 
taerie  et  à  la  boucherie;  mais  c'est  précisément  cette  absence  de 
^fcialitéqui  fait  sa  valeur,  parce  qu'elle  répond  à  des  besoins  anciens 
ft  profonds,  La  Haute-Auvergne,  produisant  peu  de  céréales,  em- 
plûie  peu  de  bœufs  de  travail;  elle  a  aussi  très  peu  de  ressources 
pMir  l'eDgraisseinent,  tandis  que  ses  pâturages  produisent  naturel- 


198  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

lement  un  lait  nourrissant  et  fortement  chargé  de  caséum.  En  mèiq^ 
temps  s'étendent  au  pied  de  ses  montagnes  des  régions  que  la  qj^ 
ture  a  peu  douées  de  pâturages,  et  qui,  dans  Tétat  de  leur  cu1|uf8, 
ont  besoin  de  faire  venir  d'ailleurs  leurs  bœufs  de  charrue.  Un  peu 
plus  loin,  en  se  rapprochant  de  la  mer,  reparaissent  des  p^tur^ges 
propres  à  l'engraissement,  avec  des  cultures  me^leures  et  des  4é" 
bouchés  plus  sûrs  pour  la  viande  graisse.  De  là  tout  un  système  pr" 
ganisé  depuis  des  siècles  et  parfaitement  lié  dans  toutes  ses  partie^. 

L'Auvergne  nourrit  principalement  des  vaches;  quand  les  y^^j/ff. 
naissent,  on  en  sacrifie  un  sur  deux,  ce  qui  permet  d'utiliser  U  iflo^- 
tié  du  lait;  avec  ce  lait,  on  fait  des  fromages  bien  connus  en  France; 
puis,  quand  les  veaux  sont  grands,  on  garde  les  femelles  pour  r^in- 
placer  les  mères,  avec  le  petit  nombre  de  taureaux  nécessaire,  et  on 
vend  les  autres  mâles  après  les  avoir  châtrés.  Ceux-là  vont  traîner 
la  charrue  dans  les  provinces  voisines  qui  ne  font  pas  d'élèves;  puis, 
quand  ils  ont  atteint  l'âge  de  sept  ou  huit  ans,  ils  sont  revendus  aipt 
herbagers  de  l'ouest,  qui  les  engraissent  pour  Paris.  De  leur  nais- 
sance à  leur  mort,  ils  parcourent  ainsi  un  demi-cercle  d'enviroii 
deux  cents  lieues.  Je  ne  crois  pas  que  ce  commerce  puisse  durer  tou- 
jours sans  modification;  il  repose  tout  entier  sur  la  demande  de  bœufs 
de  travail  pour  la  région  intermédiaire.  Si  jamais  la  culture  fait  asse^ 
de  progrès  dans  cette  région  pour  amener  le  remplacement  des  bœufs 
par  les  chevaux,  et  si  l'extension  des  cultures  fourragères  lui  permet 
^e  produire  elle-même  ses  bêtes  bovines,  tout  s'écroule;  mais  uqu? 
sommes  encore  loin  de  ce  moment,  et  en  attendant,  la  demande  de 
jeunes  bœufs  de  travail  ne  cesse  pas.  Une  autre  cause  peut  aussi 
tout  bouleverser  :  c'est  le  cas  où  le  producteur  auvergnat  trouverai 
de  lui-même  plus  de  profit  à  faire  du  fromage  avec  tout  son  l^t 
qu'à  élever  des  veaux.  Cette  dernière  cause  est  peut-être  la  plus  pro- 
bable, surtout  si  l'on  s'attache  à  perfectionner  les  procédés  grossiers 
actuellement  suivis  pour  la  confection  d\\  fromage  ;  la  race  devien- 
drait alors  exclusivement  laitière,  et  elle  subirait  des  transforma- 
tions destinées  à  la  rendre  plus  productive  dans  ce  sens.  Il  n'ep  est 
rien  encore.  Tant  que  ces  nouveaux  besoins  ne  se  seront  pas  pro- 
duits, elle  continuera  à  être  exploitée  sous  le  triple  point  de  vup 
du  travail,  de  la  laiterie,  de  la  boucherie;  c'est  ainsi  qu'il  faut  ^ 
jugei'  dans  son  état  actuel,  et  il  est  juste  de  reconnaître  qu'elle  y  ré- 
pond admirablement.  Les  animaux  qui  passent  leur  jeunesse  suf 
ces  montagnes  y  puisent  une  vigueur  qui  les  rend  propres  à  tout.  U 
y  avait  à  l'exposition  cinq  échantillons  de  la  race  de  Salers;  sou  pe- 
lage est  rouge  et  sa  taille  forte. 

tes  montagnes  du  Limousin  sont  moins  élevées  que  cpUçs  4'A^- 
vergne;  l'air  y  est  nqoins  vif,  le  climat  moins  humiae,  le  ^ol  n^oiqs 


L£&  41IIJ|IAI{](   lŒPJtODnCTEPRS.  199 

pi^pre  àlaTégé^ition  de  Tberbe  sur  le^  hauteurs,  fia  revftpobe,  If» 
b^-fon^a  ^lon^ent  ep  excellentes  prairies  qu  arrqs^nt  cj'ippoqabrî^- 
bles  souH^,  et  la  t^rre  s'y  prè(e  d^vaniag^  k  la  puUure  des  racines 
et  des  plaotes  fourrières.  L'espèce  bovine  s'y  trouve  çlopo  dans  (}^s 
conditiops  up  peu  dilFérçotes,  mais  qui  ne  seraient  point  ipfériQures 
en  souQFpe,  sap^  ^eux  circonstances  fàcbeuses,  pées  tqutes  deq^  de 
Vatisence  4e  débouchés  2  Tune  est  i^pe  cqlture  de  céréales,  beaucoup 
trop  étendue  pour  1^  patqre  du  sol,  l'autre  l'eipploi  presque  générid 
des  vacbes  pour  le  travail*  Pe  là  une  diminution  sep^ible,  soit  dans 
le  Qoqabre  des  bêtes  bovines,  soit  dans  leurs  prqduits. 

Les  trois  dép^irtepieps  qqe  peuple  la  rfice  liipousiné,  la  Haute- 
Vi^qpe,  la  Crepse  et  la  Çprrè^e,  cpptienpept  environ  400,000  têtes, 
c'est-à-dire  up  cipquièpae  de  mpips  que  les  trois  départemens  auver- 
gnats. Pe  plus,  U  race  est  plus  petite,  moins  vigoureuse,  nullement 
lai^ère,  suitp  inévitable  de  l'excès  de  travail  et  d^  rinauflisapce  de 
nourriture,  ^le  rachète  ces  défauts  par  uu^  grande  docilité  et  une 
tx>npe  qualité  de  viande.  Paris  consomme  à  peu  près  tous  les  ans 
âÛ,OQQ  bœufs  limousins,  dont  les  deux  tiers  lui  arrivent  directement 
du  pays  de  provenance,  et  le  reste  après  avoir  passé  par  les  ber- 
b^f^  de  la  Vendée  ou  de  la  Normandie.  C'est  à  peu  près  toute  la 
production  de  la  race  en  bœufs  gras,  car  la  contrée  d*où  elle  vient 
n'est  p^  ^se^  riche  pour  consommer  beaucoup  de  viande,  surtout 
de  la  viande  de  bœuf.  Les  limousins  sont  estimés  sur  le  marché  de 
Paris;  ils  étaient  représentés  à  l'exposition  par  dix  animaux  dont  un 
taureau  qui  a  eu  le  prix,  même  sur  les  salers.  Leur  pelage  est  cou- 
leur de  blé. 

A  mon  avis,  rien  n'est  plus  facile  que  de  doubler  ou  de  tripler  la 
production  de  la  viande  ep  Limousin,  même  sans  rien  changer  à  la 
race.  Il  suffit  de  multiplier  les  irrigations,  qui  sont  déjà  parfaitement 
entendues,  de  mieux  soigner  les  prés  et  surtout  les  pacages,  qui 
sont  en  général  abandonnés  aux  mauvaises  herbes  et  aux  e^u>^  crou- 
pissantes, d'améliorer  par  des  sarclages  et  autres  soins  le  pâturage 
des  terres  incultes,  d'étendre  considérablement  la  culture  des  racines 
et  surtout  des  turneps,  connue  et  pratiquée  depuis  un  temps  immé- 
morial, de  réduire  le  plus  possible  aux  meilleures  terres  la  culture 
des  céréales,  de  diminuer  d'autant  le  travail  dès  bêtes  et  surtout  des 
Yacbes,  de  mieux  nourrir  les  élèves  dans  le  jeune  âge  et  de  les  faire 
moins  vieillir  sops  le  joug,  enfin  de  s'attacher  à  bien  choisir  les  re- 
producteurs qui  présentent  les  formes  les  plus  rondes  et  la  peau  la 
plus  souple.  Tout  cela  se  fait  déjà  peu  à  peu  et  se  fera  naturellement 
de  plus  en  plus,  ^  mesure  que  la  demande  de  viande  pénétrera  plus 
profondément. 
Panni  les  croiflemens  pénibles,  il  en  est  quelques-uns  assex  en 


200  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

faveur  dans  le  pays ,  qui  ne  me  paraissent  pas  très  bien  entenditt 
tel  est  entre  autres  le  mélange  avec  la  race  agenaise,  dont  la  limoa 
sine  n'est  originairement  qu  une  variété,  et  qui  a  conservé  plus  d 
taille  et  de  vigueur,  mais  qui  consomme  davantage  et  qui  a  mom 
de  finesse,  La  séduction  de  la  taille  est  si  grande,  que  beaucoup  d'ék 
veurs  s'y  laissent  prendre,  et  je  ne  suis  pas  bien  convaincu  que  l 
plupart  des  limousins  envoyés  à  l'exposition  n'eussent  plus  ou  mcno 
de  sang  agenais.  Pour  mon  compte,  j'aime  mieux  la  i*ace  pore 
comme  plus  appropriée  au  sol  et  plus  avantageuse  pour  la  bouche 
rie.  J'en  dirai  autant  du  croisement  avec  les  salers  et  même  avec  le 
cbarolais;  les  salers  sont  encore  trop  grands,  et  la  viande  des  charo 
lais  est  inférieure;  je  préférerais  le  mélange  avec  la  race  de  Parthe 
nay,  et,  —  quand  on  peut  augmenter  l'alimentation  et  supprimer  1 
travail,  — avec  les  races  anglaises,  comme  le  devon  ou  le  durham 

Il  n'est  pas  de  pays  en  France  plus  propice  que  le  Limousin  i 
l'imitation  de  la  culture  anglaise;  il  n'en  est  pas  où  l'emploi  de  quel 
ques  capitaux  dans  la  culture  puisse  porter  des  fruits  plus  lucratif 
et  plus  sûrs.  Ajoutons  que  c'est,  au  jugement  d'Arthur  Young,  qu 
s'y  connaissait,  la  contrée  la  plus  pittoresque  de  France.  «  Je  ne  crm 
pas,  dit-il,  qu'il  y  ait  quelque  chose  d'aussi  charmant  en  Angleteir 
ou  en  Irlande.  Ce  n'est  pas  seulement  une  belle  perspective  qui  s'offr 
de  temps  en  temps  aux  yeux  du  voyageur,  c'est  une  succession  cou 
tinuelle  de  paysages  qui  seraient  célèbres  en  Angleterre  et  sans  ces» 
visités  par  les  curieux.  Quelques  endroits  d'une  beauté  singulière  m 
retinrent  en  extase.  Partout  de  fraîches  prairies,  partout  de  clair 
ruisseaux,  dont  les  eaux,  arrêtées  par  des  chaussées,  font  une  mul 
titude  de  petits  lacs  d'un  effet  délicieux;  partout  des  montagnes  boi 
sées  formant  le  fond  de  la  scène.  Pour  faire  de  chaque  site  un  9U 
perbe  jardin,  il  suffirait  de  le  nettoyer.  »  En  Angleterre,  un  par© 
pays  serait  couvert  de  parcs  et  de  châteaux,  tandis  qu'on  n'y  ren- 
contre guère  que  de  pauvres  villages  assez  semblables  à  ceux  de  l 
Grande-Kabylie. 

Je  connais  moins  la  race  de  l'Aveyron,  qui  tire  son  nom  de  Tan 
cienne  abbaye  d'Aubrac,  et  qui  n'était  représentée  à  l'exposition  qu« 
par  quatre  bêtes,  dont  une  a  eu  le  premier  prix  des  femelles  parmi  le 
races  de  montagne.  On  la  dit  bonne  à  la  fois,  comme  les  salers,  pou 
le  travail,  la  laiterie  et  la  boucherie,  ce  qui  veut  dire  apparemnaeD 
que,  comme  les  salers,  elle  n'excelle  dans  aucune  spécialité,  mais  le 
réunit  toutes  trois  suffisamment  pour  donner  en  somme  un  bon  pro 
duit.  Celle-là  aussi  doit  convenir  tout  à  fait  aux  besoins  actuels  di 
pays  qu'elle  habite,  et  ce  serait  grand  dommage  d'y  toucher  sans  né 
cessité  pour  satisfaire  au  principe  théorique  de  la  spécialisation  dei 
animaux.  Je  fais  des  vœux  seulement  pour  qu'elle  se  multiplie,  cai 


LES   ANUfAUX   REPRODUGTEUBS.  201 

dkest  encore  peu  nombreuse,  et  les  départemens  voisins  de  TAvey- 
TQB, comme  le  Lot,  la  Lozère,  TArdèche,  ne  possèdent  que  bien  peu 
ftfmbétaiL  Cette  partie  des  montagnes  du  centre  est  de  beaucoup 
eeflpqm  en  a  le  moins,  sans  doute  parce  qu'elle  était  la  plus  isolée. 
Il  pios  éloignée'  des  débouchés,  et  que  le  climat,  plus  méridional, 
eoBBKDce  à  être  plus  sec,  moins  favorable  à  la  pousse  de  l'herbe. 
Nsqn'elle  a  à  sa  portée  une  race  satisfaisante,  il  est  bien  à  désirer 
^'die  eo  profite  pour  augmenter  sa  production.  La  race  d'Aubrac 
«petite  et  trapue;  son  pelage  est  d'un  gris  foncé. 

Ontre sa  partie  montagneuse  proprement  dite,  la  région  du  centre 
coDtieDt  encore  le  Berry,  le  Forez,  le  Poitou,  l'Angoumois  et  le  Péri- 
gord;  la  population  bovine  de  ces  provinces  est  rare,  et  elle  n'a  rien 
forigiml;  nous  avons  vu  qu'on  y  fait  peu  d'élèves,  et  que  ses  bœufs 
detniTiil  sont  presque  tous  nés  dans  les  montagnes  voisines. 

Tcot  enfin  la  quatrième  région,  le  midi;  celle-là  possède  encore 
noi»  de  bétail  que  le  centre,  puisque  ses  vingt  départemens  ne  con- 
tieraenten  tout  que  1,500,000  têtes,  et  la  production  en  viande  et 
aliil  y  est  encore  moins  importante  en  proportion.  On  sait  que 
Twage  dans  le  midi  est  de  se  servir  très  peu  de  beurre  pour  la  pré- 
pntion  des  alimens,  et  de  le  remplacer  par  la  graisse  et  l'huile; 
flOT  consomme  aussi  peu  de  lait  proprement  dit,  les  paysans  n'en 
eotpas  l'habitude,  ils  le  remplacent  par  du  vin.  Ces  différences  dans 
hcoDsoramation  ont  été  d'abord  des  effets,  et  ont  fini  par  devenir  des 
cases.  La  demande  a  commencé  par  se  régler  sur  l'offre,  l'offre  s'est 
CKuite  limitée  sur  la  demande.  En  fait  de  viande,  on  mange  plus 
Untuellement  de  la  volaille,  qui  est  un  des  produits  les  plus  abon- 
àoset  les  plus  spontanés;  du  mouton,  qui,  ayant  moins  de  volume, 
se  débite  plus  aisément;  du  porc,  qui  se  conserve  par  la  salaison; 
^œ  qui  est  plus  grave,  on  consomme  moins  de  viande  sous  toutes 
ks  formes,  d'abord  parce  que  la  population  est  moins  nombreuse, 
«Riite  parce  qu'elle  est  moins  riche,  enfin  parce  que  le  besoin  d'une 
lourriture  animale  est  moindre  dans  les  pays  chauds.  On  jugera  de 
«  qu'était  dans  le  midi  la  demande  de  viande  de  bœuf  par  les  prix 
^a'eBe  atteignait  il  y  a  quelques  années.  A  Toulouse,  elle  se  vendait 
arrêtai  85  centimes  le  kilo,  après  avoir  acquitté  les  droits  d'entrée, 
bfnis  de  tout  genre  et  les  bénéfices  de  boucher;  à  Bayonne,  66  cen- 
tbes seulement.  Ces  prix,  dans  l'intérieur  des  villes,  supposent  pour 
iKfroducteur  une  moyenne  de  50  centimes.  Il  est  bien  évident  qu'à 
cetiBx  il  n'y  avait  aucun  avantage  à  en  faire. 

Qiand  même  l'intérêt  eût  été  plus  grand,  l'entreprise  en  elle- 
Bèoie  était  difficile.  Le  climat  est  un  sérieux  obstacle,  non  pas  éga- 
loieot  partout,  mais  sur  beaucoup  de  points.  A  mesure  qu'on  avance 
vtn l'ouest,  dans  le  midi  comme  dans  le  nord,  l'air  est  plus  humide 
Ci  phtt  favorable  à  la  production  du  bétail.  Les  départemens  rive- 


2Q2  REVUE  BES  DEUX  MOKPS^^ 

rstips  de  l'Océan,  comme  la  Gironde,  les  Landes,  les  Basses-Pyrô- 
péçs,  ceux  qui  foraient  la  riche  vallée  de  Ifi  G^ronnç,  ceux  qui  s'éc^e- 
Iqnpept  svjr  1^  peqte  des  Pyrénées  peuvent  encore  produire  asse^ 
facilement  les  végétaujf  nécessaires;  mais  dès  qu  on  arrive  sur  le^ 
bords  du  RhOnp  et  de  la  Méditerranée,  la  sécheresse  devient  6:i^cesr- 
siver  Les  dix  départerpens  qui  vont  des  Pyrénées-Orientales  au  \ar 
peuvent  figurer  parmi  les  pays  du  monde  les  plus  pauvres  en  gros 
hétail,  et  sur  ces  da  il  en  est  quatre,  les  Bouches-du-RhOne,  Ip 
Gard,  THérault  et  Vaucluse,  dont  on  peut  presque  dire  qu  ils  n'en 
ont  pas  du  tout;  ce  n'est  rien  moins  que  la  moitié  d^  la  Région  à 
soustriiire,  on  ne  peut  compter  que  sur  Tautre. 

Pans  cette  moitié  elle-même,  les  circonstances  locales  ne  sont  pas 
toujours  bonnes;  les  variétés  y  sont  nombreuses  et  inégales,  bien 
que  pouvant  être  ramenées  à  un  type  commun.  La  plus  belle  est  celle 
dite  ageuQisç,  parce  qu'elle  s'e^t  développée  dans  les  fertiles  pleines 
de  TAgenais,  et  sans  contredit,  grâce  à  la  riche  alimentation  qu'elle 
reçoit,  c'est  une  des  plus  grandes,  des  plus  fortes  et  des  plus  ^^lassives 
de  France.  Puis  vient  la  gasconiie,  nourrie  sur  les  coteaux  du  Gers,  et 
par  conséquent  moins  puissante;  la  bgzadaise,  plus  petite  encore, 
pf^rce  qu'elle  approche  des  Landes,  mais  mieux  faite  pour  1^  bou- 
cherie; l^landQÎse  proprement  dite,  qui  a  quelque  rapport  avec  celle 
du  Morvan;  la  béarnaise,  qui  peuple  les  pâturages  des  Pyrénées  de 
l'ouest,  etc.  Toutes  sont  des  races  de  travail,  énergiques,  peu  laitières, 
peu  propres  ^  l'engraissement.  Il  en  est  à  qui  peut  justement  ^'ap- 

Îjliquer  cette  boutade  spirituelle  d'un  de  nos  agronomes  :  «Nous  excel- 
ons  à  produire  des  bœufs  de  course  et  des  chevau)^  de  bouch^rip.  » 
Ce  sont  en  effet  de  véritables  bœufs  de  course  que  quelques-ups  de 
ces  agiles  animaux  des  Landes  et  des  Pyrénées,  qui  preppent  le  trot 
comme  des  chevaux,  et  qui,  dans  les  jeux  populaires  du  pays,  luttent 
de  légèreté  avec  les  jeupes  écqr(0urf, 

Maintenant  que  la  demande  devient  plus  active  par  l'ouverture 
des  chemins  de  fer,  quelques-unes  de  ces  variétés  peuvent  être  dé- 
veloppées au  point  de  vue  de  la  viande;  d'autres,  cqmmè  ]^  béar- 
naise, Qpt  des  qualités  laitières;  mais  en  règle  générale  plies  ^ont 
plus  propres  â  donner  de  1^  force.  La  nature  du  travail  l'exige 
aussi  bien  que  le  climat.  Les  terres  du  midi  sont  plus  dures  k  remuer 
que  celles  du  nord,  et  le  travail  y  est  plus  pénible  à  cause  de  la 
chaleur.  Une  des  meilleures  solutions  de  la  difficulté,  tant  que  la  PÔ- 
cessité  du  travail  subsistera,  serait  la  distinction  en  deux  classes, 
les  bêtes  de  travail  et  celles  de  rente.  Si  cette  distinction  s'établit, 
le  sud-ouest  peut  produire,  en  éten^lapt  ses  cultures  fourragères, 
plu^  de  viande  et  d^  l^it;  ainpn  il  restera  toujours  en  arrière.  Les 
animaux  enypyés  fti  cppcpur^  ét^ept  ^  i^m  fins;  je  pe  crois  pas 
qu^  ç«  mi  )f^  meilleure  directiçin  ^  «uivro.  f  admeu  cafiwdaQt 


LPf  ^mAUX  HEBUPOUCTEURS.  203 

qu'elle  vaut  mieux  que  riçQ,  elle  est  peut-être  jusqu'ici  la  seul§  pos- 
sible. Tout  le  luidi  n'était  représeptô  qwp  pi^r  on^e  animaux,  ^QWt 
trois  venus  de  Limogea. 

Après  les  bœufs,  le^  raoutpns.  Ceux-ci  forment  eq  effet  le  second  ca- 
pital de  ragriculture,  et  sur  beaucoup  de  points  leur  iniportance  égale 
ou  dépasse  celle  du  gros  bétail.  La  supériorité  des  Anglais  sur  pous 
est  ici  plus  marquée;  ils  possèdent  trois  fois  plus  de  moutpna  en  prq- 
portion  et  d*UDe  bien  plus  grapde  valeur  moyenpe.  U  ne  faut  pas 
croire  cependant  que  nous  soyons  tout  à  fait  dépourvus.  La  réparti- 
tion de  la  population  oviqe  sur  notre  sol  est  beaucoup  plus  égale  que 
celle  de  la  race  bovine;  chaque  région  possède  à  peu  près  son  contin- 
gent numérique,  mais  il  y  a  moutons  et  moutons,  et  ceux  du  nord 
remportent  beaucoup  sur  ceux  du  centre  et  du  midi.  Cet  utile  animal 
se  trouve  i^  1^  fois  au  point  de  départ  et  au  point  culmipaut  de  l'agri- 
culture. L'exposition  contenait  600  béliers  ou  brebis,  ce  qui  formait 
on  asse2  beau  troupeau ,  dont  un  quart  environ  en  espèces  étrangè- 
res. Comme  pour  les  bœufs,  les  principaux  types  étaient  seuls  repré- 
iîÇQtés.  Il  était  venu  de  Prusse  un  bélier  et  cinq  brebis  de  la  célèbre 
race  mérine  de  Saxe,  qui  produit  une  laine  si  estimée;  il  était  vequ 
aussi  des  mérinos  d'Angleterre,  descendus  pour  la  plup^^rt  du  trou- 
peau importé  en  1806  par  George  III  et  lord  Somerville,  mais  si  les 
saxons  ont  paru  à  la  hauteur  de  leur  réputation,  les  autres  étaient 
bien  inférieurs  à  nos  mérinos.  Les  Anglais  ont  largement  pris  leur  re- 
vanche avec  leurs  races  nationales  ;  Us  avaient  envoyé  une  quaran- 
taine de  diskl^ys,  une  vingtaine  de  souih-downs  et  autant  de  costwolds. 
Jamais  la  puissance  de  l'homme  sur  la  nature  vivante  n'a  été  plus 
visitile  que  dans  ces  merveilleux  animaux,  pétris  à  volonté  comme 
Fargile*  J'ai  dit  ici  par  quels  procédés  l'illustre  Bakewell  avait  fait 
de  ses  moutops  ce  qu'il  av^it  voulu,  et  comment  son  exemple  avait 
ké  suivi  p^r  9^  compatriotes.  C^ux  qui  en  doutaient  ont  pu  se  con- 
vsûncre  par  eux-mêmes  de  1^  vérité  de  mes  assertions.  Les  disbleys 
de  U.  Creswell  et  de  M.  Kingdon,  les  aouth-downs  de  M.  Jonas  Webb 
et  de  M.  Rigden,  les  costvvolds  de  M.  Beale  Browue  et  de  M-  Ruct 
étaient  véritablement  iucomparal:](les.  U  y  avait  un  bélier  costvvold 
d'uQ  an,  un  des  plus  |)eau^  anin^aux  que  j*aie  jamais  vu;  entre  le 
poids  de  ce  bélier  et  ce}ui  d'une  vache  bretonne,  la  différence  ne  doit 
pas  être  bien  sensible.  Cette  race  de  costwold  est  une  des  plus  nou- 
vellement perfectionnées,  et  elle  promet  de  dépasser  toutes  les  au- 
tres. Il  devient  impossible  de  prévoir  où  s'arrêtera  che^  nos  voi- 
fi'ms  cette  refonte  systématique  de  l'espèce  ovine. 

Comme  pour  les  bœufs  durham  et  les  vaches  d'Ayr^  nous  possé- 
dons maintenant  ^p  Fr^nç^  u^  asses  grand  nombre  de  sujets  çle  ces 
rif?a  aftjfiqelies  pQW  PSfi^^r  ^e  Je»  Baturalis^ïs-  ¥•  Allier,  directeur 
dft  ^etàir^oufg^  gui  parfit  s'^ir^  denn^  \%  wmw  d'iPQpCirt§r  eu 


20à  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

France  ce  qu'il  y  a  de  mieux  ailleurs,  et  qu'un  grand  nombre  de  prix 
ont  récompensé  de  ses  efforts,  avait  exposé  des  dishleys,  des  cost- 
wolds  et  des  south-downs  achetés  chez  les  premiers  éleveurs  d'An- 
gleterre, et  d'autres  nés  chez  lui.  On  pouvait  compter  en  tout  une 
centaine  de  béliers  ou  brebis  de  race  pure  appartenant  à  des  Français, 
sans  compter  ceux  qui  composent  la  bergerie  nationale  deMontcavrel 
(Pas-de-Calais),  dont  les  produits,  vendus  tous  les  ans  aux  en- 
chères, commencent  à  être  recherchés  par  nos  éleveurs. 

Parmi  nos  races  nationales,  la  première  place  était  occupée  de 
plein  droit  par  les  mérinos,  qui  comptaient  près  de  200  têtes,  tous 
issus,  de  près  ou  de  loin,  de  la  belle  race  formée  dans  la  berge- 
rie de  Rambouillet.  Cette  bergerie  existe  maintenant  depuis  trois 
quarts  de  siècle  ;  la  richesse  qui  en  est  sortie  est  incalculable. 
Tous  les  pays  voisins,  et  en  particulier  la  Brie  et  la  Beauce,  doivent 
leur  prospérité  agricole  à  ces  mérinos;  les  départemens  de  Seine-et- 
Marne,  Seine-et-Oise,  Oise,  Aisne,  Eure-et-Loir,  en  possèdent  4  mil- 
lions de  têtes  sur  3  millions  d'hectares.  Ce  n'est  pas  encore  autant 
qu'en  Angleterre,  mais  pour  nous  c'est  beaucoup.  Les  principaux 
animaux  primés  venaient  de  l'Aisne,  d'Eure-et-Loir,  de  la  Côte- 
d'Or,  qui  rivalise  maintenant  avec  les  pays  plus  rapprochés  de  Ram- 
bouillet. On  peut  dire,  et  je  le  crois  pour  mon  compte,  que  la  ri- 
chesse produite  eût  été  plus  grande  encore,  si,  au  lieu  de  s'attacher 
principalement  à  la  laine,  on  s'était  cittaché  à  la  viande,  comme  en 
Angleterre;  mais  au  temps  où  s'est  formée  la  race  de  Rambouillet, 
la  laine  fine  était  plus  demandée  que  la  viande  en  France.  On  peut 
s'en  assurer  en  comparant  le  prix  de  l'une  et  de  l'autre  à  cette  époque. 
Maintenant  que  la  demande  de  viande  s'est  accrue,  et  que  celle  de 
la  laine  fine  a  plutôt  diminué,  les  conditions  changent;  mais  la  ber- 
gerie de  Rambouillet  n'en  a  pas  moins  l'honneur  d'une  création  qui 
rivalise  presque  avec  celle  de  Bakewell,  quoique  destinée  à  rendre 
d'autres  services.  On  n'a  qu'à  comparer  le  mérinos  pur,  tel  qu'il  a 
été  importé  d'Espagne,  à  celui  de  Rambouillet,  pour  voir  le  progrès 
accompli  en  taille  et  en  laine. 

C'est  encore  une  variété  de  la  même  race  que  celle-à  laine  soyeuse, 
dite  de  Mauchamp,  produit  d'un  accident  habilement  exploité,  et 
qui  montre  une  fois  de  plus  ce  qu'on  peut  obtenir  avec  quelque  per- 
sévérance. 

Le  programme  confondait  dans  une  seule  catégorie  toutes  les  races 
françaises  autres  que  les  mérinos,  et  même  les  sous-races  provenant 
de  croisemens  quelconques,  soit  français,  soit  étrangers.  C'est  bien 
peu  qu'une  seule  catégorie  pour  ce  qui  forme  encore  les  trois  quarts 
de  nos  troupeaux.  A  part  quelques  brebis  berrichonnes,  flamandes 
et  picardes,  nos  races  pures  n'avadent  rien  donné;  leur  absence  était 
d'autant  plus  regrett2i)le,  que  la  plupart  d'entre  elles  ne  peuvent 


LES    ANIMAUX   REPRODUCTEURS.  206 

gilR  S  améliorer  par  des  croîsemens.  C'est  surtout  à  propos  de  Tes- 

ihtofiDe  qu'il  faut  savoir  se  contenter  de  ce  qui  est  possible.  Parmi 

wnnélés  indigènes,  il  en  est  beaucoup  dont  le  mérite  principal, 

CBHepour  la  vache  bretonne,  consiste  à  tirer  parti  des  plus  mai- 

fBpturages.  Celles-là  demandent  à  être  examinées  et  primées  à 

fKl  S  elles  ne  sont  remarquables  ni  par  la  taille  ni  par  la  laine, 

des  ont  quelquefois  un  mérite  qu  il  ne  faut  pas  dédaigner,  la  qua- 

iéde  la  viaode.  Les  Anglais  vantent  avec  beaucoup  de  raison 

kn  races  énormes  et  précoces,  faites  pour  nourrir  abondamment 

kl  populations  ouvrières;  mais  ils  savent  rendre  justice  au  mouton 

I  àpifs  de  Galles,  qui  n'est  ni  plus  gros  ni  mieux  fait  que  nos  arden- 

■bou  DOS  solognots  :  im  gigot  gallois  se  paie  aussi  cber  qu^un  gi- 

fftdishley,  quoiqu'il  pèse  beaucoup  moins.  £st-ce  que  nous  n'esti- 

MBS  pas,  nous  aussi,  nos  moutons  dits  de  présalé?  Paris  mange  la 

nUrâre  viande  de  bœuf  et  de  veau  qui  soit  au  monde,  mais  la  viande 

doBoatony  est  mauvaise  généralement,  parce  qu'elle  provient  de 

fieumériDos.  N'est-ce  pas  là  un  besoin  à  signaler? 

lû  remarqué  une  autre  lacune  non  moins  fâcheuse,  celle  des 

krebis  laitières,  qui  font  la  fortune  du  Bouergue  et  du  Béarn.  Le 

iwiuge  de  lait  de  brebis,  dont  le  meilleur  type  vient  de  Boque- 

irt(Aveyron),  constitue  une  industrie  toute  nationale,  qui  mérite 

ftee  connue,  encouragée  et  répandue.  J'aurais  voulu  enfin  voir  au 

rappelée  par  quelque  chose  l'espèce  des  moutons  dits  trans- 

,  qui  jouent  un  rôle  si  important  dans  le  sud-est. 

Les  croisemens  étaient  mieux  représentés,  surtout  celui  des  dish- 

kjsi^ec  les  mérinos.  Je  ne  sais  si  ce  mélange  est  en  soi  parfaitement 

iMendu,  et  s'il  n'y  a  pas  quelque  contradiction  entre  la  spéculation 

flr  la  laine,  qui  suppose  la  récolte  successive  de  plusieurs  toisons, 

i  la  précocité  pour  la  boucherie,  qui  est  le  caractère  principal  des 

idileys;  c'est  utie  question  que  l'expérience  ne  peut  manquer  de  ré- 

iftdre,  car  l'ambition  d'unir  la  viande  et  la  laine  se  présente  si  na- 

iieUement  qu'elle  a  tenté  bon  nombre  d'éleveurs.  A  leur  tète  est 

l  Pluchet  de  Trappes  (  Seine-et-Oise  ) ,  dont  le  troupeau  sans  pareil 

dotait  à  bon  droit  l'admiration.  Il  y  avait  aussi  des  dishley-nor- 

imds,  des  dishley -flamands,  des  south-down-berrichons,  etc.  : 

kilam-es  à  mon  sens  plus  rationnelles,  quoiqu'elles  aient  un  succès 

irins  éclatant;  mais  ce  qui  me  parait  l'emporter  sur  tous  les  essais 

Kn  en  France  jusqu'ici,  c'est  la  sous-race  de  la  Charmoise  (Loir-et- 

flfcr),  due  au  regrettable  M.  Malingié  et  entretenue  avec  un  soin 

^ê^eai  par  ses  fils.  Voilà  une  véritable  création,  tout  à  fait  sur  le 

Mâe  des  races  anglaises;  je  ne  sais  si  elle  aura  beaucoup  de  durée, 

Qrce  qoi  est  abandonné  en  France  à  l'initiative  individuelle,  quel- 

^léaolue  qu'elle  puisse  être,  a  bien  des  chances  contre  soi,  mais 

tbiièrile  de  douer  et  de  prospérer,  comme  le  plus  grand  exemple 


2êè  àfet^  Ml  MUx  IfdNDBS. 

de  l'esprit  d'entreprise  qui  ait  été  donné  encore  parmi  nous.  G0II 
sous-race  a  remporté  à  plusieurs  reprises  le  premier  prix  des  mai 
tons  gras  au  concours  de  Poissy,  pour  des  animaux  arrivés  à  tm 
leur  développement  avant  l'âge  de  quatoiee  mois;  elle  commence! 
se  répandre  dans  le  centre,  qui  est  son  domaine  naturel,  car  elle  ei 
sortie  de  bil3bis  berrichonnes  avec  des  béliers  anglais. 

Les  porcs  étaient  peu  nombreux,  relativement  aux  autres  espëeÉl 
On  en  comptait  environ  60  en  tout,  dont  douEe  appartenant  à  dM 
races  nationales,  le  reste  en  races  anglaises.  En  France  comme  il 
Angleterre^  le  porc  n'est  absolument  élevé  que  pour  sa  viande;  ni  11 
travail,  ni  le  lait,  ni  la  laine,  ne  viennetit  compliquer  la  questiUi 
animal propter  convivia  natnm.  Les  différences  de  climat  et  de  fefH» 
lité  ont  elles-mêmes  peu  d'importance,  car  le  porc  vit  peu  au  graâl 
air,  il  doit  être  surtout  nourri  à  l'étable;  rien  ne  s'oppose  dohcilD 
rieusement  à  l'adoption  pure  et  simple  des  races  anglaises  par  Ml 
plus  petits  cultivateurs.  Leur  supériorité  est  plus  manifeste  enoWl 
que  pour  les  autres  espèces  animales;  tout  s'y  trouve^  la  qualM 
comme  la  quantité,  et  quand  oïl  a  vu  une  fois  un  essex,  un  new-lli- 
cester,  un  coleshill,  un  hampshire,  il  n'est  plus  permis  d'hésltWi 
Autant  il  me  paraît  prudent  de  bien  étudier  avant  d'entreprendre  ttt 
croisement  quelconque  pour  les  bœufs  et  les  moutons,  autant  l'avi»* 
tage  me  paraît  immédiat  et  évident  pour  les  porcs,  tant  nos  rûM 
sont  encore  défectueuses  pour  la  plupart. 

Ceci  commence  à  être  compris,  car  les  prix,  même  pour  des  aw* 
maux  de  race  anglaise^  ont  été  généralement  obtenus  par  des  Friii- 
çais,  bien  que  des  éleveurs  anglais  eussent  aussi  concouru.  Je  ne  coB* 
nais  pas  les  porcheries  de  la  plupart  de  nos  éleveurs  priitiés,  mais  j'ii 
vu  celle  récemment  construite  par  l'un  d'eux,  M.  Allier,  directetttdl 
Petit-Bourg,  et  je  puis  affirmer  qu'il  n'y  a  rien  de  mieux  en  Angleterre^ 
11  est  bien  à  désirer  que  cet  exemple  se  propage,  car  de  toutes  M 
spéculations  agricoles  il  n'en  est  pas  de  plus  simple,  de  plus  sûre^ 
de  plus  facile;  la  viande  de  porc  entre  déjà  pour  un  tiers  dans  nott 
alimentation  nationale. 

Quelques  boucs  et  chèvres  appartenant  aux  races  d'Angora  et  dd 
Cachemire  figuraient  à  côté  des  moutons.  C'est  sans  doute  une  louiî- 
ble  entreprise  que  d'essayer  de  naturaliser  ces  élégantes  espècoi 
mais  nous  avons  déjà  chez  nous  un  type  précieux  dont  on  ne  parte 
pas  assez;  c'est  tout  bonnement  la  chèvre  laitière,  l'ancienne  Amat 
thée,  qui  peut  bien  nourrir  aujourd'hui  les  hommes,  puisqu'dlë 
nourrissait  autrefois  les  dieux.  Ce  n'est  pas  sans  raison  que  lèl 
anciens  avaient  fait  d'une  corne  de  chèvre  la  corne  d'abondance;  de 
tous  les  animaux  domestiques,  celui-là  est  peut-être  le  plus  produc^ 
tif.  Outre  qu'il  fournit  la  matière  première  d'une  de  nos  industries 
de  lutè,  Isk  ganterie,  il  produit  éd  abondance  des  fromages  reebe^-^ 


LES    ÀIltâÎAUX   ItÉPBÔDUGTEltRS.  2Ô7 

chés.  J'aurais  voulu  voir  à  l'exposition  des  chèvreâ  du  Mont-d*Or, 
près  Lyon,  dont  oU  estime  le  produit  brut  annuel  à  l25  francs  par 
tête.  L'objection  ordinaire  cont^e  la  chèvrfe,  c'est  qu'elle  détruit  tout, 
maison  n'est  nullement  obligé  à  la  lalssét  paître  eh  liberté;  celles 
du  Mont-d'Or  ne  soHent  jamais  et  elles  ne  s'en  portent  pas  plus  mal. 
Ces  chèvres,  bien  nourries,  donnent  jlisqu  à  600  litres  de  lait  par  an; 
la  plupart  de  nos  vaches  h'en  donnent  pas  autant  et  elles  consom- 
ment beaucoup  plus. 

Aprte  les  chèvres  venaient  les  lapins.  Tout  le  tnondé  connaît  le 
traité  célèbre  sur  l'art  de  se  faire  avec  les  lapins  3,000  francs  dé 
menu;  il  faut  croire  que  cette  promesse  n'est  pas  tout  à  fait  illu- 
soire, car  il  y  avait  à  l'exposition  trente  familles  de  làpiiis  dont  trois 
ont  été  priuiées.  On  a  raison  de  ne  rien  néglige!-,  quand  il  s'agit  de 
ce  qui  se  mange.  Je  lisais,  il  y  â  quelque  temps^  dans  un  journal  an- 
glais, que  l'élève  des  lapins  était  devenu,  dans  les  environs  d'Os- 
tettde,  une  industrie  très  lucrative,  et  que  des  milliers  de  ces  ani- 
maux étaient  embarqués  régulièretnêiit  pour  l'Angleterre.  Je  n'ai 
pas  vérifié  le  fait.  Ce  qui  est  certain ,  C'est  que  dans  tous  les  temps 
on  a  eu  des  garennes  et  des  clapiers.  Le  vieil  Olivier  de  Serrés  les 
recommandait  vivement  il  y  a  deux  siècles  et  demi.  Je  suis  porté 
à  croire  qu'on  pourrait  les  mtdtiplier  àveô  avantage.  La  grande 
objection  est  la  mortalité,  mais  m  peut  y  échapper  en  leur  donnant 
pl^  d'air  et  d'espace  qu'on  tie  le  fait  communément. 

Une  exposition  d'oiseaux  de  basse-cour  fermait  la  marche;  poules, 
canards,  oies,  dindons,  faisans,  pigeons  et  pintades  de  toute  espèce 
remplissaient  etïviron  cent  cinquante  cages.  C'était  encore  une  inno- 
vation, car  dans  les  premiers  concours  on  n'avait  pas  admis  ces 
produits,  qui,  pour  être  modestes  en  apparence,  n'en  deviennent 
pas  moins  par  leur  nombre  d'énormes  richesses.  J'estime  à  200  mil- 
lions par  an  le  produit  des  œufs  et  des  volailles  en  France,  et  je  ne 
cfois  pas  avoir  exagéré.  Ici  seulement  je  regarde  comme  bien  inu- 
tile l'importation  de  types  étrangers.  Rien  dans  le  monde  ne  vaut 
nos  volailles.  Depuis  quelques  années,  une  variété  nouvelle  de  pôiiles 
dite  cochinchinoise  a  fait  assez  de  bruit,  soit  eh  France,  soit  en 
Angleterre,  à  cause  de  sa  taille  gigantesque;  mais  peu  à  peu  Teri- 
gouement  diminue,  et  on  revient  aux  anciennes  races.  La  poule  co- 
chinchinoise peut  avoir  quelque  mérité  comme  couveuse,  elle  peut 
servir  à  augmenter  par  des  croisemeiis  la  taille  des  nôtres,  mais  elle 
est  mal  faîte,  et  sa  ctiâir  est  inférieure.  On  parle  aussi  avec  éloges  de 
la  poule  anglaise  dite  de  Dorkings,  dû  nom  d'un  district  du  comté 
de  Surrev,  dont  elle  est  origitiaire.  Cette  variété  obtient  maintenant 
tons  les  prix  en  Angleterre,  le  prince  Albert  en  avait  envoyé  lih  très 
bel  échantillon  :  je  ne  la  crois  pourtant  iii  supérieure  ni  même  égale 
i  notre  poule  de  Créveckfeùr,  pas  plus  (Ju^â  notre  ^àriêlè  bresëâîihé,  à 


208  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

celle  du  Mans,  à  celle  de  Barbezieux,  etc.  Nous  avons  fait  depuis  loog^ 
temps  pour  nos  volailles  ce  que  les  Anglais  font  maintenant  pour  kl 
bœul's,  les  moutons  et  les  porcs  :  nous  les  avons  développées  dans  11 
sens  de  Tengraissement  précoce  et  du  rendement  supérieur;  nous  j 
avons  ajouté  la  fmesse,  la  blancheur,  la  saveur  exquise,  car  en  bi| 
de  goût  nous  sommes  plus  délicats,  le  succès  universel  de  nos  cw 
siniers  en  est  la  preuve.  Ce  que  les  Anglais  ont  de  mieux  à  faira^ 
au  lieu  d'aller  chercher  des  espèces  extraordinaires  sur  les  bords  d| 
Gange,  en  Chine  ou  en  Maîaisie,  c'est  d'importer  nos  propres  espëeoi 
et  nos  procédés  d'engraissement.  Quant  à  nous,  nous  n'avons  qii^l 
persévérer.  Une  seule  cause  contrariait  chez  nous  le  progrès  decMJ 
industrie  rurale,  le  bas  prix  des  produits;  elle  n'existe  plus. 

Telle  a  été  dans  son  ensemble  cette  belle  exposition.  On  nous  €i 
promet  de  pareilles  pour  1856  et  1857.  C'est  peut-être  bien  prèi; 
il  est  difficile  que  d'ici  à  un  an  on  ait  à  constater  quelque  résultan 
sensible.  On  dit  que  de  nouveaux  perfectionnemens  seront  introdnili 
dans  le  programme.  Un  des  plus  importans  consisterait  à  obtenir  dei 
administrations  de  chemins  de  fer  le  transport  gratuit  des  animaux, 
comme  en  Angleterre.  Il  paraît  qu'on  persiste  à  exclure  du  conconn 
les  chevaux ,  comme  soulevant  des  passions  et  des  querelles  étran- 
gères à  la  question  agricole.  Cette  décision  est  regrettable;  une  ex- 
position d'étalons  et  de  jumens  compléterait  la  série  des  animaux 
reproducteurs,  et  ajouterait  à  l'intérêt  du  concours.  On  a  remarqiift 
avec  raison  qu'il  y  avait  des  espèces  de  chevaux  de  trait  et  de  tra^' 
qui  tiennent  de  près  à  l'agriculture,  et  qui  ne  donnent  pas  lieu  ani^ 
mêmes  contestations  que  les  chevaux  de  selle  et  de  course.  La  Sor^ 
ciété  royale  d'agriculture  d'Angleterre,  qui  exclut  les  chevaux  dij 
course,  admet  les  chevaux  de  trait. 

La  proclamation  des  prix  a  eu  lieu  devant  un  nombreux  concoui^ 
d'éleveurs  français  et  étrangers.  Le  héros  de  la  journée  a  été  ua 
Anglais,  M.  Jonas  Webb,  dont  les  moutons  south-down  avaient,  au 
yeux  des  connaisseurs,  la  palme  du  concours;  il  a  été  couvert  d'apr 
plaudissemens  unanimes.  Le  lendemain,  on  a  procédé,  aux  tenmei 
du  programme,  à  la  vente  des  animaux.  La  plupart  ayant  été  cé- 
dés à  l'amiable,  les  prix  ne  sont  pas  généralement  connus;  ou  dil 
qu'ils  ont  été  modérés.  Nos  éleveurs  ont  pu  se  procurer,  sans  de  tro| 
grands  sacrifices,  des  types  supérieurs.  Malheureusement  l'état  d'eit 
graissement  excessif  de  la  plupart  des  animaux,  surtout  des  Anglais, 
ne  permet  pas  d'en  attendre  de  grands  services  pour  la  reproductioa 

Maintenant  gardons-nous  de  nous  exagérer  les  effets  de  ces  con- 
cours :  ils  sont  utiles  sans  doute;  mais,  comme  toute  chose  au  monde 
cette  utihté  a  des  bornes.  Pouvons-nous,  par  exemple,  en  attendri 
à  bref  délai  une  baisse  sensible  dans  le  prix  de  la  viande?  Je  ne  h 
crois  pas«  Les  causes  de  la  cherté  sont  trop  profondes  pour  céder  à 


I.^S    ANIlfAUX  BEPBODUCTEURS.  209 

îite;  elles  sont,  comme  toujours,  de  deux  sortes  :  Tune  physique, 
l'autre  économique. 

1^  causes  physiques  sont  la  maladie  des  pommes  de  terre  et  les 
bteinpéries  exceptionnelles  de  ces  trois  dernières  années.  On  ne  se 
rend  pas  compte  suffisamment  de  la  portée  du  fléau  qui  a  frappé  les 
pommes  de  terre;  on  voit  cependant  qu'en  Irlande  il  en  est  résulté 
la  mort  d'un  million  d'hommes  et  l'expatriation  de  deux  autres  mil- 
lions. En  France,  le  mal,  pour  être  beaucoup  moins  grave,  n'en  est 
pas  moins  réel.  La  production  annuelle  des  pommes  de  terre  était 
évaluée  à  100  millions  d'hectolitres,  et  s'élevait  probablement  plus 
haut;  une  moitié  environ  servait  directement  à  la  nourriture  des 
bommas,  l'autre  moitié  à  celle  des  animaux.  Cette  ressource  manque 
plus  ou  moins  depuis  bientôt  dix  ans,  et  n'a  pas  encore  été  rempla- 
cée. La  pomme  de  terre  entrait,  soit  par  elle-même,  soit  par  sa  trans- 
formation en  viande,  pour  un  dixième  environ  dans  l'alimentation 
nationale;  en  supposant  que  la  perte  soit  seulement  de  moitié,  c'est 
Qo  FÎngtième  qui  fait  défaut  régulièrement,  et  dans  un  pays  comme 
le  nôtre,  qui  produisait  tout  juste  ce  qui  lui  était  nécessaiie,  un  dé- 
ficit d'un  vingtième  n'est  pas  à  dédaigner;  c'est  la  nourriture  de  près 
de  deux  millions  d'hommes. 

De  plus,  je  n'apprendrai  rien  à  personne  en  disant  qu'à  deux  re- 
prises différentes,  en  18A6  et  18A7  d'abord,  en  1863  et  185A  en- 
suite, nous  avons  eu  une  température  anormale  et  très  peu  favorable 
à  la  production.  Deux  fois  en  huit  ans,  nous  avons  vu  une  véritable 
disette.  Comment  s'étonner  alors  que  les  prix  se  soutiennent?  Tout 
le  monde  reconnaît  qu'il  y  a  en  un  déficit  sensible  dans  la  produc- 
tioQ  des  céréales;  celle  de  la  viande  a  diminué  par  la  même  cause. 
Quand  les  céréales  manquent  pour  la  nourriture  des  hommes,  la 
portion  qui  sert  d'ordinaire  à  l'engraissement  des  animaux  est  plus 
ou  moins  détournée  pour  parer  à  des  besoins  plus  pressans.  Le 
temps  n'a  pas  été  beaucoup  plus  favorable  aux  herbages  qu'aux  cé- 
réales; l'extrême  humidité  du  printemps  de  1853  a  provoqué  de  nom- 
hreuses  épizooties,  surtout  parmi  les  moutons.  Ce  que  nous  avons 
perdu  en  moutons  par  la  cachexie  aqueuse  est  incalculable;  des  con- 
trées entières  ont  vu  disparaître  presque  tous  leurs  troupeaux.  On 
peut  oublier  de  pareilles  crises,  mais  leurs  traces  restent  profondé- 
ment marquées  dans  les  faits,  et  il  faut  plusieurs  années  pour  répa- 
rer le  mal  produit  par  une  seule. 

Quant  aux  causes  économiques,  elles  ne  sont  pas  moins  appa- 
rentes. La  première  est  la  révolution  de  1848  et  la  période  de  dé- 
couragement qui  Ta  suivie.  Ces  tristes  temps  sont  encore  si  près  de 
■008,  qu'il  devrait  être  inutile  de  les  rappeler.  Au  moment  où  la 
prodoctioo  avait  à  faire  de  grands  efforts  pour  réparer  les  mauvaiaesr 

«nu.  14 


2iO  jUB^ruB  D£3  i>£nx  mowihes. 

années  de  18A6  et  1847,  l'impôt  extraordinaire  d£s  A6  centimes,  et 
plus  encore  la  baisse  subite  de  toutes  les  denrées,  an^enée  par  une 
diminution  spontanée  de  confiance  et  de  consonunation,  ont  porté 
dans  la  culture  une  perturbation  profonde.  On  a  vu,  sur  beaucoup 
de  points,  les  fermiers  abandonner  leurs  fermes;  la  plupart  des  pro* 
priétaires  endettés  ont  été  ruinés  du  coup,  et  la  valeur  des  proprié- 
tés  rurales  a  baissé  de  50  pour  100.  En  présence  de  pareils  faita, 
le  mouvement  naturel  d'une  société  en  progrès  s'est  arrêté.  On  a 
cessé  presque  partout  de  faire  des  avances  à  la  culture;  on  a  moins 
bâti,  moins  semé,  moins  acheté  d'engrais,  moins  renouvelé  son  mo- 
bilier aratoire  et  son  cheptel.  La  plupart  des  bestiaux  que  noua 
mangeons  aujourd'hui  ont  dû  naître  vers  cette  époque,  où  l'agricul- 
ture vivait  sur  son  capital,  et  ne  songeait  à  l'avenir  que  pour  s'en 
épouvanter.  Il  ne  faudrait  pas  beaucoup  d'années  conune  celles-là 
pour  ruiner  un  pays  aussi  riche  que  le  nôtre. 

Au  momemt  où  nous  commeivcions  à  nous  remettre  de  ces  ae- 
cousses,  la  guerre  est  venue,  guerre  légitime  et  héroïque  sans  doute,^ 
mais  qui  enlève  beaucoup  de  bras  à  la  culture  et  qui  consomme  une 
grande  partie  du  capital  national.  Avec  la  meilleure  volonté  du 
monde,  on  ne  peut  pas  tout  faire  à  la  fois:  quand  le  dixième  de  la 
population  virile  est  sous  les  armes,  il  est  impossible  que  son  ab- 
sence ne  se  fasse  pas  sentir  dans  les  travaux  productifs;  quand  tas 
épargnes  du  pays  servent  à  faire  des  canons  et  des  boulets,  à  trana^ 
porter  des  masses  d'hommes  et  de  munitions  à  huit  cents  lieues  de 
nos  frontières,  elles  ne  peuvent  être  utilement  employées  ailleurs. 
Rien  ne  peut  se  faire  en  agriculture  sans  capitaux,  et  les  capitaui. 
s'éloignent  aujourd'hui  de  la  terre  plus  qu'ils  ne  s'en  rapprocfaentt 
absorbés  qu'ils  sont  par  les  emprunts  publics  que  la  guerre  néces- 
site, et  qui  offrent  un  placement  plus  commode,  en  même  temps 
qu'ils  satisfont  un  autre  intérêt  national. 

Il  y  a  donc  eu  diminution  dans  la  production,  je  n'en  doute  pas» 
Je  voudrais  croire  qu'il  y  a  eu  plutôt,  comme  quelques  personnes 
l'aflirment,  augmentation  dans  la  demande;  malheuieusement  je  œ 
le  puis.  La  consonunation  a  sensiblement  augmenté  à  Paris  et  sur  les 
autres  points  où  se  font  de  grands  travaux  publics  extraordinaires; 
dans  l'ensemble,  elle  ne  s'est  pas  accrue.  Un  fait  incontestable  le  dô^ 
montre  :  le  progrès  de  la  popidation  s'est  à  peu  près  arrêté.  De  18ii 
à  1845,  la  population  avait  monté  en  cinq  ans  de  1,170,000  âmes 
ou  234,000  par  an;  de  1847  à  1851,  elle  n'a  monté  que  de  416,000 
ou  63,000  par  an;  nous  ne  saurons  que  l'année  prochaine  quel  aura 
été  le  progrès  de  1851  à  1856,  mais  les  résultats  connus  par  la  com- 
paraison des  naissances  et  des  décès  permettent  d'afiinner  qu'il  ne 
aéra  pas  beaucoup  {dus  sensible^ 


USB  AiraiÂlTX  ItE^KODtJCitEÏÏRS.  211 

Qoelles  que  soient  les  causes,  comment  remédier  à  la  cherté?  Le 
gouverneroeDt  a  supprimé,  comme  on  fait  toujours  en  pareil  cas, 
tous  les  droits  perçus  à  l'entrée  des  denrées  alimentaires.  Cette  me- 
sore  est  excellente  en  soi,  et  il  est  bien  à  désirer  qu'elle  soit  main- 
tenue à  tout  jamais,  car  elle  fait  disparaître  une  illusion  qui  trom- 
pwt  Tagriculture  française  sur  ses  véritables  intérêts;  mais  elle  n'a 
eu  et  ne  pouvait  avoir  aucun  effet  sur  le  prix  de  la  viande  et  du 
pain.  L'approvisionnement  d'une  nation  comme  la  nôtre  ne  peut  lui 
venir  que  d'elle-même;  c'est  ce  qui  est  démontré  aujourd'hui  par  les 
faits.  On  me  permettra  de  rappeler  que  je  Tavais  annoncé  d'avance, 
en  1860,  en  rendant  compte  dans  cette  Revue  de  la  session  du  con- 
seil général  de  l'agriculture  et  du  commerce,  dont  j'avais  eu  Thon- 
Beur  de  faire  partie.  «  Il  est  surabondamment  démontré  pour  nous, 
d&sais-je  alors,  contrairement  à  toutes  les  opinions  en  vogue  parmi 
tes  agriculteurs,  qu'il  n'est  au  pouvoir  d'aucun  pays  étranger  d'exer- 
cer sur  nos  marchés  une  influence  appréciable  sur  le  prix  de  la 
viande.  L*importation  pourra  satisfaire  quelques  besoins  locaux  ex- 
trêmement restreints,  mais  au-delà  de  la  zone  frontière,  l'effet  en 
sera  complètement  insensible  sur  l'immensité  du  marché  national.  » 
Ce  que  je  disais  alors,  je  le  répète  aujourd'hui,  avec  l'autorité  d'une 
expérience  faite  dans  les  conditions  les  plus  décisives,  car  s'il  y  a 
jamais  eu  avantage  à  introduire  du  bétail  étranger  en  France,  c'est 
aujourd'hui,  à  cause  de  la  cherté. 

On  remède  plus  efficace,  le  seul  qui  le  soit  véritablemcfnt,  c'est 
te  perfectionnement  des  communications,  qui  porte  la  demande  des 
denrées  alimentaires  stnr  tous  les  points  du  pays  et  facilite  partout 
à  l'offre  des  moyens  de  se  produire.  Ce  perfectionnement  continu 
nous  a  sauvés  depuis  dix  ans;  sans  le  progrès  des  chemins  de  fer 
et  des  chemins  vicinaux,  les  crises  que  nous  avons  traversées  au- 
raient été  infiniment  plus  graves.  L'ouverture  d'une  nouvelle  com- 
munication, même  d'un  simple  chemin  vicinal,  et  à  plus  forte  rai- 
Mi  d'une  voie  de  fer,  répare  bien  des  maux.  Ce  n'est  pas  un  des 
iMMDdres  fléaux  de  la  révolution  de  18A8  que  d'avoir  paru  com- 
promettre un  moment  l'exécution  des  chemins  de  fer.  Les  princi- 
pks  coDcesrions  qui  ont  eu  lieu  depuis  quelques  années,  la  ligne 
de  Lyon  à  Avignon,  celle  de  Bordeaux  à  Cette,  celle  du  Grand-Central 
•lecses  embrancbemens,  auront  des  conséquences  inestimables  potnr 
Figriculture,  comme  pour  le  commerce  et  l'industrie  des  contrées 
ttirersées.  Quant  aux  chemins  vicinaux,  la  loi  de  1831  poursuit 
sans  relâche  et  sans  bruit  son  œuvre  bienfaisante;  cette  loi  est  sans 
comparaison  ce  qui  a  été  fadt  de  plus  utile  depuis  un  demi-siècle  poxu* 
la  prospérité  nationale;  elle  a  fait  dépenser  un  milliard  en  vingt- 
qoatre  ans,  et  il  n'y  en  a  pas  eu  de  mieux  placé. 


212  BETUE  DES  DEUX   MONDES. 

Est-ce  assez?  Oui,  sans  doute,  si  l'on  ne  peut  pas  faire  davantage 
mais  il  serait  bien  à  désirer  qu'on  pût  doubler,  tripler  même  a 
dépenses  fécondes.  Tout  un  ordre  de  voies  nouvelles,  les  cbeinii 
ruraux,  réclament  impérieusement  des  allocations;  10,000  kilomi 
très  de  chemins  de  fer  sont  concédés,  mais  6,000  à  peine  sont  oa 
verts,  et  ce  n'est  pas  10,000  kilomètres  qu'il  faut  à  la  France,  mai 
40,000  pour  être  seulement  arrivée  au  point  où  en  est  aujourd'hi 
l'Angleterre.  Si  Ton  ne  va  pas  plus  vite,  il  ne  faudra  pas  moins  d 
cinquante  ans  pour  les  faire;  on  parle  beaucoup  des  chemins  de  fei 
on  ne  travaille  pas  en  proportion;  on  n'a  ouvert  que  600  kilomètre 
nouveaux  en  1854,  et  on  n'en  ouvrira  probablement  pas  beaucou 
plus  en  1855.  Nous  sommes  encore  bien  en  arrière  de  l'Allemagn 
elle-même.  Espérons  que,  quand  il  aura  été  possible  de  faire  la  paij 
tous  ces  travaux  seront  poussés  avec  plus  d'énergie.  Espérons  ausi 
que  notre  pays  ne  se  passera  plus  la  fantaisie  de  révolutions  radi 
cales.  L'agriculture  ne  peut  fleurir  qu'à  ces  conditions.  Les  capitau 
ne  sont  pas  instinctivement  attirés  vers  elle;  il  suffit  du  moindn 
courant  pour  les  détourner.  Sa  réputation  n'est  pas  bonne  sous  oc 
rapport;  elle  passe  pour  un  gouffre  qui  absorbe  et  ne  rend  rieo.  ht 
public  français  ne  sait  pas  bien  faire  la  distinction  entre  l'argeol 
placé  en  terre,  qui  ne  rapporte  en  effet  que  2  à  3  pour  100,  et  l'ar- 
gent placé  dans  la  culture,  qui  doit  rapporter  8  ou  10.  Tout  a  coi» 
tribué  à  implanter  sur  les  deux  tiers  de  notre  sol  une  ignorance  etiqp 
pauvreté  tenaces,  qui  résistent  encore  à  toute  amélioration,  m6m 
quand  les  causes  s'atténuent  ou  disparaissent.  Quand  on  songpjk 
ce  qu'il  faut  de  capitaux  pour  le  moindre  progrès  agricole  et  à  tofp 
les  obstacles  qu'ils  rencontrent,  on  ne  s'étonne  pas  de  la  lenteur  d| 
notre  marche.  Même  en  supposant  un  placement  à  10  pour  lOOiV 
qui  est  beaucoup  pour  une  moyenne,  il  ne  faut  pas  moins  de  10  nsk 
liards  pour  augmenter  nos  produits  agricoles  d*un  cinquième,  il  H 
faut  50  pour  les  doubler  comme  en  Angleterre. 

On  voit  qu'une  nation  ne  peut  pas  se  proposer  une  œuvre  jfigt 
gigantesque;  il  n'en  est  pas  non  plus  de  plus  utile.  Avec  le  propll 
agricole,  tout  grandit  :  le  commerce,  l'industrie,  la  populatioii»J^ 
puissance;  sans  lui,  tout  est  arrêté.  Le  système  des  expositions  pof 
contribuer  à  accélérer  le  mouvement,  mais  il  ne  peut  pas  le  pfAr 
duire  à  lui  seul.  Le  concours  de  cette  année  prouve  du  moins  qi# 
l'agriculture  française  fait  à  peu  près  tout  ce  qu'elle  peut  danslao# 
dition  où  elle  se  trouve,  et  qu'elle  est  prête  à  de  nouveaux  effoi||k 
pour  peu  que  les  circonstances  générales  lui  soient  propices. 

Lêouce  DE  Latergios. 


REVUE  MUSICALE 


UêWÂMiTJÊm  —  SmmmY  MBLL.  -  LB9  WBPWLES  SlCthlEtlBEa, 


L'ezposiGoQ  universelle  est  définitivement  ouverte,  car  la  musique  vient 
i  k  compléter  en  faisant  aussi  son  apparition  à  ce  grand  bazar  des  pro  i 
te  de  l'esprit  humain.  Trois  opéras  nouveaux  ont  été  représentés  aux  trois 
iih  théâtres  lyriques  que  possède  Paris,  ce  qui  donne  la  mesure  du  rang 
in  modeste  qu'occupe  l'art  musical  dans  les  goûts  de  la  France.  Au  mi- 
!■  de  vingt  spectacles  de  tout  genre  qui  s'adressent  à  toutes  les  classes  de 
àsKiété,  eu  face  d'une  galerie  improvisée  des  beaux-arts  qui  renferme  plus 
4i  trois  mille  ouvrages  venant  de  tous  les  coins  du  monde,  la  musique  ne 
fmàà^  eu  France  que  trois  théâtres  où  l'on  ne  représente  pas  dix  opéras 
imvMuix  par  an.  Encore  n*est-ce  que  la  musique  dramatique  qui  est  admise 
àee  concours  des  œuvres  du  génie,  car  la  symphonie  et  les  autres  formes  de 
k  musqué  instrumentale  y  brillent  par  leur  absence.  11  faut  convenir  que 
Mrart  musical  n'avait  â  présenter  à  ce  congrès  de  la  civilisation  du  monde 
fto  les  trois  ouvrages  dont  nous  avons  à  parler  aujourd'hui,  il  n'y  aurait 
fm  fieo  de  réclamer  pour  lui  une  plus  large  part  dans  l'estime  des  hommes, 
te  fadériorilé  serait  évidente  vis-à-vis  de  ce  nombre  considérable  de  ta- 
Mhbi,  de  statues  et  d'objets  d'art  de  toute  nature;  mais  il  est  juste  de  re- 
BÊtqmt  que  la  galerie  de  l'avenue  Montaigne  ne  renferme  pas  seulement 
lnsBvrages  récens,  fruits  de  quelques  années  de  travail  :  chaque  artiste  a 
^ib  grouper  autour  de  son  nom  tous  les  titres  qui  peuvent  le  recommander 
â  11  postérité.  Or,  si  l'on  prend  pour  exemple  l'exposition  de  MM.  Ingres  et 
liSèDe  Delacroix,  l'observateur  a  devant  lui  une  perspective  de  cinquante 
^  car  plusieurs  tableaux  de  M.  Ingres  remontent  Jusqu'à  l'année  1801. 
C«t  donc  le  résultat  d'un  demi-siècle  d'activité  et  de  labeur  que  nous  avons 


21A  REVUE   DES  DEUX  MONDES- 

SOUS  les  yeux,  et  en  accordant  à  la  musique  les  mômes  avantages,  nous  n'au» 
rions  plus  à  rougir  pour  Tart  admirable  qui  est  l'objet  de  nos  plus  chènt 
affections. 

Si  nous  avions  mission  de  produire  à  l'exposition  universelle  les  noms  et 
les  œuvres  qui  ont  illustré  Tart  musical  depuis  le  commencement  du  sièdc^ 
nous  aurions  à  tracer  le  tableau  d'une  époque  aussi  grandiose  que  féconds,  j 
L'Italie  se  présenterait  avec  Cherubini,  Spontini,  Paer,  Rossini,  DonizeM,  , 
Bellini,  Mercadante  et  M.  Verdi,  l'Allemagne  avec  Beethoven,  Weber,  Spûbr^  j 
Mendelssohn,  Schubert  et  M.  Meyert)eer;  la  France  serait  entourée  de  Mé-  ^ 
hul,  Boïeldieu,  Nicolo,  Hérold,  MM.  Auber,  Adam  et  Halévy,  En  rapprochsnt  g 
les  noms  de  ces  compositeurs  plus  ou  moins  célèbres  des  peintres  et  sculp*  .^^ 
teurs  dont  la  France  admire  le  talent,  il  y  aurait  d'assez  curieuses  remsr-  ^ 
ques  à  faire.  Par  exemple,  si  on  nous  offrait  M.  Ingres  en  échange  de  la  ., 
gloire  de  Rossini,  aurions-nous  beaucoup  à  nous  louer  du  marché?  On  ns  ^ 
trouve,  à  notre  avis,  dans  l'œuvre  de  l'auteur  de  V,4poihcose  d'Homère  rien  ^ 
qui  égale  le  ûnale  de  Semiramide  ou  celui  du  troisième  acte  de  Mélu,  Nooi  '',^ 
aimerions  mieux  donner  pour  M.  Ingres  Cherubini,  dont  le  peintre  d'Homên 
a  fait  un  si  beau  portrait.  Ces  deux  grands  artistes  se  ressemblent  par  l'éMi* 
vation  et  la  sévérité  du  style,  par  la  netteté  du  plan  où  se  renferme  leur  ^ 
pensée,  et  aussi  par  l'absence  de  cette  étincelle  créatrice  qui  appartient  aa  ^' 
génie.  Tous  deux  sont  des  représentans  de  la  tradition  et  des  principes  étcr*  ^ 
nels  de  l'art.  M.  Auber  et  M.  Horace  Vemet  pourraient  s'échanger  sans  trop  ' 
grande  difficulté,  avec  cette  restriction  en  notre  faveur,  qu'il  y  a  dans  l'an-  • 
teur  de  la  Muette  et  du  Domino  noir  une  élégance  de  style  qui  ne  ae  ttoava  " 
pas  dans  le  procédé  de  l'autre,  ce  nous  semble;  mais  tous  deux  sont  des^f^  ' 
tistes  plus  aimables  que  forts,  j^us  légers  que  profonds,  plus  s^ûrituelB  Mgm  ' 
passionnés,  qui  ne  peignent  guère  que  la  surface  de  la  vie  et  des  sentirnsM.  ' 
M.  Halévy  ne  serait-il  pas  une  compensation  suffisante  pour  M.  Lebmast  ^ 
Enfin,  pour  en  venir  à  M.  Adam,  nous  consentirions  à  réchanger  œoÊté  ^^ 
M.  Meissonnier;  mais  il  est  probable  qu'on  exigerait  de  nous  un  appoint^  tff  ' 
si  le  peintre  comme  le  musicien  se  plaisent  à  traiter  des  sujets  populatai^'  ^ 
l'un  ennobUt  tout  ce  qu'il  touche  de  son  savant  pinceau,  tandis  que  l'aolNl  ^ 
s'abandonne  sans  contrainte  à  son  instinct  d'enfant  de  Paris.  Mais  quai  Ât  ^ 
le  peintre  et  le  sculpteur  modernes  qui  pourraient  égaler  la  puissance  da  mh  ^ 
loris,  le  relief  et  la  profondeur  de  conception  qu'on  admire  dam  Aoèertla/' 
Diable,  dans  les  Htig.uenots  et  le  finale  du  quatrième  acte  du  Prophète  f  Qoaarit  * 
au  génie  de  Beethoven,  c'est  au  musée  du  Louvre  qu'il  faut  aller  poitr  Éroir  t 
ver  son  pareil,  dans  Michel-Ange,  dans  Rubens  et  le  Coroége.  ^ 

Le  Théâtre-Lyrique  a  donné,  il  y  a  quelques  semaines,  un  nouvel  apfea  - 
en  trois  actes  de  M.  Halévy,  Jagvarita  l'Indienne.  Le  sujet,  tiré  de  je  ne  aab  } 
plus  quel  roman  obscur,  a  été  poétisé  par  MM.  SaintrGeorge  et  de  Lenm  ^ 
pour  le  compte  de  l'auteur  de  la  Juivey  qui  semble  décidément  voué  aax 
fables  absurdes,  dont  on  ne  comprend  pas  qu'il  accepte  la  solidarité.  Dta 
nous  garde  de  commettre  la  même  faute  en  analysant  un  libretto  où  la  v#- 
garité  des  situations  et  des  caractères  n'est  certes  pas  relevée  par  riutérfttèt 
les  finesses  du  style!  Jaguarita  est  une  reine  sauvage  du  genre  des  hérélaBi 
bibliques  de  M.  Chopin.  Son  coeur  de  tigresse  s*adouctt  et  s'humaniae  àJa 


mCVUE  VUSIGÂLE.  215 

ivlim  bel  ofllder  hoRandais,  qu  elle  unit  par  élever  jusqu*aa  ran^  su- 
.  Le  bon  public  des  boulevards  trouve  cette  sauvagerie  à  Testompe  par- 
l  de  son  goût,  et  U  applaudit  comme  un  bienheureux  les  lazzis  infi- 
l  trop  prolongés  d'un  certain  major  imiwssible,  dont  tout  le  monde 
ittmde  transformer  la  poltronnerie  notoire  en  actes  d'héroïsme.  Sur  cette 
MooDene,  M.  Haléry  a  composé  une  partition  qui  n'est  certes  pas  un  chef- 
twtntj  mais  qui  renferme  des  détails  ingénieux  et  quelques  morceaux  qui 
■Jteot  d'être  signalés  :  au  premier  acte,  par  exemple,  la  stretta  syllabique 
^■Irio  entre  laguarita,  l'officier  Maurice  et  Petermann,— et  le  chœur  final  : 
OwÊitîMiélaire,  dont  la  phrase  est  d'un  beau  caractère  et  bien  rhythmée. 
loCfldieux  que  ce  chœur  ne  termine  pas  le  premier  acte,  et  que  M.  Halévy 
fut  ajouté  un  complément  qui  en  alTaiblit  reflet.  Au  second  acte,  on  re- 
Mmfpt  un  très  joli  chœur  pour  voix  de  femmes  et  quelques  vocalises  de  Ja- 
^■rita,  une  romance  pour  voix  de  ténor  d'une  mélodie  un  peu  vague,  et  le 
te  entre  iaguarita  et  l'officier  hollandais,  morceau  qui  pourrait  être  plus 
sAmt,  mais  qui  renferme  de  bonnes  parties.  Les  couplets  très  élégans  de 
Xaiôe  :  Je  te  fais  roi, —  un  chœur  de  voix  d'hommes  très  énergique  et  la 
eftoiM  de  mort  do  sauvage  Jambo  remplissent  à  peu  près  le  troisième  acte. 
Utrré  les  morceaux  que  nous  venons  d'énumérer  et  d'autres  parties  ac- 
coniies  sur  lesquelles  il  est  inutile  d'insister,  la  Iaguarita  de  M.  Halévy  ne 
livra  pas  plus  que  la  Cour  de  Céliméne  de  M.  Ambroise  Thomas.  Ces  deux 
ampositeurs,  qui  ont  beaucoup  de  ressemblances  au  milieu  de  contrastes 
que  tout  le  monde  peut  saisir,  tombent  souvent  dans  l'afféterie  par  la  crainte 
fiills  ont  du  commun  et  du  populaire.  M.  Halévy  surtout  s'ingciiie   à  dé- 
pouiller sa  phrase  mélodique  des  notes  accentuées,  il  se  complaît  à  la  renfer- 
Bff  dans  un  réseau  d'accords  qui  excitent  plutôt  la  curiosité  du  connais- 
w  que  les  sympathies  du  public.  De  crainte  de  s'éclabousser  et  de  salir  ^a 
Ifligve  robe  de  docteur,  M.  Halévy,  qui  a  de  la  distinction  dans  l'esprit  et 
tes  le  cœur,  mardie  avec  précaution  et  un  peu  péniblement,  tandis  que 
1.  idolphe  Adam  se  moque  du  qu'en  dira-t-on  et  s'enfonce  hardiment  dans 
te  nisseau  jusqu'au  jarret.  11  faut  toujours  revenir  à  ce  lieu  commun,  que 
WÊÊ  idées  fl  n'y  a  pas  d'accessoires,  si  artistement  tissus  qu'ils  soient,  qui 
pÊÊÊOi  faire  vivre  un  ouvrage  après  la  saison  qui  Ta  vu  éclore.  Jagunritn 
iÉini  donc  le  sort  commun,  et  ce  ne  sont  pas  les  points  d'orgue  audacieux 
fc  Ih»  Cabd  qui  empêcheront  le  cours  de  la  justice.  La  justice,  hélas  !  elle 
rt*  déjà  accomplie  pour  cette  charmante  cantatrice,  qui  méritait  peut-être 
•  VKinear  destin.  Nous  le  lui  avions  bien  prédit,  la  voilà  condamnée  à 
nrier  comme  Sisyphe  d^  monceaux  de  croches  et  de  doubles  croches,  sans 
fWOir  jamais  chanter  ime  bonne  phrase  de  musique  qui  faurait  consolée 
fcmtriste  esclavage! 

SI  vous  voulez  que  j'aime  encore, 
Aendes-moi  Tàge  des  amours; 
An  crépuscule  de  mes  jours 
Bfjoignex  s'il  se  peut  l'aurore^ 

•  At  Voltaire  dans  un  âge  fort  avancé.  M.  Auber,  qui  est  un  peu  de  sa 
Cuaille,  ne  pense  pas  de  même,  et,  bien  qull  n^t  pas  encore  accumulé  sur 


210  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sa  télé  fine  et  spirituelle  un  aussi  grand  nombre  d'années  légères,  il  chanter 
toujours  plus  dispos  que  jamais  et  ne  s*imposera  silence,  assure-t-on,  qoB 
lorsqu'on  ne  voudra  plus  l'écouter.  Nous  aimons  à  croire  que  cette  déooiK 
venue  n'arrivera  jamais;  mais  pourquoi  s'y  exposer?  Que  mauque-t-il  donc 
à  M.  Auber  pour  unir  paisiblement  une  carrière  déjà  longue  et  illustrée  par 
tant  de  charmans  chefs-d'œuvre?  H  a  tout  ce  qu  on  peut  demander  à  la  fc»- 
tune^  une  place  éminente  à  la  tête  de  l'école  française,  une  gloire  incontestés 
et  le  respect  de  tous.  J'entends  bien  la  réponse  que  pourrait  nous  adresser 
l'auteur  de  la  Muette  et  du  Domino  noir  : — j 'ai  assez  longtemps  fait  de  la  mv» 
sique  pour  amuser  les  autres,  il  doit  m'étre  permis  d'en  faire  maintenani 
un  peu  pour  mon  plaisir.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  contestions  à  M.  Auber 
un  droit  si  légitimement  acquis!  Nous  persistons  à  croire  cependant  qu'il 
y  a  plus  de  force  et  de  couraj:e  à  s'arrêter  à  temps  qu'à  prolonger  un  bean 
discours  suffisamment  entendu.  En  déposant  la  plume  après  avoir  écrit  Guih 
iaume  Tetl^  Rossini  a  prouvé  qu'il  n'avait  pas  moins  d'esprit  que  de  génie. 
C'est  un  cheval  fougueux  qui  s'arrête  court  au  milieu  de  la  carrière,  en  dé* 
daignant  les  excitations  de  la  foule  ébahie.  A  moins  d'avoir  une  vieilleaee 
forte  et  passionnée  comme  celle  de  Gluck,  qui  à  1  âge  de  soixante-cinq  ans 
doana  son  plus  beau  chef-d'œuvre,  Iphigéuie  en  Tauride  (i),  nous  pensons 
qu'il  faut  laisser  un  Intervalle  entre  la  dernière  chanson  et  l'heure  suprém^ 
et  ne  pas  oublier  ces  jolis  vers  de  Voltaire  : 

Un  oisean  peut  se  faire  entendre 
Après  la  saison  des  beaux  jours; 
Hais  sa  voix  n'a  plus  rien  de  tendre, 
11  ne  chante  plus  ses  amours. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  nos  craintes  respectueuses,  voici  un  nouvel  opérar 
eomique  en  trois  actes,  dû  à  la  collaboration  antique  et  spirituelle  de 
MM.  Scribe  et  Auber.  Qu'est-ce  que  Jenny  Bfllf  Tout  ce  que  vous  voudres,  la 
Sirène,  VAtiibassndrice,  le  Concert  a  la  Cour,  enfin  un  sujet  que  M.  Scribe  a, 
tourné  et  retourné  cent  fois.  Jenny  Bell  est  donc  une  cantatrice,  anglaisa 
cette  fois,  qui  au  milieu  du  xvui*  siècle  faisait  les  délices  de  Londres.  Pauvre 
orpheline,  elle  fut  recueillie  par  un  inconnu  et  p  acée  dans  une  pension  ob 
elle  a  reçu  la  meilleure  éducation.  Au  comble  de  la  célébrité  et  de  la  fortune 
adulée,  adorée  et  respectée  de  tous,  elle  retrouve  son  bienfaiteur  dans  lar 
personne  du  duc  de  Greenwich,  devenu  amiral  et  ministre.  Par  un  stratar- 
gème  qui  est  aussi  connu  que  le  théâtre  de  M.  Scribe,  il  arrive  que  Jenny 
Bell  se  sent  le  cœur  touché  par  un  jeune  compositeur  obscur,  qui  vient  im* 
plorer  sa  protection.  Il  se  trouve  encore  que  ce  jeune  compositeur  n'est  autre* 
que  Mortimer,  le  fils  unique  et  l'héritier  du  duc  de  Greenwich.  On  entrevoil, 
le  combat  de  générosité  qui  s'établit  entre  la  cantatrice  vertueuse  et  le  grani 
seigneur,  combat  qui  se  termine  par  un  bon  mariage  de  Jenny  Bell  av«e 
Mortimer.  Sur  cette  donnée  assez  vulgaire,  M.  Scribe  a  brodé  une  suite  di 
scènes  qu'on  voit  défiler  sans  trop  d'ennui,  grâce  à  la  musette  de  M.  Aidier. 
L'ouverture  est  un  de  ces  petits  morceaux  de  symphonie  que  M.  Auber  com* 

(1)  Représenté  à  l'Académie  royale  de  Musique  le  IS  mai  1779. 


BEYOE  MUSICALE.  217 

IMehabifneDeinent  avec  un  ou  deux  motifs  empruntas  à  la  partition  même 

tffQf  oese  font  pas  autrement  remarquer.  Au  premier  acte,  on  peut  signaler 

biédt  que  Ikit  Jenny  Bell  de  son  enfance  délaissée  :  HnbUans  de  la  ymnie 

tÊf,  dont  le  caract^re  légendaire  ne  manque  pas  d'une  certaine  élévation 

èstjie;  les  couplets  de  l'orfèvre  Dodson,  qui  se  terminent  en  un  duo  pour 

nùdliommes  très  élégamment  accompagné;  certaines  parties  du  duo  entre 

kdocdeGreenwich  et  Jenny  Bell;  un  trio  plein  dentrain  et  de  flraicheur 

|iBr  soprano,  baryton  et  ténor,  et  le  finale,  qui  n'est  pas  autre  chose  qu'une 

iKdiie  pour  deux  voix  de  femmes  avec  accompagnement  du  chœur.  Au 

moud  acte  se  trouvent  les  jolis  couplets  de  la  rose,  adressés  à  Jenny  Bell 

prim  admirateur  désintéressé,  George  Leslie,  que  M.  Couderc  représente 

tPK  une  désinvolture  aisée;  un  duo  pour  soprano  et  ténor  entre  Jenny  Bell 

il  Hortîmer,  lorsque  celui-ci  s'introduit  chez  la  prima  donna  sous  le  nom 

d'an  comxK)6iteur  obscur.  Cette  sc^ne,  qui  est  fort  heureusement 

a  été  également  très  bien  saisie  par  M.  Auber,  qui  en  a  tiré  un  duo 

TCODirqaaUe  x>ar  des  éclats  de  sentiment  qu  on  rencontre  rarement  dans  son 

oone.  Le  trio  qui  vient  après  entre  George  Leslie,  Mortimer  et  la  soubrette 

tA  aussi  très  piquant,  particulièrement  la  rentrée  de  George  Leslie  :  —  Je  lui 

farte  de  loi.  —  Malgré  le  succès  qu'obtient  au  troisième  acte  l'air  de  baryton, 

que  M.  Faure,  dans  le  personnage  du  duc  de  Greenwlch^  chante  avec  goût  : 

Le  bmit  est  pour  le  fat,  la  plainte  est  pour  le  sot, 

nous  préférons  à  cette  morale  de  père  noble  la  romance  de  ténor  que  dit 
Sortimer  avec  le  chœur  qui  l'accompagne  sur  le  thème  national  :  Cod  save 
iàe  king. 

Certes  il  y  a  plus  d'élégance,  de  grâce  et  de  véritable  jeunesse  dans  la 

noareUe  partition  de  M.  Auber  que  dans  la  plupart  des  opérettes  que  nous 

doonent  les  compositeurs  récemment  éclos  de  l'institut.  M"*  Duprez  prête 

aa  personnage  de  Jenny  Bell  la  distinction  de  sa  personne  et  le  style  con- 

tna  et  ferme  qui  caractérise  son  talent.  Que  n'a-t-eile  aussi  suivi  nos  con- 

'vils,  en  ménageant  plus  qu'elle  n'a  fait  ce  fllet  précieux  d'une  voix  fra- 

gik?  La  i^èce,  fort  bien  jouée,  obtient  un  succès  légitime,  et  M.  Auber  doit 

Kr  fier  et  content.  C'est  une  raison  de  plus  pour  que  nous  insistions  sur  le 

teger  que  peut  courir  une  renommée  qui  est  chère  à  la  France.  M.  Auber 

a  en  deux  grands  bonheurs  dans  sa  vie  :  il  a  rencontré  Rossini  assez  à  temps 

pour  modifier  sa  manière  et  s'allumer  aux  feux  de  son  génie,  et  puis  il  a  eu 

lidiaoee  de  voir  mourir  jeune  l'auteur  de  Mirie,  de  Zompa  et  du  Pré  aux 

CÊerts.  &  Hérold  avait  vé^u,  M.  Auber  ne  serait  que  le  second  dans  Rome. 

QaTd  ait  donc  la  prudence  d'un  chef  d'armée^  et  qu'il  n'expose  pas  trop 

fMâonent  dans  sa  personne  le  salut  de  tous. 

L'événement  important  de  la  saison,  c'est  un  opéra  en  cinq  actes,  les  yé- 
F»  tkiiiennes,  que  M.  Verdi  a  composé  expressément  pour  Paris,  et  dont 
Is  panière  représentation  a  eu  lieu  le  13  juin.  Une  grande  curiosité  s'atta- 
chût  à  Fapparition  de  cet  ouvrage,  qui  pouvait  être  le  signal  d'une  nouvelle 
binsformation  de  la  musique  dramatique;  aussi  la  salle  de  l'Opéra  présen- 
tsit-elle  ce  jour-là  un  spectacle  curieux  :  les  partisans  du  compositeur  italien 
<*!  étaient  donné  rendez-vous  en  masse^  et  ce  n'est  point  une  exagération  de 


218  REYUB  DES  AEUX«  MONDES. 

dire  que  presque  tous  les  dilettatUi  aisés  dellilan,  de  Turin  et  d'autcefi 
de  la  Lombardie  assistaient  à  cette  solennité,  qui  avait  pour  eux  l'î 
tance  d'un  événemaat  politique.  En  effet,  les  questions  d'art  ne  sont  pa 
les  Italiens  d'aujourd'hui  de  simples  problèmes  de  goût  qui  se  poseni 
débattent  dans  les  régions  sereines  de  l'esprit;  les  passions  et  les  ii 
actuels  de  la  vie  s'y  trouvent  engagés,  et  dans  le  succès  d'une  virtuose 
artiste  ou  d'un  ouvrage  de  n'importe  quelle  nature,  les  ttallens  voie 
succès  de  nationalité,  un  titre  de  plus  à  l'estime  de  TEurope  civili» 
lendemain  du  début  de  la  troupe  des  comédiens  italiens,  je  rencontrai  i 
boulevards  un  personnage  grave  et  respecté^  un  des  plus  nobles  cars 
politiques  qu'ait  produits  l'Italie  depuis  1848.  —  Étes-vous  allé  au  Tb 
Italien  hier  soir?  me  dit-il  avec  curiosité.  —  Oui,,  certainement,  lui  i 
dis-je.  —  Et  comment  ont-ils  été  accueillis  par  le  public,  i  nostri  coi 
dinif—  Avec  sympathie  d'abord,  puis  aux  acclamations  de  la  salle  ei 
—Et  la  Ristori,  quel  effet  a-t*e]le  produit?  —  Immense,  et,  au  jugem< 
tous  les  vrais  connaisseurs,  c'est  un  des  plus  grands  talens  dramatiques 
ait  vus  depuis  longtemps.  —  Ah!  ditril  en  me  serrant  la  main  avec  efl 
que  vous  me  faites  plaisir  en  me  disant  cela!  Cara  Jtalia,  tu  non  sei  a 
moria  (chère  Italie,  tu  n'es  pas  encore  morte)!  ajouta-t-il  en  essuyai 
larme  qui  vint  mouiller  ses  paupières.  Après  m'avoir  quitté,  revenant 
coup  sur  ses  pas,  il  reprit  :  —  Savez-vous  bien  que  toutes  les  première 
seuses  de  l'Opéra  sont  aussi  des  Italiennes?  —  Et  il  s'en  alla  joyeux  c 
un  enfant 

Nous  avons  rapporté  ce  fait  pour  donner  la  mesure  de  l'important 
les  Italiens  les  plus  sérieux  attachent  aux  événemens  qui  touchent  ; 
pays,  car  le  noble  personnage  auquel  nous  faisons  allusion  n'entre  j 
dans  un  théâtre  et  supporte  dans  la  solitude  les  plus  grandes  doulei 
TexiL  C'est  l'honneur  étemeL  de  l'Jtalie  qu'après  deux  civilisations  am 
iérentes  que  celles  de  la  Rome  d'Auguste  et  de  Léon  I,  elle  ait  pu  surv 
l'oppression  qui  s'est  appesantie  sur.  elle  depuis  le  milieu  du  xvi* 
C'est  par  les  arts,  les  lettres  et  les  sciences  que  ce  beau  pays  a  toujoui 
testé  contre  les  misérables  gouvememens  qui  se  sont  efforcés  d'étoui 
lui  toute  vie  morale.  Aussi,  s'explique-t-on  l'exaltation  des  Italiens  que 
ont  à  défendre  leurs  poètes,  leurs  artistes  et  leurs  savans  contre  la  ex 
des  étrangers.  Les  questions  de  goût  sont  pour  eux  des  questions  de 
de  mort,  et  contester  la  gloire  de  leurs  hommes  célèbres,  c'est  conteste 
nationalité.  Ceci  nous  ramène  à  M.  Verdi  et  à  son  opéra  des  Fépre. 
liennesy  dont  il  s'agit  d'apprécier  le  mérite. 

n  faut  avouer  que  MM.  Scribe  et  Duveyrier  auraient  pu  choisir  un 
plus  convenable  que  celui  des  Fépres  simiennes  pour  être  mis  en  mi 
par  un  Italien  et  représenté  sur  la  première  scène  lyrique  de  la  Frano 
a  des  convenances  qu'on  fait  toujours  bien  de  respecter  au  théâtre, 
champ  de  L'histoire  est  assez  vaste  pour  que  M.  Scribe  ne  fût  pas  emba 
de  trouver  un  thème  quelconque  au  petit  nombre  de  combinaisons  d 
tiques  qu'il  reproduit  si  volontiers  et  sans  les  varier  beaucoup.  En  téie 
livret  des  Fépres  sidUennes  se  trouve  une  note  où  il  est  dit  :  «  A  cei 
nous-,  reprocheront,  comme  da  coutunie,  d'ignorer  l'histoiie^  nous  noi 


nwE  VDsiciic.  219 

pPMBeitinBd'cpfffeiidre  «fuele  nassacre  général  connu  sons  le  nom  de  v^e$ 
sieUimmet  n'a  jsmmîs  existé.  9  Suit  ose  petite  (tissertation  historique  où  leg 
sotenrs  se  donnent  Tagrément  de  citer  *Fazelli,  Muratori,  Giamione,  histo- 
riens italiens  sur  lesquels  s'appuie  leur  érudition  de  fraîche  date.  Ils  se  gar- 
dent bien  de  citer  un  livre  connu  et  très  estimé  sur  la  matière,  la  Guerra 
del  yespro  siciliano,  de  M.  Michèle  Aman,  dont  la  quatrième  édition  a  paru 
à  Florence  en  1851 .  Si  l'infatigable  librettiste  prenait  le  temps  de  se  recueillir 
n  -çem,  îi  aurait  pu  lire  dans  le  cinqaièine  chapitre  de  Texcellent  ouvrage  de 
H.  Ainari^  page  14^2,  que  le  31  mars  de  Tannée  1282  il  7  eut  à  Palerme  une 
lémÀtB  •contre  la  dominatian  tyrannique  de  Charles  d'Anjou,  révolte  qui  se 
iépaii£t  dans  toute  la  Sicile,  et  dans  laquelle  furent  massacrés,  au  dire  de 
VOfami,  gmairv  mêUe  FronpoM.  Ce  sont  des  fahles  intéressantes  plus  ou  moins 
liOQ  approfuiées  au  talent  du  compositeur  qu'on  demande  à  M.  Scribe,  et 
non  k  savoir  d'un  bèoédietin.  On  sait  de  reste,  par  r Étoile  du  Nord  et  la 
Csmrlnej  ce  qu'il  fait  de  l'histoire,  quand  il  lui  arrive  de  la  consulter. 

Cny  de  Montfbrt,  lieutenant  de  Chaiies  d'Anjou,  est  gouverneur  de  la 
Sdlc  et  siège  en  souverain  dans  la  ville  de  Palerme,  qu'il  opprime  de  son 
àespo^rae.  U  a  enlevé  une  femme  du  pays,  dont  il  a  eu  un  fils,  et  qui  s'est 
sauvée  avec  son  enfant.  Cette  femme,  qm  abhorrait  dans  son  ravisseur  le 
tyran  de  la  Sicile,  hû  écrit  en  mourant  : 

Toi  qui  a'iparçoes  rien,  si  la  hache  sanglante 
ilenace  Henri  Nota>  Thonneur  de  son  pays^ 
Épargne  an  moins  cette  tète  innocente  : 
C'est  celle  de  ton  llls. 

Ûe  fih  en  elBst,  qi]d  ignore  sa  naisanoe,  entre  dans  nne  conspfaratian  contre 
le  guufsi'nenr  de  Païenne.  H  est  poussé  à  ce  crime  par  amour  pour  son 
pays  et  par  affection  pour  k  duchesse  BéAène,  sœur  du  jeune  Frédéric  d*Au- 
triêhe,  décapité  sur  Féchafaud  avec  Conradâi,  et  qui  s'est  promis  de  venger 
sa  mort  :  c'est  là  le  nœud  de  la  pièce.  La  duchesse  Hélène,  Procida  et  Henri 
Nota,  le  fils  inconnu  du  gouverneur,  forment  une  conjuration  pour  déli- 
vrer la  Sicile  de  la  domination  étrangère  en  assassinant  Guy  de  Montfort. 
Lorsque  Benri  Nota  apprend  de  la  bouche  même  du  gouverneur  qu'il  est 
m  propre  fils,  son  oBor  hésite  entre  les  devoirs  que  lui  impose  la  nature 
et  ks  liens  qui  fattadient  à.  la  belle  duchesse.  11  se  décide  cqiendant  à 
vfctUr  mm  père  du  danger  qu'il  court,  et  lui  apprend  que  des  conjurés  se 
sont  introduits  dans  son  palais  sous  on  déguisement  qu'autorise  la  £ète  où  ils 
sont  invités,  et  qu'Os  doivent  attentera  ses  jours.  Sur  cet  avis,  Guy  de  Mont- 
tet  tkit  arrêter  les  assassûis,  qui  sont  Procida  et  la  duchesse  Hélène.  Déses* 
pM  d'avoir  tnM  le  secret  d'une  consjiiration  dont  il  faisait  partie,  Henri 
I  tonteTiafluenoe  que  lui  donne  la  tendresse  de  son  père  pour  sauver 
t  et  Procida,  qui  attendent  la  mort.  Guy  de  Montfort  se  rend  au  vœu  de 
son  fils,  à  la  condttion  «pi'll  le  reconnaîtra  publiquement  pour  son  père. 
Heori,  après  de  cruelles  hésitatâons,  as  décide,  et  obtient  non-seulement  la 
grâce  de  ses  anilB,niais  aussi  la  main  de  la  dudiesse  Hélène.  Ce  mariage,  qui 
lÉllehoiiiieurdes  deux  fiancés  et  qni  pouirait  consolider  la  domination  des 
Fiançais  sv  la  Seâe,  nTentie  pas  dans  les  hilentions  de  Prockia,^qui  con- 


220'  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seille  à  la  duchesse  de  simuler  un  consentement  nécessaire  à  ses  projets. 
A  un  signaal  donné  pour  célébrer  le  nouvel  hymen,  comme  dit  M.  Scribe,  lei 
doches  sonnent,  les  Palermitains  se  soulèvent  et  se  précipitent  sur  les  Fran- 
çais. 

Frappez-les  tous.  Que  vous  importe? 

Françiis  ou  bien  Siciliens, 
Frappez  toujours!  Dieu  choisira  les  siens! 

8'écr:e  Procida  en  répétant  le  mot  fameux  de  saint  Dominique  contre  les  A1-* 
bigeois.  Telle  est  la  fable  conçue  par  MM.  Scribe  et  Duveyrier,  dépourvue.  Je' 
ne  dirai  pas  de  vraisemblance,  mais  d'intérêt.  Le  caractère  de  la  duchesse- 
Hélène  est  complètement  manqué;  elle  hésite  constamment  entre  le  désir  de 
venger  la  mémoire  de  son  père  et  son  amour  assez  tiède  pour  Henri;  celai-d' 
n'a  aucune  physionomie,  et  Procida  n'est  qu'un  tribun  vulgaire;  Guy  de 
Montfort  seul  laisse  échapper  quelques  accens  de  tendresse  paternelle.  Les 
principales  situations  sont  empruntées  aux  Huguenots,  à  Hobert,  à  Gustave^ 
à  Dom  Sébastien,  et  sont  amenées,  bon  gré  mal  gré,  pour  la  grande  gloire 
du  compositeur. 

M.  Verdi,  qui  n'a  que  quarante  et  un  ans,  occupe  dans  l'histoire  de  la  mu- 
sique italienne  une  place  toute  particulière,  qui  le  distingue  de  ses  préd霻» 
seurs  :  depuis  Rossini,  c'est  le  compositeur  qui  a  eu  le  plus  de  retentissement 
dans  son  pays,  et  il  doit  sa  grande  renommée  moins  encore  à  son  talent 
incontestable  qu'aux  circonstances  dans  lesquelles  ce  talent  s'est  produit 
Litalie,  il  faut  bien  le  reconnaître,  est  dans  un  tel  état  d'irritation  morale 
et  d'émotion  politique,  qu'elle  serait  incapable  de  prêter  son  attention  à  toute 
manifestation  de  l'art  qui  n'aurait  pas  les  qualités  et  les  défauts  dont  elle  est 
pénétrée.  Beyle  faisait  déjà  cette  remarque  en  1834  :  «  L'Italie,  écrivait-il  de  • 
Civita-Vecchia,  n'est  plus  comme  je  l'ai  adorée  en  1815;  elle  est  amoureuse 
d'une  chose  qu'elle  n'a  pas.  Les  beaux-arts,  pour  lesquels  seuls  elle  est  faite, 
ne  sont  plus  qu'un  pis-aller;  elle  est  profondément  humiliée,  dans  son  amoui^' 
propre  excessif,  de  ne  pas  avoir  une  robe  lilas  comme  ses  sœurs  aînées  le 
France,  l'Espagne,  le  Portugal;  mais,  si  elle  l'avait,  elle  ne  pourrait  la  por- 
ter. Avant  tout,  il  faudrait  vingt  ans  de  la  verge  de  fer  d'un  Frédéric  II  pour 
pendre  les  assassins  et  emprisonner  les  voleurs.  «>  Sans  discuter  ici  l'opinion 
de  Beyle  sur  l'incapacité  de  l'Italie  à  jouir  au  moins  de  l'indépendance  poU«^ 
tique,  qui  est  le  plus  cher  de  ses  vœux,  nous  nous  bornerons  à  faire  remar-  * 
quer  que  l'existence  du  Piémont  et  le  spectacle  qu'il  donne  à  l'Europe  de-- 
puis  quelques  années  prouvent  évidemment  le  contraire.  Il  est  certain  que  la  * 
situation  de  l'Italie  ne  la  dispose  guère  à  goûter  un  génie  placide  et  serein  • 
comme  Raphaël  et  Palestrina,  si  elle  pouvait  en  produire  de  nos  jours.  Dans  ; 
une  autre  lettre  que  Beyle  écrivait  deTrieste  en  1831,  il  remarque  plus  JudI-' 
cieusement  que  «  les  Italiens,  en  fait  d'art,  veulent  du  nouveau.  Bellini  se  joue  ^ 
partout  aujourd'hui,  et  les  belles  dames  l'appellent  :  //  mio  Bellini.  On  parie  - 
de  Rossini  maintenant  comme  on  parlait  de  Cimarosa  en  1815.  Admiration 
immense,  mais  sous  la  condition  qu'on  ne  le  jouera  pas.  p  Cette  fureur  de 
vouloir  à  tout  prix  du  nouveau,  jointe  à  rabsej[ice  de  fortes  études  et  d'une  • 
ville  souveraine  qui  puisse  être  le  rentre  de  la  tradition.  Jette  l'Italie  dans  ' 
les  bras  du  premier  joueur  de  guitare  qui  vient  la  distraire  de  l'ennui  qm  la 


BEYUE   MUSICALE.  221 

eue.  n  est  douteax  que  si  Rossîni  lui  apparaissait  aujourd'hui,  elle  pût 
tffàÛT  cet  éclatant  génie,  qui  ne  s'occupe  pas  plus  des  folles  théories  po- 
lifB  de  Mazzini  que  s'il  n'avait  jamais  existé,  el  qui  chante  purement 
â^fkmeni  les  joies  et  les  douleurs  charmantes  de  la  vie.  Et,  pour  citer 
B  aatre  exemple  en  faveur  de  la  thèse  que  nous  soutenons,  est-il  bien 
tfdiii  que  lltalie,  dans  les  dispositions  où  elle  se  trouve,  ait  eu  conscience 
èii  femme  supérieure  qui  s'est  révélée  à  Paris  depuis  quelques  mois?  La 
HéBéntioo  qui  a  pu  élever  M.  Verdi  au  rang  de  compositeur  de  génie,  en  le 
mafÊnnt  à  Rossîni,  ne  poijvait  apprécier  ce  qu'il  y  a  d'incomparable  dans 
k  Ûeot  de  M^  Ristori.  Quelle  chasteté  dans  l'expression  des  sentimens  les 
itelooaîs!  quels  gestes  à  la  fois  contenus  et  énergiques!  quelle  pantomime 
Bofakooent  aisée ,  et  comme  elle  sait  rendre  cette  lutte  terrible  qui  s'éta- 
tft  dans  son  cœur  de  vierge  entre  la  tendresse  filiale  et  la  passion  inces- 
taeoseqiie  lui  souffle  l'implacable  Vénus!  Ah!  c'est  là  le  vrai  beau,  c'est 
&  lldéal  qui  justifie  les  sévérités  de  la  critique.  Nous  n'avions  pas  besoin 
et  hprésence  de  M**  Ristori  pour  reconnaître  que  M"*  Rachel,  au  temps  môme 
de  ses  plus  beaux  succès,  ne  possédait  guî^re  que  deux  accens,  celui  de  la 
IttiBe  et  de  l'ironie,  et  qu'elle  était  dépourvue  des  dons  les  plus  rares,  de  cette 
CDàbilité  profonde  et  variée  que  possède  à  un  si  haut  degré  l'artiste  ita- 
fienne.  On  ne  remarque  aucun  procédé  vulgaire  dans  le  talent  de  M"*'  Ris- 
tori; rétude  disparait  sous  la  richesse  de  la  nature;  les  artifices  du  métier 
font  abeoiiiés  par  le  courant  de  l'inspiration.  Ce  n'est  point  là  un  modèle 
d'ateLer  élevé  laborieusement  par  des  professeurs  émérites  de  déclamation; 
c'est  une  gentil  donna  romaine  qui  a  eu  sous  les  yeux  dès  l'enfance  les  mo- 
oomens  des  Phidias  et  des  Praxitèle,  et  qui  n'a  eu  qu'un  léger  effort  de  mé- 
moire à  faire  pour  ressaisir  à  travers  les  siècles  les  poses  et  le  langage  de 
ies  ancêtres.  Pour  revenir  à  la  musique,  nous  comparerions  M"*  Rachel  à 
Qoelyre  qui  n'a  que  deux  seules  cordes,  la  tonique  et  la  dominante,  tandis 
fie  M**  R  stori  possède  toute  la  gamme!  Ah!  s*il  nous  était  donné  d'enten- 
dre an  jour  une  cantatrice  aussi  jmrfaite,  nous  n'aurions  plus  qu*à  nous 
écrier  :  Nunc  dimilUs,  Domine,  quia  videruift  oculi  met  ^alutare  tuum, 

D  est  œrtain  que  c'est  à  l'intelligence,  au  goût,  à  l'attention  sympathique 
da  public  parisien  que  M"'  Ristori  doit  l'éclosion  de  ses  grandes  et  belles  qua- 
filéi  de  tragédienne.  L'artiste  se  plait  elle-même  à  reconnaître  qu'elle  n'était 
point  en  Italie,  devant  ces  assemblées  tumultueuses  et  distraites  dont  se 
phifoait  d^  Alfieri,  ce  qu'elle  s'est  trouvée  devant  ces  nouveaux  Athé- 
■ieas,  dont  l'opinion  sera  pour  longtemps  encore  celle  de  l'Europe.  Si  le 
goftt  de  la  France  a  le  droit  de  revendiquer  sa  part  dans  le  succès  du  Comte 
Or|  et  de  Guillaume  Teli,  qui  marque  la  dernière  évolution  du  génie  de 
•fliini,  il  nous  reste  à  voir  quelle  influence  aura  eue  Paris  sur  le  dernier 
«|énde  M.  Verdi,  les  Fépres  siciliennes. 

L'oorerture  commence  par  un  léger  frémissement  des  timbales  et  desp/ssî- 
atidesconlrettasses,  qui  marquent  les  linéamens  d'un  rhythmc  onduleux,  et, 
^  quelques  mesures  d'introduction  où  domine  un  solo  de  clarinette  dont 
kdttat  connu  se  retrouvera  au  premier  acte,  se  présente  une  assez  belle 
|fc»«  confiée  aux  violoacelles,  et  qui  s'arrête  un  instant  sur  une  note  cul- 
■Bttnleufl  peu  trop  à  la  manière  des  chanteurs.  Reproduite  une  seconde 


2%%  BEVUE  J>B^  D«UX  HOMPES. 

foi9  avec  luoi.  nouvel  accompagnement^  cette  phrase,  d'ailleurs  assez  <q 
serpente  le  long  d'une  strelta  chaleureuse.  Cette  ouverture,  sans  éti 
chef-d'œuvre,  n'est  point  déplacée  en  tête  d'un  ouvrage  qui  commence 
1^  grande  place  de  Païenne,  par  un  chœur  as^ez  dramatique  : 

Beati  pays  de  Franct^ 
Je  bois  dans  l'absence 
A  tes  bords  chéris  l 

L'entrée  de  la  duchesse  et  toute  cette  scène  préparatoire,  où  les  Fra 
avinés  insultent  les  Siciliens  et  contraignent  Hélène  elle-même  à  du 
I)Our  leurs  menus  plaisirs,  manquent  de  relief.  On  voit  que  le  musicie 
fort  embarrassé  de  ces  détails  et  de  ces  récitatifs,  sans  lesquels  pourtai 
morceaux  développés  ne  peuvent  produire  leur  effet.  La  cavatine  que  cl 
la  duchesse,  autant  pour  obéir  à  l'injonction  qu'elle  a  reçue  d'un  soldat 
çais  que  pour  exciter  les  Siciliens  à  patienter  jusqu'à  l'heure  de  la  venge 

Du  courage!...  du  courage! 

a  de  la  vigueur;  mais  elle  rappelle  trop,  par  certains  éclats  de  voix,  / 
di  gola,  familiers  à  M.  Verdi,  la  cavatine  du  premier  acte  à'Eniani.  Ui 
qui  se  termine  en  quatuor  et  presque  sans  accompagnement,  puisqu'il 
soutenu  que  par  quelques  accords  de  l'orchestre,  pénible  à  son  débi 
débrouille  à  la  un,  et  devient  un  morceau  qui  n'est  point  à  dédaignei 
l'heureuse  concentration  des  parties  et  le  bon  effet  qui  en  résulte.  Le 
pour  ténor  et  baryton  entre  Guy  de  Montfort  et  le  jeune  Sicilien  1 
Nota  renferine  quelques  bonnes  parties,  particulièrement  la  phrase  de 
semble  : 

Non,  non,  point  de  grâce  ! 

qui  est  celle  de  l'ouverture  confiée  aux  violoncelles.  Dans  le  duo  que 
venons  de  mentionner  et  qui  termine  le  premier  acte,  il  y  a  tel  passa] 
dialogue  entre  Guy  de  Montfort  et  Henri  : 

Quoi!  malgré  yo9  complots,  écbapper  au.  trépas! 

où  l'on  reconnaît  l'influence  du  style  de  Meyerbeer  sur  le  talent  de  M.  "^ 
Cette  influence,  qui  frappe  dès  les  premières  mesures  de  l'ouverture,  a 
plus  d'une  trace  encore  dans  le  nouvel  opéra. 

Le  second  acte,  dont  la  scène  se  passe  dans  un  beau  vallon  près  d 
lerme,  sur  une  plage  où  vient  aborder  le  conspirateur  Procida,  s'ouvr 
un  air  d'une  tournure  assez  large  : 

0  mon  pays,  pays  tant  regretté. 
L'exilé  te  salue  après  trois  ans  d'absence! 

Le  motif  de  la  cavatine  que  chante  ensuite  Procida, 

Daos  l'ombre  et.  le  sUeope, 

est  une  mélodie  dans  la  manière  connue  de  M.  Verdi,  qui  ne  présent4 
de  bien  nouveau.  L'effet  obt^u  ici  est  tout  entier  dans  la  belle  vo 


ItEtUÉ  «tJSiOALE.  Ht 

basse  de  M.  OMn,  qui  abuse  cependant  des  notes  suspendues  et  trop  long- 
temps prolongées.  Le  duo  pour  soprano  et  ténor  entre  la  duchesse  Hélène 
et  Henri  est  d'une  bien  grande  pauvreté  de  style  et  d'harmonie  dans  tout 
ce  qui  précède  la  jonction  des  deux  voix,  qui  exhalent  alors  un  charmant 
nocturne  avec  un  point  d'orgue  harmonisé  bien  ingénieux  {iour  une  situa- 
tion aussi  grave.  Pour  un  compositeur  qui  vise  surtout  à  la  logique  drama- 
tique, ce  Joli  madrigal  est-il  bien  à  sa  place  dans  la  bouche  d'une  femme  et 
d'un  jeune  homme  obscur  qui  se  promettent  de  longues  et  fidèles  amours, 
MprH  aToir  versé  le  sang  des  oppresseurs  de  la  Sicile?  Eh!  mon  Dieu! 
IL  Verdi  a  fait  conuue  tous  les  esprits  systématiques  :  il  est  souvent  et  très 
heureusement  inconséquent.  Le  finale  du  second  acte  exige,  pour  qu'on  puisse 
en  apprécier  le  mérite,  qu'on  définisse  la  situation  des  diflérens  personnages 
qui  remplissent  la  scène.  Sur  cette  même  plage  où  vient  d'aborder  le  conspi- 
rateur Procîda  se  trouve  une  chapelle  de  sainte  Rosalie,  qui  est  l'objet  d'un 
culte  populaire.  Douze  fiancées  du  pays  et  douze  garçons  arrivent  en  dan- 
sant pour  célébrer  leur  union  prochaine.  Ce  spectacle  affriande  les  soldats 
français,  qui,  excités  par  les  railleries  provoquantes  de  Procida,  dont  le  plan 
est  de  soulever  l'indignation  de  la  foule,  enlèvent  les  Siciliennes  comme 
jadis  les  Romains  ont  enlevé  les  femmes  des  Sabins.  Les  maris  et  les  amans 
outragés  s'avancent  sur  le  devant  de  la  scène  en  exprimant  leur  indignation 
dans  une  sorte  de  récit  entrecoupé  et  vigoureux  : 

Interdits,  —  accablés  —  et  de  honte  —  et  de  rage... 

Pendant  que  cet  ensemble  se  déclame  sourdement,  on  entend  derrière  les 
œulisses  un  chant  d'allégresse,  et  puis  on  voit  arriver  au  fond,  sur  une  mer 
d*azur,  une  tartane  remplie  de  soldats  français  et  des  femmes  enlevées,  qui 
paraissent  se  consoler  de  leur  esclavage  en  chantant  une  barcaroUe  ravis- 
sante de  rhythme  et  de  couleur  mélodique  : 

O  bonhenrîô  délice! 
Plaisir,  sois-nous  propice! 

Apr^  quelques  mots  de  récitatif  échangés  entre  Procida,  Hélène  et  des 
hommes  du  peuple,  le  chant  de  fun  ur  recommence  et  s'unit  à  la  barcarollc, 
et  les  deux  motifs  forment  un  ensemble  d'un  très  bel  eflet  qui  termine  le 
second  acte. 

Nous  sommes,  au  troisième  acte,  dans  le  palais  du  gouverneur,  à  Palerme, 
où  Henri  a  été  conduit  de  force  après  avoir  refusé  de  se  rendre  à  l'invitation 
de  Guy  de  Montfort.  Un  duo  pour  ténor  et  baryton  entre  le  lieutenant  de 
Charles  d'Anjou  et  le  jeune  Henri,  dont  Guy  s'efforce  de  captiver  la  tendresse, 
en  lui  apprenant  qu'il  est  son  père,  contient  d'assez  bons  passages,  entre 
autres  cette  phrase  que  chante  le  gouverneur  : 

Quand  ma  bonté  toujours  nouvelle 
L'empêchait  d*ètre  condamné, 

et  le  premier  ensemble  où  les  deux  voix  se  réunissent  dans  une  phrase 
^mple  et  pleine  d'émotion  : 

Pour  moi,  qoeUe  ivresse  inconnue 
De  contempler  ses  traits  ehèrisi 


22i  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  vers  suivant  est  surtout  mis  en  relief  avec  un  grand  bonheur  : 

Mon  fils! .. .  mon  fils  !  c'est  là  mon  fils  ! 

M  Bonneh(^e  le  dit  d'une  voix  éclatante  et  remplie  d'onctfon  paternelle.  L|  ^ 
musique  du  divertissement  des  quatre  saiscns  est  au  moins  suffisante,  fu^  * 
tout  celle  de  Vautvmne,  qui  ferait  honneur  à  un  compositeur  qui  n'aurait  pu  i^ 
d'autres  prétenlious.  Ceci  nous  rappelle  que  lorsqu'on  commença  à  répMr  «'^ 
à  l'orchestre  les  deux  premiers  actes  du  Prophète  y  l'un  des  deux  homuMi^^'" 
d'esprit  qui  dirigeaient  alors  le  théâtre  de  l'Opéra  s'approcha  de  Meyerbe^  i^ 
et  lui  dit  avec  un  bon  vou'oir  inappréciable  :  —  Cher  maître,  si  vous  étky  i- 
embarrassé  pour  faire  la  musique  du  divertissement  àe^pai^neursy  au  Inl*  ^ 
sième  acte,  je  vous  donnerais  un  collaborateur  qui  vous  soulagerait  de  oek  5S 
ennui.— Merci,  répondit  Meyerbeer  avec  la  finesse  pleine  de  bonhomie  q/à.  n 
le  caract<^rise;  je  tâcherai  de  faire  de  mon  mieux.  -—  Et  il  a  tenu  parole,  puilr  ^ 
qu'il  a  fait  un  chef-d'œuvre.  J'ignore  si  on  a  fait  à  M.  Verdi  la  même  propCH  if 
sition,  mais  dans  tous  les  cas  il  a  prouvé,  beaucoup  moins  bien  que  MeyeP*  rk. 
béer  sans  doute,  qu'il  n'avait  pas  besoin  non  plus  de  collaborateur.  '  c 

Le  finale  du  troisième  acte  est  un  morceau  assez  vigoureux  pour  mériter  uns  :i^ 
analyse.  L'enlèvement  d'Henri  par  les  soldats  de  Guy  de  Montfort,  à  la  fia  c~ 
du  second  acte,  a  excité  la  sollicitude  de  ses  amis  Procida  et  Hélène,  qui  oui  {^ 
résolu  de  le  délivrer  en  pénétrant,  sous  un  déguisement,  à  la  fête  que  dons» 
le  gouverneur.  Averti  par  son  fils,  qui  ne  se  décide  qu'à  la  dernière  eztré»  ^ 
mité  à  trahir  le  secret  des  conjurés,  dont  il  partage  les  sentimens,  Guy  dr  ,, 
Montrort  fait  arrêter  Procida  et  Hélène,  et  il  en  résulte  une  situation  complk  ^ 
quée  dans  laquelle  Henri,  Procida,  Hélène  et  le  gouverneur  expriment  \m   ,, 
passions  diverses  qui  les  agitent.  L  ensemble  commence  avec  une  phrase  dite    g 
à  l'unisson  d'abord  par  les  conspirateurs  désarmés  et  confus,  répétée  par  le 
gouverneur,  son  fils  et  les  courtisans  français,  et  reprise  une  troisième  fds 
par  le  chœur  et  tous  les  assistans.  Cette  progression  ascendante  vient  éclater 
dans  un  tutti  formidable  d'un  grand  effet.  C'est  très  court,  mais  puissant.    | 

Le  quatrième  acte,  dont  la  scène  se  passe  dans  une  forteresse  où  sont  ren- 
fermés Procida  et  Hélène,  commence  par  un  air  de  ténor  que  chante  Henri. 
La  mélodie  de  cet  air  : 

0  jour  de  deuil  et  de  soufiFrance  ! 

est  un  souvenir  un  peu  trop  fidèle  du  chant  de  la  pâque  dans  la  Juive  de 
M.  Halévy.  L.e  duo  qui  suit  entre  Hélène  et  Henri,  venant  se  justifier  d'avo^ 
été  la  cause  innocente  du  malheur  de  son  amante,  débute  assez  péniblement 
par  des  lambeaux  de  récit  dont  M.  Verdi  est  toujours  embarrassé.  L'ensemlïle 
de  ce  duo  est  cependant  d'une  mélodie  heureuse,  ainsi  que  le  solo  d'Hélènei^ 
qui  forme  une  romance  agréable  : 

Ami...,  le  cœur  d'Hélène 
Pardonne  au  repentir  ! 

mais  je  n'aime  pas  le  point  d'orgue  chromatique  descendant  qui  en  est  ia 
conclusion.  La  partie  saillante  et  vraiment  délicieuse  de  ce  duo,  c'est  feii» 
semble  qui  le  termine  : 

Pour  moi  rayonne 

Douce  couiomie. 


RBTUE  UUSICALB.  226 

La  phrase  mélodique  dite  séparément  par  les  deux  personnages,  avec  un 
accompagnement  de  harpes,  gagne  à  être  entendue  plusieurs  fois,  et  le 
public  enchanté  l'a  fait  répéter.  Ce  morceau  aura  autant  de  succès  dans  le 
monde  qu'il  en  obtient  au  théâtre,  où  M""  Cruvelli  chante  sa  partie  avec 
plus  de  goût  qu*oa  n'était  en  droit  de  Tespérer.  Procida  et  Hélène,  qui  at- 
teadent  leur  supplice,  sont  en  présence  d'Henri,  qui  est  parvenu  à  se  justi- 
lier  à  leurs  yeux.  Il  leur  racon'e  dans  quelle  perplexité  cruelle  il  s'est  trouvé 
en  face  de  son  p^re,  Guy  de  Montfort,  qu'on  allait  assassiner.  Il  promet  d'em- 
ployer toute  son  influence  pour  sauver  la  femme  qu'il  adore  et  son  ami  Pro- 
dda.  Le  gouverneur,  qui  survient,  ne  met  qu'une  seule  condition  à  la  grâce 
des  deux  condamnés,  c'est  qu'Henri  le  nommera  publiquement  son  père.  De 
cette  situation  résulte  im  quatuor  dont  le  commencement  est  pénible  et  sans 
caractère,  et  qm  ne  se  relève  un  peu  dans  l'ensemble  avec  l'adjonction  du 
duBur  qu'en  rappelant  des  effets  connus,  et  particulièrement  l'incomparable 
triode  Cuiiloume  TfIL  Sur  un  ordre  du  gouverneur,  les  deux  prisonniers 
TOQt  être  conduits  à  la  mort,  et  déjà  l'on  entend,  dans  une  grande  salle  qui 
f^ouvre  tout  à  coup  devant  le  public,  un  De  Profundis  dont  les  notes  lugu- 
bres forment  un  contraste  avec  la  situation  des  personnages  qui  sont  sur  la 
scèoe.  Cette  opposition  confuse  et  maladroitement  cimentée  est  loin  de  pro- 
duire le  même  effet  que  le  chant  du  Miserere  dans  le  quatrième  acte  du 
Troratore. 

Tout  rempli  de  chants  et  de  bruits  joyeux  qui  annoncent  le  mariage  d'Hé- 
Ihie  avec  Henri,  le  cinquième  acte  ne  contient  de  remarquable  qu'un  boléro 
tort  ingénieux  que  M"*  Cruvelli  lance  en  l'air  d'une  voix  v  goureuse,  et  qu'on 
lui  fait  répéter  sans  qu'on  puisse  entendre  une  seule  parole  des  deux  cou- 
plets qui  le  comx)osent  : 

Merci,  jeunes  amips. 
D'au  souvenir  si  doux! 

pois  une  romance  pour  voix  de  ténor  : 

La  brise  souffle  au  loin  plus  légère  et  plus  pure, 

dont  la  mélodie  gracieuse  rend  avec  assez  de  bonheur  le  sentiment  qui  rem- 
plit le  cœur  d'Henri  au  moment  où  il  croit  épouser  Hélène;  enfin  le  trio  qui 
«lit  entre  Procida,  Henri  et  Hélène,  morceau  mal  dessiné,  mais  duquel  jaillit 
une  certaine  flamme  qui  annonce  le  soulèvement  des  Palermitains  et  la  ca- 
tastrophe de  la  pièce,  qui  gagnerait  à  ne  durer  que  trois  heures  au  lieu  de 
einq. 

Nous  venons  d'éuuraércr  scrupuleusement  tous  les  morceaux  et  toutes  les 
parties  plus- ou  moins  saillantes  de  la  partition  de  M.  Verdi  :  —  au  premier 
acte,  le  chœur  d'introduction,  la  cavatine  d'Hélène,  le  quatuor  sans  accompa- 
^ement  et  certains  passages  du  duo  entre  Guy  de  Montfort  et  Henri;  —  au 
second,  l'air  que  chante  Procida  en  abordant  en  Sicile  après  trois  ans  d'ab- 
sence, accompagné  par  un  chœur  qui  rappelle  un  cbœur  et  un  air  semblables 
du  second  acte  du  /  roratore,  le  duo  entie  la  duchesse  Hélène  et  Henri,  et  la 
barcarolie  délicieuse  qui  forme  le  thème  du  finale;  le  duo  entre  Guy  de  Mont- 
fort et  son  fils  Henri,  la  musique  du  divertissement  et  le  finale  du  troisième 

TOlf  XI.  15 


226  BEYUB  DES  DEUX  MtKJTDES. 

acte;  au  quatrième,  Tair  de  ténor  et  surtout  le  beau  duo  enix^  Bâène  et  JkfOriif  t 
enfin  au  cinquième,  le  boléro  original  où  M"'  Cruvelli  se  fait  Justement  tK^  * 
plaudir,  et  quelques  passages  de  la  romance  que  chante  Henri.  s 

Si  nous  essayons  maintenant  de  tirer  de  ces  observations  de  détail  wm  .:'* 
conclusion  qui  reste  le  bénéfice  de  Tesprit,  il  nous  sera  facile  de  slgiÉhfP  ^ 
dans  Topera  des  yépres  siciliennes  les  deux  qualités  que  nous  avonflo^.  is 
jours  reconnues  au  talent  de  M.  Verdi  :  le  sentiment  dramatique  dans  let  û"  j; 
tuations  violentes  et  une  certaine  tendresse  élégiaque,  c'est-à-dire  les  tal  4s 
notes  extrêmes  du  clavier  de  la  passion.  En  cela,  le  compositeur  italiemiit  t 
parfaitement  de  son  temps,  et  surtout  de  Técole  littéraire  dont  il  s'est  patlfr  % 
culièrement  inspiré.  En  effet,  rien  n'est  plus  commun  de  nos  jours  q^  M  j; 
brusques  rapprochemens  d'ombres  épaisses  et  de  lumières  éclatantes,  4s  j 
masses  chorales  qui  se  heurtent  dans  un  tutti  puissant  à  côté  d'une  sinvls  ,. 
cantilène  qu'on  s'en  vient  soupirer  sur  des  pipeaux  rustiques.  Les  défrah  ^ 
qu'on  peut  reprocher  à  M.  Verdi,  et  qu'il  partage  d'ailleurs  avec  un  grsal  < 
nombre  d'artistes  et  de  poètes,  c'est  l'absence  d'un  style  soutenu  qui  proeMs  , 
sans  violence,  et  sustente  l'oreille  dans  les  momens  périlleux  de  la  traorir  • 
tion.  La  transition,  qu'Horace  et  Boileau  considéraient  comme  une  des  pis 
grandes  difficultés  de  l'art  d'écrire,  la  transition  est  pour  le  musicien  d'uas  '[ 
bien  autre  importance  encore,  car  on  peut  affirmer  qu'elle  renferme  tous  Iss   , 
secrets  de  la  composition.  Ce  discours  limpide,  sans  cahots  et  sans  âiMS- 
nances  extrêmes,  qui  circule  librement  tout  le  long  d'un  sujet  donné,  quins  . 
se  soulève  et  qui  ne  s'apaise  que  pour  exprimer  les  élans  et  les  défaillancM  ] 
de  l'âme,  dont  il  prépare  et  fait  pressentir  les  catastrophes;  ce  langage  d6S  ■", 
maîtres,  où  l'image  et  la  modulation  n'apparaissent  que  pour  éclairer  Fidéi  , 
ou  le  sentiment,  et  non  pour  en  usurper  la  place;  cette  tessatura  homogtes 
selon  l'expression  des  Italiens,  cet  empâtement  lumineux  qui  caractérise  fc  ! 
style  des  grands  peintres  comme  celui  des  grands  musiciens  tels  que  flozarl, 
Weber  et  Hossini,  manque  complètement  à  M.  Verdi,  comme  il  manque  i 
M.  Hugo,  qui  a  exercé  une  si  grande  influence  sur  le  compositeur  italien. 

M.  Verdi  n'a  pas  fait  de  bonnes  études  musicales,  ses  partitions  sont  là 
IK)ur  le  prouver  à  ceux  qui  savent  lire;  mais  doué  d'un  tempérammenl  vi- 
goureux  et  tendre,  d'un  esprit  impétueux  et  patient  à  la  fois,  il  a  aeqois 
une  certaine  pratique  de  l'art  d'écrire  et  de  faire  manœuvrer  les  masses 
chorales  qui  lui  a  valu  les  grands  succès  qu'il  obtient  en  Italie  depuis  viii|f 
ans.  De  beaux  chœurs,  des  morceaux  d'ensemble  vigoureusement  inêrecckiH^  • 
c'est-à-dire  noués  avec  un  instinct  de  progression  ascendante  qu^  lui  sil 
propre,  un  certain  nombre  d'idées  mélodiques  de  courte  haleine,  mais  colft» 
rées  et  ne  manquant  pas  de  quelque  originalité,  une  instrumentation  gros* 
sière,  bruyante  et  vide,  presque  toujours  disposée  en  deux  corps  de  bar 
taille  qui  ne  se  réunissent  que  rarement,  les  instrumens  à  cordes  d'un  cAMb 
et  les  instrumens  à  vent  de  l'autre,  —  telles  sont  les  qualités  et  tels  aoat 
aussi  les  défauts  qu*on  a  pu  remarquer  dans  Nahucoo,  dans  /  due  Fotf 
cari,  Ernanij  Luisa  Miller  et  dernièrement  dans  //  Trovatore,  le  meîUsar 
ouvrage  de  M.  Verdi  avant  les  Vêpres  siciliennes.  On  ne  peut  nier  ^pe  la 
compositeur  italien  n'ait  fait  cette  fois  de  louables  eilbrts  pour  s'élevec  à 
cette  égalité  de  style  qui  lui  a  toujours  manqué  jusqu'ici.  En  e£fet^  l'opéniL 


B£¥UE  MUSICALE.  227 

greffes  siciliennes  est  beaucoup  mieux  écrit  que  ses  précédens  ouvrages  : 
ioBtue  un  progrès  véritable  aussi  bien  dans  la  manière  de  traiter  les 
ivfv  dans  les  accessoires  de  Tinstrumentation;  on  y  trouve  sans  doute 
mpud  nombre  d'efiets  connus^  certaines  formules  inévitables,  puis- 
fiûes  scmt  inhérentes  à  la  manière  de  sentir  du  compositeur;  mais  les 
■Axte  sont  moins  tourmentées  et  se  développent  volontiers  sur  les  cordes 
kSu  de  la  voix^  les  duos  et  les  morceaux  d'ensemble  sont  mieux  dessi- 
lÉ^fiMiiill  reste  encore  beaucoup  à  faire  à  M.  Verdi  dans  cette  partie  dlf- 
jtt  de  la  charpente^  de  l'ossature  dramatique.  C'est  là  qu'on  voit  le  doigt 
es  grands  maîtres;  c'est  à  dessiner  un  finale  comme  celui  de  Don  Juan 
Aàn  second  acte  des  Nozze  di  Figaro,  comme  celui  du  Barbier,  d'Otello, 
k  Semiramide,  de  MoUe,  du  quatrième  acte  des  Huguenots,  du  quatrième 
■le  du  Prophète  et  de  la  Lucia,  que  se  montre  le  génie  créateur,  armé  de 
Il  fdence  de  déduction,  dont  plaisantent  les  beaux  esprits  parce  qu'ils  en 
ignorait  les  secrets.  M.  Verdi  est  encore  loin  de  ces  modèles,  mais  il  marche 
évidemment  dans  leur  voie,  car  plusieurs  morceaux  des  Fépres  siciliennes 
accosoit  la  noble  ambition  de  s'élever  au  rang  des  vrais  maîtres,  parmi  les- 
quels jfeyerbeer  surtout  a  les  préférences  du  compositeur  italien.  La  par- 
titioo  dfê  Fépres  siciliennes,  depuis  les  premières  mesures  de  l'ouverture 
josgoe  dans  les  moindres  détails  de  l'instrumentation,  —  tels  que  Tem- 
iki  fréquent  des  violons  suraigus,  pendant  que  des  instrumens  à  vent, 
kttte,  le  hauthoiSy  la  clarinette,  remplissent  au-dessous  l'harmonie, — 
imiB  de  reste  que  l'auteur  d'Emani  et  d'il  Trovatore  procède  de  Tau- 
tnrde  Babert  et  des  Huguenots,  comme  Rossini  procède  de  Mozart  et  de 
Gatrota.  Ce  croisement  de  races  dans  les  productions  de  l'art  forme  un  des 
ihéiomënes  les  plus  curieux  de  l'histoire.  Ce  ne  sont  pas  là  des  imitations, 
■û  des  natures  similaires  qui  se  rapprochent  et  se  fécondent  comme  des 
plutn  qu'(m  greffe  l'une  sur  l'autre.  L'originalité  du  ills  n'en  est  pas  moins 
rtdle  pour  avoir  quelques  traits  de  ressemblance  avec  celle  du  père.  Seule- 
iMt  l'assimilation  des  élémens  absorbés  n'est  pas  encore  complète  chez 
1.  Todi,  el  il  lui  faudra  quelque  temps  de  gestation  pour  revendiquer  la 
pivpnité  exclusive  des  emprunts  qu'il  a  faits*. 

QDotqu'il  en  soit^  M.  Verdi  a  déj&  ressenti,  comme  ses  prédécesseurs,  l'heu- 

Kse  infloenoe  du  public  parisien,  et  le  succès  des  Vêpres  siciliennes  n'est 

|«  contestable.  L'exécution  aura  contribué  pour  sa  part  à  ce  boa  résultat. 

^  CraveUI,  dans  le  rôle  d'Hélène,  n'altère  pas  trop  les  effets  que  le  com- 

poÉteor  lui  a  ménagés  :  elle  chante  avec  assez  de  goût  sa  partie  dans  le 

hndaodn  quatrième  acte,  et  au  cinquième  elle  lance  avec  ûerté  le  boléro 

àk  lèle  de  ses  adversaires.  M.  Gueynxard  se  tire  adroitement  du  rûle  ingrat 

leBri,  diAtil  chante  plusieurs  morceaux  avec  succès,  et  M.  Bonnehée  est 

^^tgpàUB  dans  le  personnage  de  Guy  de  Montfort,  dont  sa  belle  voix  de 

^«ïton  fait  ressortir  la  tendresse  paternelle.  En  somme,  les  admirateurs  de 

'■«1  itaiia  doivent  être  satisfaits.  Le  succès  toujours  croissant  de  If"*  Ris- 

McC  celui  que  vient  d'obtenir  M.  Verdi  sur  la  scène  de  l'Opéra  prouvent 

fiekièTe  italienne  est  loiQ  d'être  épuisée,  et  que  ce  beau  pays  peut  espé* 

nr  de  mdUeurs  Jours. 

P.  Scupo* 


# 

CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE  I 

«^! 
*^ 

t^ 

:fe: 

80  juin  1855.  ^'^ 

.(,.' 

Quelque  complication  d'intérêts  qu'il  y  ait  dans  la  grande  crise  où  l*Eii*|' 
rope  se  voit  engagée,  quelques  diversions  q'ie  créent  par  instans  les  négndic  '- 
lions  et  les  efforts  des  cabinets,  le  regard  ne  peut  se  détacher  de  cette  pre»»'^ 
qu'ile  de  Crimée  où  la  lutte  apparaît  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  simple  et  àb! . 
plus  énergique.  Là,  il  n'y  a  en  vérité  ni  diplomatie  savante,  ni  subtilités  is^\ 
^énieuses,  ni  tactiques  évasives  :  c'est  le  sang  de  nos  armées  qui  coule,  c^eÉP 
un  héroïsme  chaque  jour  renouvelé.  Et  depuis  huit  mois  déjà  il  en  est  aind^ 
dans  ce  coin  de  terre,  où  l'on  dirait  que  s'est  concentrée  toute  la  force  de  r^^ 
sistance  de  la  Russie.  Après  les  cruelles  fatigues  de  l'hiver,  l'heure  des  opé- 
rations plus  actives  est  arrivée.  Au  milieu  de  es  opérations  mêmes,  Tépidii^ 
mie  vient  encore  éprouver  chefs  et  soldats  :  rien  ne  peut  affaiblir  la  mâleit 
stoïque  intrépidité  de  ces  armées  durcies  par  le  feu  et  par  les  souflnrances,  ir 
y  a  peu  de  Jours,  c'était  ce  combat  du  7  juin,  qui  laissait  les  soldats  alliés  coi 
possession  du  Mamelon- Vert  et  des  redoutes  du  Carénage  après  une  mèlét  ! 
sanglante  et  rapide.  Hier  encore,  le  18,  c'est  l'attaque  de  la  tour  Malakof  €|^J 
du  grand  redan,  tentée  par  les  Français  et  les  Anglais.  La  prise  de  MalakoT 
eût  sans  doute  précipité  les  événemens;  cette  première  attaque  n'a  mal^ 
heureusement  point  réussi,  bien  que  nos  soldats  eussent  pris  pied  déjà  dmi^ 
l'ouvrage  russe.  Il  n'est  resté  pour  le  moment  de  cette  tentative  qu'un  aod*/ 
dent  de  la  guerre  à  réparer  et  des  pertes  douloureuses  dont  le  chiffire  ind!qii0J 
assez  la  puissance  de  l'attaque  et  la  vigueur  de  la  résistance.  Ce  chifft^  s'élèfiT 
à  plus  de  trois  mille  hommes  mis  hors  de  combat,  et  plusieurs  générauz' 
paraissent  avoir  été  atteints.  L'un  d'eux  même,  le  général  Brunet,  qui  ocmi- 
mandait  une  des  divisions  d'attaque,  a  succombé.  C'est  là  une  de  ces  inévir 
tables  et  passagères  alternatives  de  l'un  des  sièges  les  plus  mémorables  qir 
«e  soient  vus  assurément.  En  même  temps  que  ces  opérations  se  poursuivent 
devant  Sébastopol^  l'expédition  de  la  mer  d'Azof  s'est  achevée  avec  un  plein 


np  de  bataille  à  reztrémité  de  l'Europe  n'est  point  certainement  une 
irJiDaîre.  La  Russie  sait  bien  qu'elle  est  réduite  à  défendre  une  poli- 
cuLiire,  toute  une  tradition  de  conquêtes  et  d'envahissemens.  B!en 
Russie  siyait  qu'elle  aurait  un  jour  ou  l'autre  à  livrer  ce  suprême 
Sans  cela,  comment  se  serait-elle  trouvée  prête  au  moment  voulu? 
elle  pensée  aurait-elle  élevé  ces  forteresses  formidables,  certes  fort 
pour  la  défendre  contre  la  Turquie?  Pourquoi  s'obstinerdit-elle 
dans  une  guerre  où  la  seule  condition  de  paix  qu'on  lui  veuille  im- 
'est  de  désarmer  son  ambition?  De  leur  côté,  les  puissances  ocdden- 
rent  bien  qu'il  s'agit  désormais  pour  elles  de  livrer  l'indépendance 
rope  ou  de  la  rafTermir.  S'il  n'en  était  point  ainsi,  comment  prodi- 
at-elles  leurs  soldats,  leurs  trésors  et  leurs  vaisseaux  dans  une  lutte 
(difûcultés  et  les  proportions  dépasseraient  le  bu'  ?  La  guerre  actuelle 
e  particulier,  qu'elle  n'est  le  fruit  d'aucune  animosité  nationale;  c'est 
:  violent  de  deux  i)olitiques,  dont  l'une  est  une  menace  incessante 
Occident,  dont  l'autre  est  l'expression  réûécbie  des  intérêts  les  plus 
te  la  civilisation.  Tel  est  le  conflit  qui  tient  en  ce  moment  l'Europe 
te  et  qui  se  poursuit  dans  ces  terribles  eugagemens  devant  Sébastopol, 
odant  qu'il  se  dénoue  par  la  victoire. 

st  point  en  eflet  d'autre  issue  maintenant.  C'est  à  la  puissance  des 
de  réaliser  ce  que  la  diplomatie  n'a  pas  pu  faire,  et  si  les  armes  res- 
mxkl  arbitre  de  cette  grande  question,  sur  qui  donc  peut  peser  la  res- 
ttité  de  la  continuation  de  la  guerre?  Le  dénoûment  même  des  confé- 
de  Vienne  est  là  pour  le  dire.  C'est  le  4  juin  que  les  négociations  ont 
Initivement  closes  et  que  le  dernier  protocole  a  été  signé.  Par  le  fait, 
eette  dernière  formalité,  on  savait  déjà  que  les  négociations  étalent 
mis  sans  but,  que  les  propositions  de  l'Autriche  n'avaient  pu  être 
éei  par  la  France  et  par  l'Angleterre',  et  qu'ainsi  il  ne  restait  plus 
an  élément  de  discussion  entre  les  rcprésentans  des  diverses  puis- 
iiéimies  à  Vienne.  Or  de  tout  ce  travail  de  la  diplomatie  que  résulte- 
tic  une  palpable  évidence,  si  ce  n'est  que  la  résistance  de  la  Russie  a 

■Mil    l'invîni*ihlA  nhalAplA  à  imA  na/»ifir»ii H nn  9  Rîpn  nVaf.  nlii«  /»iiriPiiv 


280  REYVB  DES  DEUX  M01fDE8. 

dans  la  conférence  émaneraient  de  Tinitiative  du  gou^emement  rnssi 
n'y  aurait  plus  qu'à  se  demander  après  cela  comment  la  guerre  a  pu  é 
Est-il  question  de  la  liberté  de  la  navigation  du  Danube,  la  Russie 
que  TAngleterrc  et  la  France  n'ont  jmis  besoin  de  verser  leur  sang  pc 
résultat  désormais  acquis.  Il  n'est  pas  moins  vrai  que  ce  résultat  est  1 
de  la  guerre  et  du  sang  versé.  S'agit-H  des  principautés,  IcuRussie  prc 
que  sa  tâche  est  accomplie  et  que  tous  les  vœux  de  sa  politique  sont  oc 
dès  que  les  immunités  des  provinces  danubiennes  sont  placées  sous 
rantie  collective  de  l'Europe.  Le  manifeste  du  cabinet  de  Pétersbourgc 
assez  complaisamment  sur  les  bienfaits  dont  le  protectorat  russe  a  d 
principautés  :  bienfaits  d'une  singulière  nature,  il  faut  l'avouer,  et  re 
des  Moldo-Valaques  encore  plus  que  la  suzeraineté  ottomane!  La  1 
oublie  qu'il  y  a  deux  ans  à  peine  elle  envahissait  les  principautés  en 
paix,  sans  nul  motif,  ce  qui  était  étrangement  respecter  leurs  immi 
et  qu'il  a  fallu  l'arrivée  des  armées  alliées  en  Orient,  la  menace  de  1 
vention  autrichienne,  pour  la  faire  reculer  derrière  le  Pruth.  La  Russ 
blie  que  la  mission  du  prince  Menchikof  date  de  deux  ans  à  peine,  qu'i 
époque  elle  ne  voulait  souffrir  aucune  inter\ention  dans  ses  différend 
la  Turquie,  et  que  la  première  note  de  Vienne  elle-même  disparaissai 
le  coup  de  ses  hautaines  interprétations.  En  un  mot,  la  Russie  oublie 
ment  est  née  la  guerre  et  comment  l'Occident  a  été  nécessairement  a 
par  la  force  des  choses  à  poser  le  principe  d'une  limitation  de  la  puî 
moscovite. 

Il  faut  bien  l'observer  en  effet  :  la  guerre  est  là  tout  entière  aujoui 
ou  elle  est  sans  objet.  Toutes  les  autres  conditions  ne  sont  que  des 
laires  ou  l'application  de  ce  principe  de  limitation.  Puisque  la  Russie 
si  bonne  voie  de  dispositions  pacifiques  dans  ses  manifestes,  il  seml 
naturel  qu'elle  eût  réservé  un  peu  de  ces  dispositions  pour  arriver  à  rés 
la  question  dans  laquelle  se  résume  toute  la  guerre  désormais.  Et  sur  ce 
quel  a  été  son  système  de  conduite?  Elle  n'a  cessé  de  repousser  toute  t 
tion  de  forces.  L'article  officiel  du  Journal  de  Saint-Pétersbourg  fait 
connaître  que  le  prince  Gortchakof  n'avait  accepté  les  quatre  garanties 
les  interprétant  à  sa  manière.  L'intention  de  la  Russie  de  ne  rien  cône 
éûlaté  assez  clairement  dans  les  négociations  de  Vienne,  et  elle  est  de 
plus  palpable  encore  dans  la  dernière  conférence,  dont  le  protocole  c 
jourd'hui  public.  L'Autriche  présentait  un  projet  de  pacification.  Ce 
reposait  sur  le  principe  de  la  limitation,  ainsi  que  l'a  fait  remarquer 
Bourqueney .  Le  représentant  du  tsar  a-t-il  admis  ce  principe?  11  a  nett 
articulé  au  contraire  un  nouveau  refus.  Dès  lors  à  quoi  pouvait-il  servi 
référer  à  Saint-Pétersbourg,  comme  l'a  offert  le  prince  Gortchakof? 
avait  plus  de  but  pour  la  discussion;  par  le  fiait  même,  la  conférence  « 
vait  rompue,  et  la  responsabilité  de  cette  rupture  pèse  évidemmen 
entière  sur  la  Russie.  Le  cabinet  de  Pétersbourg  affirme,  dans  sou  d 
manifeste,  que  ce  sont  les  puissances  occidentales  qui  ont  rendu  les  né 
tiens  infructueuses  par  leur  refus  d'accéder  aux  propositions  autrichii 
On  voit  ce  qui  en  est.  La  vérité  est  que  l'Angleterre  et  la  France  n'ont 
trouvé  le  projet  de  l'Autriche  efficace  dans  la  forme,  et  que  la  Ru8si« 


/ 


RETUB.  —  GHRONIQUS.  2M 

K  ie  priadpe  même.  Ce  principe^  la  Russie  Ta  rejeté  avec  une  extrême 

,  OD  doit  lui  rendre  cette  justice.  Il  faut  seulement  en  conclure  que 
«■i^Ddationa  étaient  frappées  dès  l'origine  d'une  virtuelle  impuissance 
jvh  vidonté  arzètée  du  cabinet  de  Pétersbourg.  On  pourrait  dire  que  la 
Mtk  kê  ttvait  rompues  avant  qu'elles  fussent  ouvertes. 
Cfftdouc  ici  pour  left  aHaires  de  l'Europe  le  point  de  départ  d'une  phase 
■0iile  fui  peut  être  féconde  en  incidens  et  en  péripéties.  La  première  et 
Il  jèB  grsve  questitm  qui  s'y  rattache  aujourd'hui  sans  aucun  doute  est 
dÊ^ét  la  politiq[ue  autriclûenne.  Intéressée  dans  tout  ce  qui  s'agite  en  Orient, 
■Bée  au  premier  rang  comme  grande  puissance  dans  la  crise  actuelle,  liée 
ih  Frud»  et  à  FAngleterre  par  le  traité  du  2  décembre,  l'Autriche  est  arri- 
léii  un  moment  d'épreuve  décisive  pour  son  influence  et  sa  considération* 
l^igit  de  savoir  quelle  idée  elle  se  fait  de  son  propre  rôle,  quel  sens  elle 
Mliebe  aux  engagemens  qu'elle  a  contractés.  Malheureusement  il  est  difû- 
et  de  nourrir  de  grandes  illusions  sur  la  politique  de  l'Autriche.  La  der- 
itoe  circulaire  de  M.  de  Buol,  relative  aux  communications  que  le  cabinet  de 
^tane  avait  reçues  de  la  France  à  l'occasion  de  ce  qu'on  a  nommé  les  pro- 
i  autrichiennes,  un  discours  récent  de  lord  Clarendon  dans  le  parle- 
i  anglais,  laissent  peu  de  doutes  sur  l'attitude  de  notre  alliée  du  2  dé- 

.  Cest  l'attitude  d'une  puissance  qui  veut  et  qui  ne  veut  pas,  qui  avait 
int-étre  conçu  plus  d'espérances  qu'il  ne  fallait  de  son  intervention  en  fa- 
mr  de  la  paix,  et  qui,  émue  de  son  insuccès  même,  se  réfugie  dans  l'absten- 
ta  Justement  à  l'iieure  où  la  force  des  choses  semblait  la  mettre  en  de- 
■enie  d'agir.  Un  des  traits  les  plus  frappans  de  toute  cette  politique,  c'est 
koMUradicUon  permanente  entre  les  paroles  et  les  actes.  Par  les  paroles, 
natriehe  a  éb^  une  grande  puissance;  il  lui  resterait  à  montrer  qu'elle  l'est 
;  par  les  actes.  L'Autriche  ne  saurait  s'y  tromper  :  l'attitude  qu'elle 

t  prendre,  qui  se  dessine  chaque  jour  davantage,  n'est  point  une  atti- 

We  de  pure  expectative;  c'est  une  situation  parfaitement  rétrograde,  qui 

pitdégénérer  en  une  véritable  retraite.  Il  y  a  peu  de  temps,  le  gouvernement 

k  rcmpereur  PrançoisWoseph  avait  sur  pied  une  armée  puissante;  il  solli- 

ciût  de  l'Allemagne  la  levée  des  contingens  fédéraux  :  aujourd'hui  il  réduit 

U^me  son  effectif.  A  l'ouverture  des  conférences^  M.  de  Buol  disait  que 

r«ipere«r  acceptait  les  conséquences  de  son  alliance  avec  l'Occident,  quel- 

fR  graves  qu'elles  pussent  être;  maintenant  il  déclare  que  l'Autriche  atten- 

ài  ■  de  pàed  ferme  la  marche  des  événemens  et  le  moment  propice  pour 

mami  des  négociations  de  paix,  d  Chose  étrange,  dans  cette  même  circu- 

te,  k  ministre  de  l'empereur  François-Joseph  afUrme  qu'il  est  d'accord 

«ic  la  France  sur  la  nécessité  de  réduire  la  puissance  politique  de  la  Russie 

•généial!  Mais  s'il  en  est  ainsi,  l'Autriche  pense-t-elle  que  cette  réduction 

^k  poteance  rosse  s'opérera  toute  seule?  Ou  bien  est-elle  persuadée  que 

lalones  de  la  France  et  de  l'Angleterre  suffisent  pour  atteindre  le  but, 

M  aie  féikiter  quand  le  résultat  sera  acquis?  Le  cabinet  de  Vienne  n'a 

piit  nmUé  dédaigner  jusqu'ici  ce  rôle  commode,  qui  consiste  à  attendre 

k  kénéflee  des  événemens.  C'est  là  cependant  une  route  périlleuse  par  où 

fAitridie  pourrait  arriver  à  un  isolement  complet.  Le  gouvernement  au- 

Wtàok  eat  dans  cette  situation  particulière,  que  son  isolement  même  ne 


2S2  RE\UE   DES   DEUX   MONDES. 

peut  pas  être  une  neutralité.  Une  déclaration  de  neutralité  entraînerait  dI 
cessairement  la  retraite  de  l'armée  autrichienne  des  principautés,  et  (»idi 
que  l'Autriche,  dans  les  momens  où  elle  ressent  le  plus  l'embarras  de  saïl 
tuatîon,  parle  de  quitter  en  effet  les  provinces  danubiennes;  mais  la  retnM 
des  principautés  se  ait  la  violation  d'un  engagement  formel  contracté  «iÉ 
l'un  des  belligérans.  Dès  lors  ne  serait-il  pas  plus  simple  pour  rAutricbe 
se  rattacher  nettement  à  l'esprit  de  ra!liance  de  TOccident  et  d'en  accq^É 
les  conséquences  avec  la  fermeté  d'une  grande  puissance?  Peut-éfre 
l'effet  de  cette  résolution  ne  se  ferait-il  pas  attendre,  si,  comme  on  l'a 
quelque  lassitude  se  lait  sentir  à  Saint-Pétersbourg,  et  s'il  est  vrai  que  dil 
agens  russes  aieut  fait  depuis  peu  des  insinuations  pacifiques.  Ce  qu'il  y  td 
singulier, c'est  que  les  tergiversations  du  gouvernement  autrichien  paraisesÉ 
avoir  remis  un  moment  la  Prusse  en  humeur  d'intervention.  11  faut  btai 
s'entendre  :  la  Prusse  n'est  nullement  dispojsée  à  prendre  un  rôle  actif;  mal 
elle  a  cherché,  dit-on,  à  se  rapprocher  des  cabinets  de  l'Occident,  et  11  niai 
point  impossible  qu'elle  n'ait  vu  dans  les  faiblesses  de  l'Autriche  un  moym 
de  regagner  son  ascendant  en  Allemagne.  L'alliance  du  2  décembre  ni 
point  répondu  jusqu'ici  à  toutes  les  espérances  qu'on  avait  conçues,  cela  et 
certain.  Dans  tous  les  cas,  les  puissances  occidentales  n'ont  point  à  s'en  ae 
cuser,  et  elles  n'ont  nullement  à  regretter  leurs  déférences  envers  l'Autriche 
Leur  but  était  bien  clair.  ^  Une  alliance  active  avec  la  première  puissaiià 
allemande,  c'était  une  guerre  moins  longue,  moins  compliquée,  une  padS 
cation  plus  prompte  et  plus  facile.  ^  Si  l'Autriche  manque  à  ce  grand  rBh| 
que  tout  lui  assignait,  la  conséquence  est  malheureusement  facile  à  prévoir 
La  guerre  peut  se  prolonger  et  s'étendre.  C'est  une  grande  question  où  VA» 
triche  peut  n'avoir  plus  de  rôle,  et  où,  par  une  singularité  assez  frappant 
elle  peut  voir  sa  place  prise  par  le  Piémont,  qui  aura  certainement  un  nég» 
ciateur  daus  les  conférences  d'où  sortira  la  paix.  Le  Piémont  aujourd'hri 
gagne  son  rang  d'état  de  premier  ordre;  par  le  fait,  n'est-il  pas  en  ce  mo' 
ment  la  quatrième  puissance?  n'a-t-il  pas  montré  une  décision  qui  semUl 
manquer  à  l'Autriche?  Ainsi  donc  se  dessine  aujourd'hui  la  situation  di 
l'Europe  au  lendemain  de  ces  conférences  de  Vienne,  qui  ont  eu  du  mobM 
pour  résultat  de  marquer  le  point  où  est  arrivée  la  question  d'Orient. 

C'est  à  la  France  et  à  l'Angleterre  maintenant  de  poursuivre  seules  ce  gmii 
but  d'une  pacification  durable  qu'elles  auraient  voulu  poursuivre  de  conoort 
avec  rAulriche.  Même  sans  ce  secours  elles  sont  en  mesure  de  l'atteindre,  el 
quels  que  soient  les  efforts  qui  restent  à  accomplir,  elles  obtiendront  le  pril 
de  la  lutte  maintenant  engagée.  L'Angleterre  multiplie  les  moyens  poiM 
avoir  des  soldats,  et  on  dit  aujourd'hui  que  lord  Raglan  va  quitter  le  ce» 
mandement  de  l'armée  anglaise  de  Crimée,  ce  qui  pourrait  bien  donner  OM 
nouvelle  activité  aux  opérations  militaires  dans  la  péninsule.  D'un  autn 
côté,  des  mesures  financières  vont  être  sans  doute  xiécrétées  en  France.  U 
corps  législatif  et  le  sénat  viennent  d'être  convoqués  extraordinairement 
Ils  auront  probablement  à  voter  un  emprunt,  peut-être  une  nouvelle  levai 
d'hommes.  La  rapidité  avec  laquelle  a  été  couvert  l'emprunt  récent  de  H 
ville  de  Paris  indique  assez  que  les  ressources  de  la  France  ne  sont  poiol 
au-dessous  des  besoins  de  la  guerre.  C'est  dans  les  opérations  finandèm 


I 


REVUE.  —  CHBONIQUE.  233 

éèm  les  trevaux  du  corps  législatif  que  va  se  renfermer  pendant  quelques 

jMili  fie  intérieure,  vie  tranquille  et  monotone  où  vient  se  mêler  hcureu- 

iHBlpufois  quelque  incident  littéraire^  une  de  ces  s(^ances  de  l'Académie 

^PMfmhlent  au  instant  un  monde  choisi  et  lettré. 

ly  avait  donc  ces  jours  derniers  à  l'Institut  une  séance  solennelle  pour 

fcimplioQ  de  M.  de  Sacy.  Par  une  coïncidence  singulière,  H.  de  Salvandy, 

fiavaiteu  déjà  à  recevoir  M.  Dupanloup  et  M.  Berryer,  se  trouvait  encore 

«hvgéde  recevoir  M.  de  Sacy.  Après  la  chaire  sncrée  et  la  tribune  poli- 

f|K,  la  presse  avait  son  tour.  Autre  coïncidence  :  l'académicien  auquel  suc- 

IM.de  Sacy  avait  été  lui-même  un  journaliste  renommé  autrefois,  et 

s,  hélas!  oublié  :  c'était  M.  Jay,  le  fondateur  de  deux  journaux  fameux, 

lipoléaiiste  class.'que  toujours  prêt  à  guerroyer  contre  les  tentatives  litté- 

niifs  nouvelles.  Il  avait  écrit  un  livre  auquel  il  avait  donné  le  nom  de  Con- 

iifum  Bomnntique.  Un  classique  était  naturellement  l'auteur  de  cette 

Hon.  «  Pure  vanterie!  a  dit  spirituellement  M.  de  Sacy;  personne  n'a 

«averti  les  romantiques.  En  gens  d'esprit,  ils  se  sont  convertis  tout  seuls,» 

cftiksiOQt  à  l'Académie.  M.  Jay,  à  ce  qu'il  parait,  employait  d'habitude  mieux 

«DO  temps  qu'à  convertir  les  romantiques.  H  était  heureux  et  vivait  retiré 

tas  le  cdlme  de  la  vie  de  famille,  dans  cette  obscurité  des  hommes  qui 

a'tiut  plus  d'histoire.  A  vrai  dire,  la  vie  de  M.  Jay  n'a  été  qu'un  épisode 

tas  les  discours  des  deux  orateurs.  L'intérêt  réel  de  cette  séance  était 

tas  cette  sorte  de  bienvenue  donnée  à  la  presse  au  sein  de  l'Académie.  Bien 

hin  de  décliner  le  caractère  de  Journaliste  dans  son  ingénieux  et  reaiar- 

fàbk  discours,  M.  de  Sacy  l'a  revendiqué  au  contraire;  il  a  tenu  à  consta- 

1er  qu'il  était  reçu  pour  des  articles  de*  journaux.  Et  le  journal,  par  le  fait, 

l'eit-il  pas  devenu  dans  notre  temps  une  forme  littéraire,  une  tribune  poli- 

fifv  quand  il  y  avait  des  tribunes  politiques,  ^  une  puissance  véritable 

pMAf  11  s'est  assoupli  à  tout  et  a  fini  par  être  un  peu  la  littérature  d'un 

ditle  qui  se  hâte  de  vivre;  c'est  une  œuvre  permanente,  une  improvisation 

il  tous  les  instans,  un  livre  qui  recommence  toujours,  comme  ou  l'a  dit; 

■uide  cette  oeuvre  rapide,  de  cette  flamme  de  tous  les  Jours,  que  reste-t-il 

MatAt?  Chose  étrange,  c'est  à  une  époque  où  il  semblait  que  la  presse  dût 

troir  le  pîus  de  puissance,  qu'elle  a  reçu  le  plus  rude  coup!  C'est  sous  la  ré- 

IriitiqiK,  quand  l'obligation  de  la  signature  a  été  imposée,  ce  Jour-là,  le  ca- 

Urtère  ooliectif  de  la  presse  s'est  effacé.  Un  des  mérites  de  M.  de  Sacy,  c'est 

fi'eo  honorant  sa  profession  il  l'aime,  et  il  ne  l'a  point  caché.  11  a  mis  ainsi 

laeiorte  de  coquetterie  à  faire  entrer  la  presse  avec  lui  dans  l'enceinte  aca- 

taique.  Un  autre  héros  de  cette  fête,  c'est  l'Académie  elle-même,  dont  les 

tai  orateurs  ont  exalté  la  grandeur  en  lui  décernant  le  gouverneuicnt  des 

lUligcDoes.  Peut-être  même  sous  ce  rapport  M.  de  Sacy  et  M.  de  Salvandy 

mành  vu  ce  qui  devrait  être  plus  encore  que  ce  qui  est.  Si  l'Académie,  en 

**,  est  quelquefois  exposée  à  essuyer  des  critiques,  n'est-ce  point  parce 

fifcUe  manque  de  cette  initiative,  de  cette  puissance  de  direction  qui  assure 

IMBeace  des  grands  corps  littéraires?  Les  discours  de  M.  de  Salvandy  et 

le  M.  de  Sicy  ont  été  du  reste  un  éloquent  enchaînement  d'aperçus,  de 

J^Hneoi  littéraires  et  même  politiques,  où  les  deu^  orateurs  se  sont  reii- 

<>Miioii?ent,  où  ils  ont  différé  quelquefois.  Il  y  a  eu  un  instant  comme 


2SA  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

un  éclair  de  polémique  au  sujet  de  Richelieu.  M.  de  Sacy  arait  émis  qittl- 
ques  doutes  sur  rutilité  réelle  de  l'œuvre  du  grand  cardinal.  11  s'était  9^ 
mandé  si,  en  frappant  à  coups  redoublés  l'aristocratie,  Bichélieu  n'ttvailpiÉ 
détruit  un  intermédiaire  utile,  sans  lequel  un  pays  risque  de  flotter  sans  OMl 
entre  l'anarchie  et  le  despotisme.  M.  de  Salvandy  a  défendu  Richelieu,  et  fl 
n'a  point  admis  que  la  noblesse  eût  disparu  à  ce  point  de  la  France  depuis  1» 
passage  du  cardinal;  il  l'a  montrée  partout  au  contraire.  La  vérité  est-dkir 
dans  le  jugement  de  M.  de  Salvandy  ou  dans  celui  de  M.  de  Sacy?  Elle  iBÊk 
peut^tre  dans  l'un  et  dans  l'autre.  Oui,  sans  doute  la  noblesse  a  contimé' 
d'exister  ^individuellement,  si  Ton  peut  ainsi  parler;  elle  s'est  illustréiy^ 
mais  elle  n'a  point  été  un  corps  politique,  comme  en  Angleterre.  Et  n'esi-er 
pas  là  une  des  causes  des  perturbations  qui  ont  rempli  l'histoire  de  notm 
pays? 

Ainsi,  même  à  FAcadémîe,  surtout  à  l'Académie,  pourrait-on  dire  anjoui^ 
dTiui,  se  retrouve  cette  invincible  préoccupation  des  destinées  publiques^ 
comme  si,  à  tout  prendre,  il  était  difficile  de  parler  de  Richelieu,  de  Bossuel^ 
de  Montesquieu,  sans  revenir  à  tout  ce  qui  nous  émeut  et  nous  intéresse,  à 
tous  les  problèmes  qui  s'agitent  encore.  C'est  le  privilège  et  c'est  aussi  b 
I>éril  des  lettres  contemporaines,  de  n'être  plus  seulement  le  luxe  d'il 
société  ordonnée  et  polie;  elles  touchent  à  tout,  à  la  vie  politique  pour  i 
exprimer  les  vicissitudes,  à  la  vie  morale  pour  en  préciser  les  règles, 
événemens  pour  en  dégager  le  sens,  à  l'histoire  pour  en  résumer  les  ht* 
mières.  C'est  le  côté  par  où  les  lettres  sont  une  puissance.  De  cette  sévère 
et  forte  inspiration  est  née  V Histoire  de  Jean  Sobieski  et  du  royaume  ê$ 
Pologne,  que  M.  de  Salvandy  publiait  il  y  a  trente  ans,  et  qu'il  réédite  au- 
jourd'hui en  y  ajoutant  des  développemens  nouveaux.  Ce  n'est  plus  id  11 
France  de  Richelieu  ou  de  notre  temps  dont  M.  de  Salvandy  parlait  l'ant» 
jour  à  l'Académie;  c'est  une  France  du  nord,  abandonnée  et  à  demi  écll^ 
sée,  que  mille  liens  rattachent  encore  à  la  France  du  midi.  Depuis  le  pas- 
sage de  Henri  111  sur  le  trône  de  Pologne,  il  semble  que  ce  pays  n'ait  plui 
été  un  étranger  pour  nous,  tant  les  rapports  de  goûts,  d'affections  et  d'al- 
liances se  sont  multipliés,  et  le  malheur  n'a  fait  que  redoubler  cet  intèf4L 
11  y  a  trente  ans,  le  livre  de  M.  de  Salvandy  était  une  étude  historique  élerét 
et  substantielle;  dans  les  circonstances  présentes,  il  a  presque  le  mérite  àk 
l'à-propos,  car  il  remet  à  nu  ces  deux  choses  éternellement  instructives  : 
l'anarchie  épuisant  toutes  les  forces  d'un  peuple  et  une  iniquité  qui  a  laMl' 
l'Europe  sans  défense  sur  un  de  ses  points  les  plus  vulnérables.  La  PologB» 
a  péri  par  sa  propre  faute,  cela  n'est  point  douteux;  l'héroïsme  même  n'a  élf 
qu'un  piège  pour  elle,  un  moyen  de  se  dissoudre  avec  toutes  les  appareneai 
chevaleresques.  C'était  à  coup  sûr  une  gigantesque  anarchie  que  cette  lépn- 
blique  sans  bases  populaires,  cette  monarchie  sans  garantie  de  permanenea 
et  de  durée,  ces  confédérations  de  seigneurs  rebelles,  ce  libemm  veio,  quai, 
sous  prétexte  de  sauvegarder  la  liberté  individuelle,  faisait  de  la  volonté  dHm 
seul  l'arbitre  des  destinées  du  pays,  en  exigeant  l'unanimité  des  sufllragca 
dans  le  vote  des  lois.  La  décomposition  d'un  peuple  par  le  vice  de  ses'moeuia 
et  de  ses  institutions  est  là  tout  entière  palpitante  et  douloureuse.  Cest  le 
côté  intérieur  de  l'histoire  de  la  Pologne;  le  côté  européen,  c'est  le  dame»- 


BE^nE.  —  GBIONIQOE*  "iSb 

kement  qui  est  la  oonaéquence  de  cette  anarchie,  c'est  ce  f&pt  concerté  et 
exécuté  par  trois  gouveomemens,  comme  si  le  malhenr  on  ht  faiblesse  d'un 
pi^  autorisait  à  se  partager  ses  dépouilles. 

D  est  resté  de  curi^ix  témoi^ages  des  sentimens  dans  lesquels  les  aa- 
trars  du  partage  de  1772  accomplirent  cet  acte.  Catherine  de  Russie  mar- 
diait  dès  longtemps  à  son  but,  intervenant  par  tous  les  moyej[is,  revendi- 
quant une  sorte  de  protectorat,  pratiquant  en  un  mot  la  ra^mc  politique  que 
les  successeurs  ont  pratiquée  depuis  à  Tégard  de  la  Turquie.  S'il  ne  suggéra 
pas  le  premier  la  i)ensée  du  partage,  le  roi  de  Prusse,  le  grand  Frédéric,  sai- 
nt du  moins  roccasion  aux  cheveux,  comme  il  le  dit.  Marie-Thérose  d'Aa- 
triche  est  la  seule  qui  ressent  quelque  trouble  de  ces  combinaisons  téné- 
breuses. On  dirait  que  le  souvenir  de  Vienne  sauvée  par  Sobieski  lui  revient 
omme  un  remords.  Elle  signe  ce  partage,  «  puisque  tant  de  grands  et  sa- 
uns  personnages  Teulent  qu'il  en  soit  ainsi;  mais  longtemps  après  ma  mort, 
dit-elle,  on  verra  ce  qui  résulte  d'avoir  foulé  aux  pieds  tout  ce  que  jusqu'à 
présent  on  a  tenu  pour  juste  et  pour  sacré.  »  Il  y  a  près  d'un  siècle  déjà  que 
ce  premier  partage  s'est  accompli  a  très  paisiblement,  »  comme  le  disait  Fré- 
déric, et  toutes  les  fbis  que  l'Europe  s'agite,  elle  souffre  de  cette  vieille  bles- 
«re,  qui  se  rouvre  aussitôt.  Ce  spectre  de  la  Pologne  se  relève  et  vient  em- 
barrasser ceux  qui  se  sont  distribué  ses  dépouilles.  Jamais  peut-être  il  n'y  eut 
^us  terrible  exemple  de  ce  qu'il  en  coûte  pour  tuer  un  i^euple  qui  ne  veut 
pas  mourir.  Et  qu'on  remarque  bien  ici  cx)mment  le  droit  se  confond  avec 
fintérêt  le  plus  évident,  le  plus  positif.  Il  y  avait  au  nord  une  barrière  entre 
k  Russie  et  TEurope;  cette  barrière  a  été  supprimée.  Ce  jour-là,  l'équilibre 
ée  ITurope  a  été  rompu,  et  il  n'est  point  rétabli  encore.  L'Autriche  et  la 
Prusse  ont  cru  agrandir  leurs  domaines;  elles  n'ont  fait  que  travailler  au 
profit  de  la  Russie  en  la  rapprochant  de  l'Allemagne.  C'est  depuis  ce  mo- 
ment que  la  Russie  a  étendu  son  influence  sur  les  états  germaniques,  cap- 
tant les  uns,  neutralisant  les  autres.  En  cet  instant  même,  si  l'Autriche  se 
lent  faible  en  Galicie,  à  quoi  cela  tient-il,  si  ce  n'est  à  la  proximité  de  la 
Russie?  A  quoi  tiennent  les  tergiversations  de  la  Prusse,  si  ce  n'est  à  ïa 
crainte  secrète  de  se  voir  envahir  par  les  provinces  polonaises?  Pour  l'Au- 
triche et  la  Prusse,  cette  spoliation  a  été  une  faiblesse;  pour  la  Russie  seule, 
die  a  été  un  agrandissement.  On  voit  que  tout  n'est  point  vérité  dans  ce  mot 
ée  Frédéric  au  sujet  du  partage  :  «  Tout  dépend  des  occasions  et  du  moment 
où  les  choses  se  font!  » 

Certes,  s'il  est  un  tableau  éloquent  et  fait  pour  parler  à  l'imagination, 
c'est  celui  de  tous  ces  peuples  qui  sont  les  acteurs  du  drame  de  la  civilisa- 
lloa  et  qui  remplissent  la  scène  de  leur  gloire  ou  de  leurs  malheurs.  Tout 
diange  et  se  renouvelle  en  eux;  une  seule  chose  reste  immuable,  c'est  le  ciel 
fui  éclaire  tous  ces  contrastes  ou  ces  évolutions  d'une  même  destinée,  et 
qui  semble  faire  partie  aussi  de  l'histoire  de  certains  pays.  M.  Antoine  de  La- 
tour  a  visité  l'Espagne  avec  le  sentiment  délicat  et  fin  de  tous  ces  contrastes 
ée  la  vie  d'un  peuple.  Il  ne  ressemble  pas  à  beaucoup  de  voyageurs,  il  s'oc- 
cupe à  peine  du  présent,  ou  du  moins  il  ne  le  cherche  pas  dans  ce  tourbil- 
loD  d'événemens  e^  de  crises  qui  s'élève  de  temps  à  autre  à  la  surface.  L'au- 
teor  des  Études  sur  l'Espagne  n'est  point  im  statisticien,  un  économiste 


236  EETUB   DES  DEUX   MONDES. 

fiîsant  ua  invantaire  des  pauvretés  et  des  élémens  de  fortune  de  la  PéDin- 
suie.  Ces"  uq  voyageur  de  Tesprit  pour  ainsi  dire,  qui  étudie  les  monumens, 
la  littérature  et  les  mœurs,  non  pour  en  reproduire  simplement  l'aspect 
extérieur,  mais  pour  en  ressaisir  le  sens,  Tidéal  en  quelque  sorte.  Entre 
tous  ces  royaumes  qui  ont  uni  par  se  fondre  dans  un  royaume  unique,  au 
milieu  de  l'Espagne  même,  M.  de  Latour  a  choisi  cette  Espagne  plus  ac- 
centuée et  plus  originale  qu'on  nomme  l'Andalousie  et  Séville.  C'est  qu'en 
effet  l'Andalousie  est  un  monde  à  part  et  entièrement  distinct  par  le  ciel,  par 
les  mœurs,  par  tous  les  souvenirs.  On  n'y  peut  faire  un  pas  sans  rencontrer 
l'image  de  toutes  les  civilisations  différentes  qui  ont  régné  tour  à  tour.  De» 
rues  de  Séville  portent  encore  des  noms  qui  rappellent  l'histoire  de  don  Pèdre 
le  Justicier,  plus  loin  vous  trouverez  les  souvenirs  de  la  conquête  de  saint 
Ferdinand,  et  à  côté,  arrêtez-vous  au  pied  de  la  tour  de  la  Giralda  :  e  le  res- 
semble à  une  captive  mauresque  laissée  en  pays  chrétien,  et  jetant  mélan- 
coliquement les  heures  depuis  quatre  siècles  aux  générations  qui  passent. 
C'est  de  là  aussi  que  partaient  au  xvr  siècle  tous  ces  hardis  navigateurs  qui 
allaient  conquérir  un  monde.  La  bibliothèque  colombine  est  restée  conmie 
le  dépôt  de  ces  traditions  avec  les  archives  des  Indes,  qui  gardent  encore  les 
pages  inconnues  de  ce  grand  poème  de  la  découverte  de  l'Amérique  écrit  par 
Colomb,  par  Fernand  Cortez,  par  Pizarre  lui-même,  bien  qu'il  demeure 
incertain  si  Pizarre  savait  écrire.  Séville  a  eu  enfin  son  école  littéraire,  ses 
poètes,  tels  que  Herrera  le  divin,  Rioja,  Jauregui,  Cespedes,  et  elle  a  eu  sur- 
tout son  école  de  peinture,  qu'on  ne  peut  bien  connaître  que  là.  C'est  à  Sé- 
ville que  Murillo  a  laissé  quelques-unes  de  ses  plus  belles  œuvres,  et  au  pre- 
mier rang  ia  Fis  ion  de  saint  .Jnloine  de  Padoue,  L'auteur  des  Études  sur 
l'Espagne  n'avait  qu'à  regarder  autour  de  lui  pour  voir  se  relever  tout  ce 
monde  familier  à  l'imagination  populaire.  11  va  sur  une  place  de  Séville,  sur 
la  place  de  Dona  Elvire,  et  là  il  trouve  au  berceau  la  comédie  espagnole  avec 
le  batteur  d'or  Lope  de  Rueda;  il  frappe  à  une  maison,  et  il  est  dans  ia 
demeure  de  dona  Ëstrella  de  Tavera,  cette  autre  Chimène  d'un  autre  Cid, 
qie  Lope  de  Vega  a  immortalisée  sous  le  nom  de  f Étoile  de  Sévilte.  Ainsi  ia 
réalité  ramène  sans  cesse  au  passé,  dont  elle  se  sépare  à  peine.  C'est  qu'en 
effet  le  passé  vit  partout  en  Espagne.  Le  présent  tend  chaque  jour  sans  doute 
à  l'envahir;  le  présent  fait  parfois  des  usines  avec  des  cloîtres,  ou  il  sup- 
prime ces  cluitres  pour  ouvrir  des  rues  et  des  places  :  il  en  reste  encore  assex 
cependant  pour  saisir  l'imagination  et  la  retenir  captive  au  spectacle  de  ia 
lutte  du  passé  et  du  présent.  Nulle  part  peut-être  n'apparait  mieux  cette 
lutte  émouvante  que  dans  une  excursion  du  voyageur  à  quelques  lieues  de 
Séville.  D'un  côté  sont  les  ruines  d'italica,  les  souvenirs  romains  de  l'Espa- 
gne :  c'est  là  q  e  naquit  Trajan;  ^  à  peu  de  distance  est  le  monastère  de 
Saint -Isidore,  qui  résume  tout  un  épisode  de  l'histoire  chrétienne  de  l'Anda- 
lousie; —  tout  près  est  une  humble  maiso.i  où  mourut  Fernand  Cortez  :  — 
n'est-ce  point  là  l'assemblage  de  tous  les  souvenirs?  Entrez  au  monastère 
dd  Saint-Isidore  :  c'est  aujourd'hui  une  prison  de  femmes  depuis  la  suppres- 
sion des  couvens.  De  la  réunion  de  tous  ces  contrastes  naît  l'attrait  pix>fond 
et  saisissant  de  la  vie  espagnole,  et  cet  atti-ait  passe  dans  le  livre  de  Al.  de 
Latour  sous  le  voile  d'une  délicate  et  ingénieuse  ohservation.  N'échappe-t-ctt 


BEf  UE.  —  CHRONIQUE.  237 

pis  ainsi  au  spectacle  des  perturbations  vulgaires  de  l'Espagne  actuelle? 

La  vie  politique  n'est  ix)int  heureusement  partout  agitée  des  mêmes  trour 
Ues.  Rien  ne  ressemble  moins  aux  débats  intérieurs  de  l'Espagne  que  les 
laborieuses  discussions  qui  remplissent  depuis  quelque  temps  la  session  des 
chambres  hollandaises.  La  Hollande  est  tout  entière  à  des  questions  prati- 
qoes  et  utiles.  Au  premier  rang  est  la  mesure  présentée  par  le  gouverne- 
ment  pour  rabolition  des  droits  d'accise  sur  la  mouture.  Plusieurs  propos!- 
tioDS  avaient  été  faites  déjà  jtar  des  députés.  Le  projet  du  gouvernement  se 
distinguait  de  ces  propositions  en  ce  qu'il  allait  plus  loin  et  abolissait  les 
droits  d'une  façon  plus  complète.  Ce  projet  n'a  point  laissé  de  rencontrer 
une  certaine  c  ppositlon  parmi  quelques  amis  du  cabinet  qui,  malgré  l'amé- 
Eoration  réelle  des  finances ,  s'effrayaient  d'une  abolition  d'impôts  aussi 
étendue.  Il  s'agissait  en  effet  d'une  suppression  de  quatre  ou  cinq  millions. 
D'autres  accusaient  le  cabinet  d'une  certaine  inconsistance  dans  cette  ques- 
tion. Le  ministre  des  finances,  M.  Vrolik,  et  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères, M.  van  Hall,  ont  vivement  défendu  cette  réforme;  ils  se  fondaient  sur 
«qu'une  abolition  partielle  des  droits  de  mouture  n'atteindrait  nullement 
le  bot  qu'on  se  proposait,  celui  de  faire  baisser  le  prix  des  substances  ali- 
mentaires de  première  nécessité.  Ils  faisaient  remarquer  d'ailleurs  que  les 
bonis  coloniaux  étaient  devenus  assez  réguliers  pour  combler  le  déficit  créé 
par  cette  abolition  d'impôts.  C'est  certainement  la  première  fois  qu'un  gou- 
fememeut  a  eu  à  lutter  pour  réduire  des  taxes  contre  une  chambre  disposée 
à  les  maintenir.  La  réforme  n'en  a  pas  moins  été  adoptée  par  la  seconde 
chambre.  Un  autre  projet  avait  trait  à  la  reconstitution  de  la  marine.  Depuis 
longtemps,  la  marine  hollandaise  était  dans  un  sensible  déclin,  et  les  cham- 
bres comme  le  gouvernement  se  préoccupent  de  la  rétablir  sur  un  pied 
respectable.  Au  commencement  de  celte  année,  le  budget  de  la  marine  avait 
été  repoussé,  parce  qu'il  ne  présentait  pas  de  moyens  sufûsans  et  définis 
pour  arriver  à  cette  reconstitution.  Ce  vote  amena  la  retraite  du  ministre 
de  la  marine,  M.  Ensly,  qui  fut  remplacé  par  M.  Smit  van  den  Broecke.  Le 
ooQveau  ministre  a  préparé  tout  un  plan  de  réformes  tendant  à  faire  domi- 
ner dans  la  marine  hollandaise  la  vapeur  et  l'hélice,  et  qui  s'exécuterait  dans 
m  laps  de  temps  de  douze  années.  Une  augmentation  de  un  à  deux  millions 
de  florins  au  budget  était  nécessaire  pour  l'exécution  de  ce  plan.  Le  projet 
da  gouvernement  n'a  rencontré  qu'une  faible  opposition,  plus  encore  sur  la 
lionne  que  sur  le  fond,  et  une  majorité  considéral)le  l'a  sanctionné. 

Il  se  présentait  devant  les  chambres  de  La  Haye  deux  questions  d'une 
lotre  nature.  La  première  était  la  convention  signée  avec  la  France  pour 
k  garantie  de  la  propriété  littéraire  et  la  suppression  de  la  contrefaçon.  Le 
principe  n'a  point  été  contesté,  et  il  ne  pouvait  pas  l'être.  Des  ob.;ections 
ont  été  seulement  élevées  au  sujet  de  l'égalisation  des  droits  d'entrée  et  de 
sortie  sur  les  livres.  C'est,  si  l'ou  s'en  souvient,  la  seconde  convention  de  ce 
ffeore  négociée  dans  ces  dernières  années;  la  première,  conclue  en  1852, 
mit  été  repoussée  par  les  chambres  hollandaises.  Le  gouvernement  a  fait 
aaes  clairement  une  question  de  cabinet  de  la  convention  actuelle,  qui  est 
le  résultat  de  lal>orieuse8  négociations,  et  qui  consacre  un  principe  juste  en 
IWDéwe,  outre  qu'elle  contient  certaines  concessions  faites  par  la  France 


^2S8  RETOB  Ofi»  DEUX  MdMEB. 

à  la  Hollande.  Ici  encore  le  vote  de  la  chambre  a  été  approbstif; 
autre  traité  a  été  moins  hem^ux  :  c'est  celui  qui  avait  été  négoci 
Portugal  pour  une  délimitation  meilleure  des  possessions  hollan 
portugaises  dans  l'île  de  Timor.  Le  principal  motif  du  rejet  de  ce 
l'absence  d'une  disposition  qui  consacre  la  lfl)erté  religieuse  en  fi 
Hollandais  qui  passent  sous  la  domination  portugaise  par  Téchang 
ritoires,  tandis  que  cette  liberté  existe  en  faveur  des  catholiques  qv 
sous  le  pouvoir  hollandais.  La  question  de  délimitation  reste  donc  ii 
et  la  Hollande  se  trouve  privée  d'un  tcrritoh^  qui  contient  Justci 
mines  de  cuivre.  Enfin  le  gouvernement  hollandais  vient  de  cou 
traités  avec  la  France,  la  Belgique  et  les  États^Jnis  pour  ra&nissioi 
consulaires  aux  Indes  orientales  :  acte  intelligent  qui  ne  peut  a 
résultat  que  d'étendre  ou  de  consolider  les  rapports  du  commerce, 
été  favorablement  accueilli  en  Hollande.  Dans  quelques  Jours,  la  se 
chambres  de  La  Haye  va  se  clore,  et  elle  n'aura  point  été  inutile 
rets  du  pays. 

Au-delà  de  l'Atlantique,  les  know  nothing  (!)  ont  le  privilège  d 
l'attention  du  public  américain.  Grâce  à  eux,  la  question  de  Cuba  a 
meiller  paisiblement  pendant  toute  cette  année,  et  les  expéditions 
projetées  contre  le  Mexique  ou  tel  autre  pays  du  nouveau  contine 
être  étouffées  en  germe.  C'est  ce  qui  est  arrivé  notamment  au  colone 
chef  d'une  expédition  pour  la  colonisation  du  Nicaragua,  qui  s'est  \ 
au  moment  où  il  allait  s'embarquer.  Le  colonel  Walker  a  été  plus  ! 
il  est  parvenu  à  s'échapper  de  San-Francisco  avec  soixante-cinq  ho 
il  est  parti  pour  la  conquête  ou  la  colonisation  du  Nicaragua.  Esp 
sa  nouvelle  entreprise  obtiendra  aussi  peu  de  succès  que  sa  dernière 
contre  la  Basse-Californie. 

Ce  sont  donc  les  knota  nothing  qui  attirent  en  ce  moment  l'att 
l'Amérique.  Au  mois  de  mai,  ils  ont  tenu  une  réunion  à  New-Yc 
mois-ci,  dans  une  convention  tenue  à  Philadelphie,  ils  ont  fort 
programme  définitif.  Un  grand  avenir  semble  réservé  à  ce  parti  nou\ 
on  connaît  maintenant  tous  les  principes  et  toutes  les  tendances, 
des  hnow  nothing  est  une  réaction  à  la  fois  contre  l'élément  europé 
en  Amérique  par  l'émigration  et  contre  l'égoïsme  des  anciens  parti 
«e  fractionnant  à  l'infini,  étaient  devenus  des  coteries  où  des  i: 
localité,  de  camaraderie  ou  même  de  famille  avaient  fini  par  Tem] 
les  intérêts  du  pays.  En  outre  ce  parti  se  donne  comme  plus  nation 
whigs  et  les  démocrates;  il  ne  représente  ni  le  nord  ni  le  sud,  il  i 
lUnion  tout  entière;  enfin  il  replace  la  république  des  Ëtats-Uniss 
première,  le  protestantisme.  L'Amérique  accuse,  si  l'on  peut  ainsi  ; 
plus  en  plus  son  individualité  comme  nation.  Avec  le  parti  des  knou 
elle  cherche  à  mettre  un  peu  d'ordre  dans  le  chaos  qu'ont  produit 
ans  de  liberté  illimitée,  et  que  les  anciens  partis  semblaient  vouk 
ser.  Ce  mouvement  commence  à  peine,  et  il  faut  s'attendre  à  le>voi 

(1)  iffliotii  nothing,  c'est-à-dire  cenx  qui  ne  savent  et  ne  veulent  rien  satoi 
n'est  pas  aniâricaln  et  commun  ât  la  répobliqne  tout  entière. 


KEVIME.  *  GHRONIQUB.  259 

des  coDsèqueiiiees  Incalcalables.  Les  émigrans  ne  recevront  plus  à  ravenlr 
UQ  accueil  aussi  îaûle;  les  lois  de  naturalisation  seront  révisées  :  il  ne  sera 
phs  permis  à  des  Irlandais  ou  à  des  Allemands  débarqués  de  la  veille  de 
bouleverser  le  résultat  des  élections.  L'élément  européen  y  en  un  mot,  ne 
«ma  plus  le  même  rdte  dans  les  affaires  américaines.  Peu  à  peu  par  consé  - 
qiient  le  flot  de  l'émigration  se  détournera  des  Êtats^Jnis,  qui  développeront 
leurs  forces  normales  et  nationales  sans  avoir  à  compter  avec  des  étrangers 
habitués  à  des  idées  et  à  des  mœurs  contraires  aux  leurs.  La  propagande  ca- 
tholique, en  dépit  de  l'article  de  la  constitution  qui  assure  à  tous  les  cultes 
k  tolérance  la  plus  complète,  ne  pourra  plus  s'exercer  avec  la  même  liberté, 
i^fà  des  couvens  ont  été  visités,  et  ces  visites  ont  donné  lieu  à  quelques 
90^168  scandaleuses  ou  ridicules,  mais  qui  sont  un  indice  de  ce  qui  se  prépare. 
Ita des  articles  du  programme  des  know  nothing  est  d'ailleurs  formulé  ainsi  : 
ihûstilité  aux  prétentions  du  pape,  dont  les  prêtres  et  les  prélats  de  l'église 
(afhdique  romaine  sont  ici,  dans  cette  république  arrosée  et  fécondée  par  le 
siD^  protestant,  les  intermédiaires.  »  Un  autre  article  recommande  la  liberté 
d'éducation  x>our  toutes  les  sectes,  mais  avec  la  Bible  parole  de  Dieu  pour 
base  universelle.  Ainsi  les  deuxélémens  européens  principaux,  l'émigration 
el  le  catholicisme,  vont  se  trouver  d'ici  à  peu  de  temps  ouvertement  attaqués 
et  restreints.  Sur  la  question  de  l'esclavage,  les  know  nothing  s'en  tiennent 
aax  principes  du  compromis,  qu'aucun  des  deux  partis  américains  n'est  plus 
m  état  de  défendre,  et  qui  est  cependant  la  sauvegarde  de  l'Union.  Les  wblgs 
en  eilet,  généralement  abolltionistes,  après  avoir  perdu  leurs  chefs  modérés, 
fianiel  Webster  et  Henri  Clay,  dont  ce  compromis  était  en  partie  l'œuvre, 
oDt  échoué  à  la  dernière  élection  présidentielle,  parce  que  leur  candidat  le 
{tes  éminent  était  accusé  de  tendances  abolltionistes  et  se  présentait  sous  le 
pdronage  de  M.  Seward,  et  les  démocrates,  qui  ont  triomphé  en  s'appuyant 
sur  «s  principes,  ont  été  inûdèles  à  leurs  promesses.  M.  Pierce  et  son  cabinet 
QOt  montré  une  tendance  free  soilitte  très  prononcée.  Ni  les  whigs,  ni  les 
démocrates  modérés  ne  sont  en  état  de  former  une  majorité  suffisante  pour 
aanm  le  choix  d'un  président  favorable  au  compromis,  et  la  prochaine  élec- 
tktt  présidentielle  sera  probablement  l'œuvre  des  know  nothing» 

Les  Américains  gouverneront  l'Amérique,  tel  est  le  premier  article  du  pro- 
gnmme  know  nothing.  Plus  d'élémens  étrangers  ni  d'inûuence  étrangère, 
et  quant  à  la  fédération,  plus  de  nord  ni  de  sud,  d'est  ni  d'ouest  :  il  n'y  aura 
^une  république,  une,  indivisible  et  américaine.  Ainsi  l'Amérique,  riche 
d'élémens  de  prospérité  épars  et  sans  lien,  cherche  à  les  unir;  elle  cherche 
on  f^ein  contre  l'anarchie  et  l'éparpillement  des  forces  morales  et  maté- 
ridlet.  Le  programme  de^^now  nothin^/^i  son  premier  pas  vers  la  concen- 
tntkm  des  forces,  la  cohésion,  l'homogénéité  et  l'unité. 

CH.  1>1  HAZADB. 

SmnrsifiBS  iolitairss  ire  la  AÉPimLiauE  et  de  l'empire,  par  le  baron 
Berthexène  (i).  —  Les  documens  historiques  sur  les  guerres  du  consulat  et 
de  l'empire  abondent  en  ce  moment.  L'Histoire  de  la  Campagne  de  1800,  par 

(i)  s  ToL  in-a*.  Domaine,  1855. 


2i0  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

le  duc  de  Valroy,  les  extraits  d'une  Histoire  des  Guerres  de  Vempire^  par 
duc  de  Belluoe,  les  Ménwires  de  Masséna,  du  maréchal  Souff,  la  Campagi 
</^  1812  par  le  lieutenant-général  Fezensac,\es  Sowenirs  fnilif  ait  es  duhan 
Berthezèue,  tiennent  le  premier  rang  x>^rmi  ces  travaux.  Ce  dernier  ouvrag 
qui  est  aussi  le  plus  récent^  est  peut-être  également  le  plus  utile  à  consi; 
ter,  pour  le  côté  stratégique  qui  s'y  trouve  amplement  développé  et  pour  . 
franchise  dont  Tauteur  fait  preuve  en  toutes  circonstances.  Ces  ^oureni 
militaires  comprennent  les  campagnes  d'Italie  1797-1800,  de  Prusse  iM( 
1808,  d'Autrîche  1809,  de  Russie  1812,  d'Allem  igne  1813,  de  Belgique  i%u 
Le  général  Berthez^ne  a  été  acteur  dans  toutes  ces  campagnes,  acteur  un 
portant  dans  quelques-unes,  et  il  fait  défl'er  devant  nos  yeux  tous  les  menu 
détails,  le  côté  Intime  et  vulgaire,  stratégiquement  parlant,  de  ces  grande 
guerres  que  nous  voyons  dans  le  lointain  comme  une  masse  confuse,  el 
qui  sont  déjà  devenues  pour  nous  l'histoire,  cette  sorte  d'histoire  général 
85e  par  une  vague  tradition.  Le  général  expose  avec  concision,  avec  nettelé^ 
les  grands  mouvemens  de  guerre,  les  manœuvres  qui  amènent  les  arméa 
en  présence,  et  les  combinaisons  qui  décident  la  victoire  sur  le  champ  dfl 
bataille.  Ses  narrations  de  la  campagne  de  Russie  et  de  la  bataille  de  Wate^ 
loo  peuvent  être,  sous  ce  rapport,  rangées  au  nombre  de  nos  meilleuwi 
pages  d'histoire  militaire.  Dans  un  tel  c^dre,  on  comprend  que  la  personna- 
lité de  l'auteur  apparaisse  rarement.  Pourtant  quelques  considérations  po- 
litiques et  socia'es  sur  les  pays  où  il  a  fait  la  guerre,  sur  l'état  de  la  Franee 
pendant  l'empire,  des  observations  sur  les  rivalités  des  généraux,  sur  Tartil- 
tra:re,  l'incurie  et  les  rapines  de  l'administration,  quelques  discussions  da 
plans  ou  de  la  politique  de  Napoléon,  nous  ont  permis  d'apprécier  la  sincérM 
du  narrateur.  Ses  jugemens  sont  généralement  sévères  et  formulés  en  peo 
de  mots;  ses  réflexions  indiquent  un  esprit  sérieux  et  observateur.  Nom 
sommes  loin  néanmoins  d'adopter  toutes  ses  idées.  Dans  ce  livre,  c'est  p» 
que  toujours  le  soldat  qui  parle;  de  là  proviennent  les  qualités  et  les  défauti 
—  l'utilité,  l'autorité  pour  tout  ce  qui  touche  à  la  stratégie,  à  l'art,  à  l'hfa 
toire  purement  militaire,  ^  la  bonne  foi,  mais  la  partialité  inconlestabi 
pour  ce  qui  est  la  philosophie  de  l'histoire.  Le  général  Berthezène  jette  su 
la  France  de  l'empire  le  regard  de  l'offioier  supérieur  heureux  et  victorlem 
on  comprend  qu'il  y  a  p'ace  pour  d'autres  points  de  vue  qui  ne  mènent  i 
aux  mêmes  éloges,  ni  à  la  même  satisfaction.  Après  l'empire,  c'est  encore! 
même  regard  qu'il  jette  autour  de  lui,  le  regard  de  l'offlcier  supérieur,  mi 
passionné,  exaspéré  par  les  défaites,  se  préoccupant  uniquement  d'une  part 
glorieuse  de  la  France,  l'armée.  Nul  ne  peut  l'en  blâmer;  mais  nos  pèreB, 
vivement  attaqués,  ont  pu  penser  que  la  gloire  achetée  au  prix  de  tant  i 
sang  et  de  misères  n'est  pas  tout  pour  une  nation.  La  possibilité  de  la  V 
physique  et  morale,  la  paix  après  une  telle  dépense  de  vies  humaines, 
lii)erté  après  une  telle  contrainte,  le  large  développement  de  l'intelligeiie 
de  la  littérature  et  de  l'art,  entrent  pour  quelque  chose  aussi,  ce  nous  semU 
dans  l'existence,  le  bonheur  et  la  dignité  d'un  peuple.       c^d.  D'asBicAutr. 


V.  SE  Mais. 


L'HISTOIRE  ROMAINE 


A  ROME. 


VI.  • 
LES  DEBRIEIS  TEIPS  DE  U  RÉPIBIIQDE. 

■orti  in  GrMqoes  mr  le  Capitole  et  snr  rAventin.  —  Sjlla  et  Marias,  leor  Morenir.  —  Ciréron, 
•«  portrait,  sa  destinée  :  le  Purom,  Tasculom,  Formies.  —  Cicéroii  ei  Démoi^iliènp.  —  Portrait 
4*AaioUM  le  trlamtir.  —  Statue  de  Pooiftéc,  niort  de  Cé^r  et  meuilre  de  Ro«si.  —  Portrait  de 
BrUfti.  —  César  et  AleuiKlre.  —  Jardins  de  SuUosie,  eorroinion  des  mœort.  —  Portrait  du  jeimc 


L'influence  de  la  Grèce  sur  les  destinées  de  Rome  m'a  retenu 
kmgtemps.  Il  me  fallait  montrer  dans  l'art  cette  influence  liée  si 
intifoeraent  à  celle  que  la  Grèce  exerça  sur  la  société  elle-même* 
Comment  aurais-je  pu  Toub'ier  en  présence  des  nombreux  raonn- 
flieos  où  elle  est  pour  ainsi  dire  écrite,  et  qui  témoignent  si  haute- 
ment des  conquêtes  de  l'esprit  grec,  conr]uêtes  brillantes  et  funestes 
qui  Grent  la  splendeur  de  Rome  et  préparèrent  sa  ruine?  Je  me  suis 
arrêté  sur  ce  sujet  avec  plaisir.  Je  rentre  avec  tristesse  dans  T his- 
toire proprement  dite.  Les  beaux  temps  sont  passés.  Nous  allons  as- 
Sâter  à  l'agonie  de  la  liberté  et  à  l'avènement  de  l'empire. 

Le  dernier  souffle  de  la  liberté  expire  avec  les  Gracques,  nobles 
frères  qu'a  souvent  calomniés  l'histoire.  On  a  vu  dans  les  lois  agrai- 
res, auxquelles  ils  sacrifièrent  leur  vie  et  attachèrent  leur  nom,  une 
sorte  de  communisme  insensé,  et  ceux  qui  poursuivirent  ces  rêves 

(i)  Voyez  les  lirraisons  des  15  février^  15  mars,  15  avril,  !•'  et  15  juin. 

ÎQD  n.  —  §5  JVILLR  1S&5.  16 


en  invoquant  à  tort  le  souvenir  des  Gracques  ont  achevé  d'égan 
postérité.  Les  Gracques  ne  songèrent  jamais  à  une  division  nou^ 
de  la  propriété  :  ils  ne  voulaient  dépouiller  personne  d'un  droit 
tement  acquis;  tout  ce  qu  ils  demandaient,  c'était  une  réparti 
moins  inégale  des  terres  publiques  usurpées  par  Igb  paitmcÂen» 
la  loL  Les  patricieas  ne  leur  pardonnèrent:  pas  une  tentative  à  I 
yeux  si  criminelle  et  les  assassinèrent  l'un  après  l'autre.  Ce  n'est 
pour  nous  une  raison  de  les  flétrir  comme  des  séditieux  et  des  ei 
mis  de  toute  société. 

Les  Gracques  commirent  un  crime  encore  plus  grand  :  ils  eui 
le  sentiment  italien.  Les  premiers  ils  osèrent  proclamer  d'au 
droits  que  ceux  de  l'égoïste  cité  romaine.  Ce  n'est  pas  non  plus 
raison  de  les  maudire  aujourd'hui,  même  à  Rome.  Mais  où  troi 
des  vestiges  de  leur  mémoire?  Aucun  monument  ne  la  rappc 
Leur  père  avait  bâti  un  temple  à  la  liberté,  eux  ne  songèrent  c 
reconstruire  la  liberté  elle-même.  Ils  ne  purent,  malgré  leurs  effo 
réparer  cet  édifice  qui  s'écroulait;  ils  n'en  ont  pas  élevé  d'au 
Je  n'ai  point  rencontré  leurs  statues  ou  leurs  bustes.  Leurs  nol 
familles  rougirent  probablement  de'  ces  patriciens  qui  avaient  a 
le  peuple,  et  le  peuple,  avec  son  ingratitude  ordinaire,  n'a  pas  c 
serve  leurs  images. 

Mais  du  moins  on  connatt  les  détails  de  leur  mort;  on  peut 
suivre  pour  ainsi  dire  à  la  trace  dans  leurs  dernières  luttes  tm 
les  adversaires  qu'ils  accusaient  de  spolier  les  plébéiens,  etquili 
répondirent  en  les  égorgeant. 

De  leur  généreux  sang  la  trace  nous  conduit. 

Tiberius  Gracchus  périt  là  où  est  maintenant  la  place  du^pilû 
et  où  était  alors  une  place  d'où  l'on  montait  par  un  escalier 
temple  de  Jupiter  Gapitolin,  à  peu  près  à  l'endroit  où  se  Ira 
aujourd'hui  celui  qui  conduit  à  la  porte  latérale  de  l'église  d'i 
Cceli,  située  sur  Ueroplacement  de  ce  temple. 

P.  Scipion  Nasica,  dur  patricien  de  la  vieille  roche,  bîeoi 
parent  des  Gracques,  enveloppa  sa  main  gauche  dans  un  panJl 
toge,  ce  qui  était  un  signe  de  guerre  déclarée,  et  s'élança  sur 
degrés  du  temple  de  Jupiter  en  criant  :  <(  Que  ceux  quiveulonts 
ver  la  république  me  suivent!  )>  Alors  les  patriciens,  les  sénatH 
une  partie  des  chevaliers  et  même  un  certain  nombre  de  pléMi 
se  précipitèrent  vers  Gracchus,  qui  était-sur  la  place  avec  son  nMn 
(C  appelant  k  lui,  dit  Velleius  Paterculus,  toute  l'Italie.  »  (2é 
surtout  ce  cri  qu'on  ne  lui  pardonnait  pas.  Bientôt  il  fut  forcé 
fuir,  et  comme  il  descendait  la  pente  du  Càpitole,  il  moumt  att 


LHIflXOia£  >ROIfAIIf£   A  BÛliE.  2^3 

fu  un  morceau  de  banc,  car  les  patriciens  avaient  brisé  des  bancs 
gai  se  trouvaient  là  pour  les  jeter  à  la  tète  de  Gracchus  et  de  ses 
unis,  les  récits  les  plus  hostiles  n'accusent  ceux-ci  d'aucune  vio- 
leoce.  Ce  ùit  donc  une  émeute  patricienue.  Des  assommeurs  pa- 
triciens dépêckèrent  ainsi  contre  toute  légalité  l'homme  qu^ils  re- 
doutaient. 

Quelle  plus  touchante  histoire  que  celle  des  Gracques?  Tiberius 
Gracchus  a  été  massacré.  Son  héroïque  mère,  Cornélie,  porte  son 
deuil  et  vit  dans  une  retraite  profonde;  mais  elle  ne  détoi:rne  point 
Caîus,  son  autre  fila,  de  suivre  le  même  dessein  et  de  s'exposer  pour 
la  même  cause  à  un  sort  semblable.  Au  contraire,  elle  l'entretient 
daus  les  sentimens  que  la  mémoire  sacrée  d'un  frère  lui  ins{4i*e. 
Caîus  devait  succomber  à  son  tour  à  peu  près  de  la  même  manière. 
Seulement  la  scène  tragique  est  transportée  du  Capitole  sur  l'Aven- 
tÎD.  Cette  fois  il  y  eut  une  lutte  violente.  Caïus  Gracchus  savait  com- 
Deol  les  meurtriers  de  son  frère  répondaient  à  des  discours.  Vaincu, 
il  fie  réfugia  dans  le  temple  de  Diane,  là  où  est  aujourd'hui  l'église 
de  Sainte-Sabine,  et,  s' étant  mis  à  genoux  (ce  trait  est  à  noter  au 
ma  du  paganisme) ,  il  demanda  à  la  déesse  qu'en  raison  de  leur 
i^ratitude  et  de  leur  trahison,  les  Romains  ne  fussent  jamais  libres  : 
cette  prière  du  désespoir  devait  être  exaucée;  puis  il  tâcha  de  fuir. 
&  avait  des  amis  dévoués.  L'un,  Pomponius,  je  me  garderai  bien  de 
le  pas  le  nommer,  fit  face  aux  adversaires  vers  la  porte  de  la  ville, 
E&utre,  nommé  Lstorius,  sur  le  pont  de  bois,  renouvelant  presque, 
pour  défendre  son  ami,  l'exploit  dHoratius  Coclès,  que  ce  pont  rap- 
pelait. Le  fugitif,  suivi  d'un  seul  esclave  dont  le  nom  était  Pliilocrate, 
parvint  jusqu'au  bois  des  Furies,  sur  la  rive  droite  du  Tibre.  C'est  là 
que  Tescla^e  Philocrate,  par  son  ordre,  lui  donna  la  mort  et  se  tua 
air  le  corps  de  son  maître.  Je  ne  sais  si  Caïus  Gracchus  invoqua  les 
éhrinités  du  lieu,  mais  depuis  ce  jour,  qui  ouvrit  l'ère  des  guerres 
Qfiies,  elles  se  déchaînèrent  sans  pitié  sur  la  république  romaine. 

Si  le  lecteur  trouvait  quelque  émotion  dans  ce  récit,  c'est  qu'en  le 
traçant  je  me  rappelais,  en  présence  de  l'Aventin  et  du  Capitole,  une 
kfOD  d'histoire  romaine  que  j*ai  entendue  il  y  a  vingt-cinq  ans  de  la 
Wucbe  de  Niebuhr  à  l'université  de  Bonn.  Niebuhr  n'était  pas  ré* 
lolutionnaîre  :  la  révolution  de  1830,  dont  il  s'était  exagéré  les  pé- 
nis, a  eu  partie  causé  sa  mort;  mais  Niebuhr  aimait  la  liberté* 
L'âme  de  cet  homme,  dont  l'érudition  avait  quelque  chose  de  fabu- 
Inx,  élait  vive  et  tendre.  Au  milieu  de  ses  discussions  subtiles  et 
pnibades  sur  les  points  obscurs  de  rhisto'u*e  romaine,  quand  il 
vivait  à  une  belle  action  ou  à  une  belle  mort,  le  professeur  s'atteor 
irisMit.  Ob  sentait  que  ce  savant  avait  un  cœur.  Je  n'oublierai  jar- 


2Ai  BEYUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  avec  quel  accent  pathétique  il  nous  raconta  la  fuite  de  Gains 
Gracchus  descendant  la  pente  de  TAventin,  suivi  de  son  esclaf0 
fidèle.  Rome  est  mon  excuse  pour  ce' souvenir  donné  en  passant  à  H 
mémoire  de  son  docte  et  ingénieux  historien.  J'ai  été  heureux  dt 
rendre  sur  le  Capitole  cet  hommage  à  celui  dont  le  souvenir  et  Fimagé 
y  sont  présens  dans  le  docte  institut  qu*il  a  fondé,  celui  auquel  .|é 
dois  moi-même,  avec  le  goût  de  l'antiquité,  d'avoir  compris  l'abîme 
qui  peut  séparer  ces  deux  choses,  —  révolution  et  liberté.  L'éducaf* 
tion  de  mes  sentimens  politiques  devait  être  complétée  par  l'aiai 
auprès  duquel  j'achève  ce  travail  commencé  à  Rome,  l'auteur  de  ht 
Démocratie  en  Amérique. 

((  Quand  Caïus  Gracchus,  a  dit  Mirabeau,  tomba  sous  le  fer  des  pl^ 
triciens,  il  ramassa  une  poignée  de  poussière  teinte  de  son  sang  ci 
la  lança  vers  le  ciel.  De  cette  poussière  naquit  Marins.  »  La  phra 
un  peu  emphatique  de  Mirabeau  est  vraie.  Les  pat  iciens  n'avaieiBi 
rien  voulu  céder  aux  Gracques,  et  ils  furent  décimés  pnr  Marins.  Li. 
lutte  changea  de  nature;  on  ne  se  combattit  plus  avec  des  lois,  mail 
avec  des  proscriptions. 

Marins,  c'était  la  plèbe  incarnée;  inculte,  impitoyable  comïM 
elle,  il  avait  quelque  chose  de  Danton,  si  Danton  eût  été  soldatF 
Sylla  est  bien  le  chef  du  parti  aristocratique;  sa  cruauté  est  froitt-: 
comme  la  férocité  de  Marins  est  emportée  et  violente.  Il  y  a  du  dél^i 
dain  patricien  dans  sa  réponse  à  ce  Romain  qui,  poussé  à  boutplK; 
l'horreur,  osa  lui  demander  :  Quand  cesseras-tu  de  proscrire?— Jî|, 
ne  sais  pas.  —  Le  même  flegme  de  grand  seigneur  faisait  dire  à  SylHl^ 
un  jour  qu'il  parlait  au  sénat  dans  le  temple  de  Bellone,  et  conifBf^ 
on  entendait  les  cris  de  deux  mille  prisonniers  égorgés  par  MftiJ 
ordre  dans  la  Villa  publica  :  N*y  faites  pas  attention,  pères  conscrittf|| 
ce  sont  quelques  factieux  que  je  fais  châtier.  Il  y  a  un  peu  loin  AfN 
la  Villa  publica  au  temple  de  Bellone,  c'est-à-dire  aujourd'hui  dH^ 
l'église  Saint-Ignace  à  la  Piazza  Margona;  mais  le  sénat  était  silaiM]|. 
deux  quand  Sylla  parlait,  et  deux  mille  hommes  qu'on  égorge  f(Ml|. 
quelque  bruit.  'M 

11  n'existe  pas  à  Rome  de  portrait  authentique  de  Marius  ou 
Sylla.  Marius  et  Sylla,  leurs  médailles  le  prouvent,  ne  ressembla 
pas  à  leurs  bustes  prétendus  du  Vatican  et  du  Capitole.  On  a  do 
ces  noms  à  ces  bustes  parce  qu'on  leur  trouvait  Tair  méchant:  c*é 
tait  bien  une  raison;  mais  elle  n'était  pas  suffisante,  surtout  pol 
Sylla.  Celui  qui  a  dit  les  mots  que  je  viens  de  rapporter  devait  vnÊl^ 
une  figure  dure  et  froide,  portant  l'expression  altière  du  dédaâlSr^ 
Bu  reste  il  n'est  pas  étonnant  qu'on  ne  possède  point,  au  hkhosI^i 
Rome,  des  portraits  authentiques  de  Sylla  et  de  Marius.  ProsciiÉ 


l'histoire   romaine  a   ROME.  2'ib 

alternativement,  leurs  partisans  ont  dû,  pendant  qu'ils  triomphaient, 
détruire  les  effigies  du  chef  du  parti  contraire,  et  tous  deux  ont  élé 
punis  des  proscriptions  qu'ils  décrétèrent  par  ces  proscriptions 
mêmes,  dont  reflet  a  été  d'anéantir  leurs  images. 

Cesbonames,  qui  ont  tant  détruit,  n'ont  rien  laissé.  Marins,  le  plus 
destructeur  des  deux,  car  Sylla  était  conservateur  à  sa  manière,  n'a 
pas,  qu'on  sache,  construit  beaucoup  d'édifices.  Sylla  au  contraire 
en  avait  élevé  et  réparé  plusieurs.  Il  n'en  reste  pas  trace  à  Rome.  Il 
n'y  subsiste  de  lui,  comme  partout,  que  le  souvenir  d'une  cruauté, 
f  une  audace  et  d'une  fortune  extraordinaires.  Les  monumens  élevés 
en  leur  honneur  ou  à  leur  mémoire  ont  également  péri.  Le  tombeau 
de  Sylla  était  placé  dans  le  Champ-de-Mars,  au  bord  de  la  voie  Fla- 
mioienne,  aujourd'hui  le  Corso,  et  ne  devait  pas  se  trouver  très  loin 
de  la  place  du  Peuple.  S'il  existait,  ce  serait  le  premier  monument 
que  rencontreraient  les  voyageurs  en  entrant  à  Rome.  Ils  peuvent  se 
consoler  que  leur  arrivée  dans  la  patrie  de  tant  d'honnêtes  gloires 
ne  sot  pas  saluée  par  le  tombeau  de  Sylla. 

Près  de  là,  dans  le  lieu  où  est  aujourd'hui  la  place  d'Espagne, 
s'élevait  un  monument  en  l'honneur  de  Marius;  ses  trophées  étaient 
au  Capitole.  Le  monument  a  disparu,  et  je  ne  le  regrette  pas  plus 
que  le  tombeau  de  Sylla  et  la  tombe  de  Néron.  On  voit  bien  de  pré- 
tendus trophées  de  Marius  au  haut  de  la  rampe  du  Capitole,  mais 
évidemment  ils  ne  sont  pas  de  son  époque.  M.  Lenormant  a  très  bien 
prouvé  que  le  monument  qu'ils  ornaient  n'a  jamais  eu  rien  à  faire 
avec  les  trophées  du  vainqueur  des  Cimbres.  Là  était  un  château 
d'eau  placé  sur  une  ligne  d'aqueducs,  et  l'empereur  Alexandre-Sévère 
y  avait  fait  construire  un  de  ces  édifices  dédiés  aux  nymphes  qu'on 
app^ait  nympfiées. 

Je  trouve  qu'il  y  a  un  certain  plaisir  à  s'assurer  qu'il  ne  subsiste 
à  Rome  aucun  vestige  de  ces  deux  hommes.  Ils  instituèrent  les  pre- 
miers une  tyrannie  sanglante,  mais  passagère,  qui  ne  fut  surpassée 
que  par  les  progrès  de  l'empire. 

Quand  on  a  franchi  les  deux  noms  sinistres  qui  planent  sur  cette 
sombre  époque,  l'on  respire  en  prononçant  le  nom  de  Cicéron.  N'ac- 
ceptez point  comme  ayant  jamais  pu  ressembler  à  Cicéron  le  buste 
de  ce  gros  bomme  à  la  face  pleine,  aux  épaules  carrées,  que  donne 
pour  tel  le  catalogue  du  musée  Capitolin ,  et  que  vous  retrouverez 
dans  la  galerie  du  Vatican;  mais  celle-ci  renferme  un  buste  dont  la 
ressemblance  avec  les  médailles  de  l'orateur  romain  est  frappante  : 
tête  fine  et  spirituelle,  regard  intelligent  et  un  peu  incertain,  phy- 
nonomie  exprimant  l'ardeur  plutôt  que  la  résolution.  Reconnaissez 
ici  l'image  de  ce  bel  et  noble  esprit  que  tourmentaient  à  la  fois  les 
petits  calculs  de  la  vanité  et  les  généreux  instincts  de  la  gloire.  De 


2A6  KETUB   DES  DEDX   llOIfDCS. 

ces  lèvres  fines  ont  pu  jaillir  des  traits  piquans  ou  s'épancher 
périodes  batmonieuses;  sur  ce  visage  animé,  inquiet,  vous  poun 
lire  une  vie  mêlée  d'élans  courageux  et  de  faiblesses  paasagëflM^ 
rachetées  par  une  noble  mort. 

Allez  au  Forum,  comme  dit  Byron,  encore  tout  enflammé  de  Ck^ 
ron ,  burns  with  Cicero  :  vous  y  verrez  les  vestiges  du  temple  de  Iê^ 
Concorde,  où  le  sénat  s'étsdt  rassemblé  pour  juger  Catilina.  La  baw 
des  roslres  anciens  est  encore  debout.  La  tribune  aux  harangues  eik^ 
même  est  figurée  sur  un  bas-relief  de  Tare  de  Constantin.  Rîea  nt: 
vous  empêche  donc  de  la  relever  par  la  pensée  et  d'écouter  Cicéroo  j 
prononçaot  ses  Cntilinairex,  s' adressant  au  sénat  réuni  dans  le  tes^ 
pie  de  la  Concorde,  qui  est  à  sa  gauche,  et  au  peuple,  qui  esit  daUi 
le  Forum ,  à  sa  droite,  c'est-à-dire  à  vous,  ad  setwtvm  et  ad  90$^ 
comme  il  dit  lui-même.  Remplissez  les  alentours  de  tumulte  et  da 
désordre;  que  Cicéron,  menacé  par  des  bandes  de  gladiateurs,  viennei 
entouré  de  jeunes  patriciens,  appeler  sur  les  complices  de  CatiHna  li 
supplice  qui  les  attend  à  deux  pas,  dans  la  prison  Mamertine,  oA  fl 
les  fera  étrangler.  Toute  la  destinée  de  Cicéron  est  en  ce  lieu  :  id, 
aux  rostres  anciens,  sa  lutte  victorieuse,  sa  gloire,  son  triompbei 
retournez-vous  :  à  Vautre  extrémité  du  Forum,  vous  reconnaîtrez  If 
lieu  où  étaient  les  rostres  nouveaux,  élevés  par  César.  Là  Cicéron  a. 
aussi  parlé,  là  il  a  prononcé  contre  Antoine  ces  Phihppiqves  mot^ 
dautes  que  le  triumvir  ne  devait  point  lui  pardonner.  C'est  à  coi 
rostres  nouveaux,  où  Antoine  lui-même  avait  prononcé,  en  présence 
du  corps  sanglant  de  César,  le  discours  qui,  en  changeant  les  dispe- 
sitions  du  peuple,  décida  peut-être  de  l'avenir  de  Borne,  c'est  là 
qu'ont  été  clouées  les  mains  coupées  et  la  langue  muette  du  grand 
orateur,  lâchement  accordé  aux  rancunes  d'Antoine  par  l'ingratitudl 
d'Octave. 

Entre  ces  deux  momens  de  la  destinée  de  Cicéron  et  entre  kl 
deux  extrémités  du  Forum,  théâtre  de  cette  destinée,  se  placent  biei 
des  souvenirs  qui  le  concernent.  Là  bas  était  la  curie  qui  fut  coaam^ 
mée  par  l'incendie  qu'allumèrent  les  amis  de  Clodius  en  brûlant  son 
cadavre.  Vous  transportant  en  esprit  dans  fantiquité,  vous  pounee 
voir  d'ici,  sur  le  Palatin  aujourd'hui  désert,  le  lieu  où  la  maiean  di 
Cicéron  (au  sujet  de  laquelle  il  prononça  les  deux  discours  qne  vmti 
connaissez)  s'élève  parmi  les  maisons  de  Lucullus,  de  Catulus,  dansi 
le  beau  quartier  de  Rome.  Ces  splendides  demeures  qui  bordent  k- 
Palatin,  d'où  elles  ont  une  vue  si  magnifique  sur  les  monamenadn 
Forum  et  les  temples  du  Capitole,  vous  empèclient  de  découvrir  M 
peu  en  arrière  la  maison  de  Catilina,  le  mortel  ennemi  de  Gieénflir 
et  qui  était  son  voisin. 

Si  vous  voulez  suivre  l'histoire  du  procès  de  Milan,  Tooe 


l'histoire  rovaine  a  roke.  S&7 

yerer  à  Bovillae,  un  peu  avant  d'arriver  à  Albano,  le  lieu  où  Milonn 
tua  Clodius.  Dne  fois  là,  vous  irez  jusqu'à  Frascali  pour  monter-à 
Tosculum  et  visiter  Cicéron  dans  sa  belle  villa,  d'où  César  vient  de 
sortir  et  où  il  compose  en  ce  moment  une  tuscitlave  qu'il  pourra 
?ons  lire.  Enfin,  près  de  Gaëte  et  de  sa  villa  de  Formies,  vous  re- 
trouverez l'endroit  où,  arrêté  par  les  sicaires  d'Antoine,  tout  ce 
qu'il  7  avait  de  romain  en  lui  se  retrouva  pour  bien  mourir,  et  où, 
avançant  sa  tête  au-devant  du  glaive,  il  la  tendît  hors  de  la  litière 
aux  assassins,  en  attachant  sur  eux  un  regard  qui  les  épouvanta. 

A  côté  du  buste  de  Cicéron  est  placé  le  buste  bien  connu  et  sou- 
icirt  reproduit  de  Déraosthène  :  la  planche  qui  les  porte  tous  deux 
Dffire  ainsi  un  parallèle  tout  fait,  à  la  manière  de  Plutarque;  mais 
si  TOUS  voulez  comparer  réellement  les  deux  plus  célèbres  orateurs 
de  l'antiquité,  ce  qu'il  faut  opposer  au  portrait  de  Cicéron  dont  j'ai 
parlé,  c'est  la  statue  de  Démosthène  qui  est  placée  dans  le  Braccio- 
Nu9vo.  Cette  admirable  statue,  où  sont  enripreintes  une  énergie  mâle 
et  une  simplicité  vigoureuse,  exprime  merveilleusement  la  conten- 
tion de  la  volonté,  la  concentration  de  l'esprit.  La  différence  des  deux 
personnages  est  marquée  dans  leurs  portraits.  Cicéron  peut  être  le 
phs  séduisant  des  orateurs  et  le  plus  aimable  des  hommes,  mais 
César  vainqueur  de  ses  amis  ira  souper  chez  lui  et  parler  littérature; 
Démosthène  est  un  orateur  invincible  et  un  mortel  d'une  autre 
trempe  :  il  tiendra  tête  à  Philippe,  il  luttera  contre  Alexandre. 

Cette  statue  de  Démosthène  a  été  trouvée  à  Frascati,  dans  la  villa 
Hondragone,  pas  très  loin  de  Tusculum  et  par  conséquent  de  la 
▼îlla  de  Cicéron.  On  aimerait  à  penser  qu'elle  provient  de  cette  villa, 
•t  qu'inspiré  par  une  noble  émulation,  Cicéron  avait  voulu  avoir 
constamment  sous  les  yeux  son  rival  et  son  modèle. 

Le  nom  de  Cicéron  rappelle  le  nom  de  son  meurtrier.  On  ne  con- 
mnssaît  qu'un  portrait  d'Antoine,  c'est  le  buste  d'un  homme  dont 
Fembonpoint  est  prononcé,  qui  a  le  col  gros,  de  larges  épaules,  et 
on  s'explique  en  le  voyant  comment  sur  les  médai  les  Antoine  est 
leprésenté  en  Hercule.  Les  traits  ont  peu  d'expression  et  peu  de 
caractère.  C'est  l'Antoine  de  Cléopâtre,  le  soldat  voluptueux  qui 
s'est  épris  d'une  reine  coquette;  amolli  loin  de  Rome  dans  les  fêtes 
elles  festins  d'Alexandrie,  il  fuira  à  la  bataille  d'Actium  et  ira  hon- 
teœement  mourir  dans  les  bras  d'une  femme  qui,  tout  en  le  pleu- 
rant, déjà  songe  à  le  remplacer.  Cet  Antoine-là  est  assez  débonnaire, 
et  peut-être  un  grand  repas  ou  une  partie  de  pèche  au  bord  du  N41 
hi  auraient  fait  oublier  de  se  venger.  Mais  on  a  découvert,  il  y  a  plu- 
acurs années,  un  autre  buste  d'Antoine  ou  plutôt  le  buste  d'un  autre 
Antoine.  Celui-ci,  c'est  le  triumvir,  car  son  portrait  se  trouvait  avec 


248  AEYUE   DES  DEUX   MONDES. 

ceux  d'Octave  et  de  Lépide.  Il  est  jeune,  plutôt  iiiaîgre  que  gras;  j 
a  l'œil  mauvais  et  la  bouche  méchante;  ces  lèvres  sèches  demande? 
ront  la  tête  de  Cicéron,  et  ce  n'est  pas  cet  «autre  triumvir,  le  froU 
Octave,  qui,  bien  qu'il  ait  appelé  Cicéron  son  père,  s'il  y  trouve  l'in- 
térêt du  moment,  la  lui  refusera.  Quant  au  comparse  du  triumvinfi 
Lépide,  c'est  un  assez  beau  garçon  qui  a  l'air  fort  content  de  sapei^ 
sonne,  et  qui  ne  causera  pas  aux  deux  autres  grand  embarras.  ,| 
signera  de  cet  air  aimable  que  voilà  autant  de  proscriptions  qu'ci 
voudra. 

La  mode  sanglante  des  proscriptions  est  interrompue.  C'est  par& 
guerre  civile,  qui  vaut  mieux,  bien  qu'elle  soit  une  triste  choflfi 
c'est  par  la  guerre  civile  que  se  combattent  maintenant  les  deq; 
grands  champions  de  la  cause  patricienne  et  de  la  cause  populairftr' 
Perdues  l'une  et  l'autre,  désormais  elles  ne  seront  plus  qu'unpif^ 
texte  pour  l'ambition  de  Pompée  et  de  César. 

Pompée  a  une  figure  un  peu  lourde,  mais  assez  honnête,  ospr^ 
bum.  On  y  remarque  une  certaine  satisfaction  de  soi-même  qu'o^ 
volontiers  les  hommes  dont  la  valeur  est  moindre  que  le  rôle.  Je  cnii 
que  Pompée  était  un  de  ces  hommes  et  qu  il  fut  toujours,  en  i  ' 
de  son  nom,  Magnus^  plus  vain  que  grand.  Une  certaine  rond 
molle  dans  les  contours  annonce  l'indécision  qui  le  perdit.  On 
que  ses  lenteurs  et  ses  incertitudes  échoueront  contre  l'énergie  ( 
décision  de  César.  La  diiïérence  de  ces  deux  hommes  est  manife^ 
dans  tout  ce  qu'on  sait  d'eux,  mais  rien  ne  les  peint  mieux  quedeà 
inscriptions  qu'ils  composèrent.  Celle  de  Pompée  disait  :  «  Cn.  PoÊt 
peius  Magnus  mperalor,  ayant  terminé  une  guerre  de  trente  année^ 
ayant  battu,  mis  en  fuite,  tué,  réduit  en  captivité  cent  quatre-viojj^ 
mille  hommes,  ayant  abîmé  ou  pris  sept  cent  quarante  navires,  reff 
la  soumission  de  quinze  cent  vingt-huit  forteresses,  ayant  subjugà 
toutes  les  contrées  qui  s'étendent  de  la  Mer-Rouge  jusqu'aux  Pi 
Méotides....  »  Quand  aura-t-il  tout  dit?  L'inscription  de  César  éi 
plus  brève  :  «  Ten/,  vidi,  vici,  je  suis  venu,  j'ai  vu,  j'ai  vaincu.ji 
Évidemment  l'auteur  de  celle-ci  devait  battre  celui  qui  avait  rédifl 
l'autre.  ^ 

Il  n'y  a  pas  à  Rome  de  plus  historique  statue  que  la  statue  ^ 
Pompée,  qui  avait  été  relevée  par  César,  et  au  pied  de  laquc^ 
César  fut  frappé.  Le  lieu  où  elle  a  été  trouvée  rend  ce  fait  à  peu  pn 
certain.  On  sait  que  le  meurtre  de  César  s'accomplit  dans  la  ciml 
attenant  au  portique  de  Pompée,  et  l'on  sait  où  était  ce  portique  vol 
sin  de  son  théâtre,  dont  les  fondemens  subsistent  sous  un  palais  4 
Rome.  On  sait  encore  qu'Auguste  avait  fait  enlever  de  la  curiei 
placer  sur  un  Janus  la  statue  de  Pompée  au-devaot  de  la  basiliqi 


l'histoire   ROMâlNE   A   ROME.  2&9 

gnî  portait  son  nom.  Ces  indications  conduisent  précisément  vers  la 

rue  des  Lautari^  où  elle  a  été  trouvée.  Quel  souvenir,  quelle  scène! 

César  frappé  en  présence  de  cette  statue,  et  cette  statue  est  celle  de 

Pompée! 

Mais  l'est-elle  bien  véritablement?  Cruel  scepticisme  qui  vient 
souvent  vous  glacer  à  Rome  en  présence  des  reliques  parfois  apo- 
cryphes de  Tantiquité.  Non,  celle-ci  paraît  de  bon  aloi.  Après  beau- 
coup d'objections  et  de  discussions,  la  foi  archéologique  a  triomphé. 
Ddc  circoDStance  surtout  avait  soulevé  des  doutes;  la  tête  et  les 
Épaules  n'ont  paé  Tair  d'aller  ensemble,  mais  c'est  que  la  malheu- 
reuse destinée  de  Pompée  s'est  attachée  à  sa  statue  et  Ta  poursuivie 
à  travers  les  siècles,  comme  elle  avait  poursuivi  Pompée  à  travers  le 
monde.  La  tête  a  été  séparée  du  corps  et  assez  mal  rajustée.  Ainsi 
Pompée  devait  être  de  nouveau  décapité  après  sa  mort.  11  courut 
encore  un  autre  danger.  L'eflîgiede  l'illustre  Romain  s'étant  trouvée 
sous  un  mur  mitoyen,  les  deux  propriétaires  limitrophes  s'en  dispu- 
tèrent la  possession.  Un  Salomon  barbare  proposa,  dit-on,  de  parta- 
ger entre  les  contcndans  l'objet  en  litige,  et  de  donner  à  chacun  une 
moitié  du  grand  Pompée.  Les  aventures  de  la  statue  ne  s'arrêtent 
pas  là.  Pendant  la  piemière  occupation  de  Rome,  les  tragédiens 
français,  qui  avaient  imaginé  de  jouer  dans  le  Colysée  la  Mort  de 
CiMr,  eurent  l'idée  de  transporter  sur  la  scène  la  célèbre  statue  de 
Pompée,  pour  que  César  mourût  une  seconde  fois  à  ses  pieds.  Pen- 
dant le  dernier  siège  de  Rome,  les  boulets  de  la  France  républicaine, 
—  qui  ne  1  était  guère,  il  est  vrai,  —  pénétrèrent  jusque  dans  la  salle 
du  palais  Spada,  où  se  conserve  l'image  de  Pompée,  et  respectèrent, 
comme  ils  le  devaient,  l'adversaire  de  César. 

La  nouvelle  république  romaine,  qui  a  eu  son  très  faux  Gracchus 
dans  Ciceruaccio,  a  eu  son  non  moins  faux  Brutus  dans  l'assassin  de 
Bossî.  Absurde  parallèle  qui  a  été  fit  entre  un  misérable  et  un 
grand  bomme  !  Le  christianisme  nous  a  enseigné  que  le  meurtre  est 
toujours  un  crime;  mais  Brutus  ne  connaissait  pas  la  mora'e  cliré- 
tienne.  Il  immolait  César  au  nom  de  la  loi  romaine,  qui  prescrivait 
démettre  à  mort  celui  qui  voulait  se  faire  roi,  et  que  les  patriciens 
ivaient  appliquée  sans  autant  de  raison  à  plus  d'un  tribun.  Le  noble 
et  sage  Rossi  ne  menaçait  pas  la  liberté  des  Romains,  il  la  servait 
*îec  intelligence  et  courage,  et  seul  pouvait  peut-être  la  sauver. 
iRome,  on  a  toujours,  depuis  Crescence  et  Rienzi,  invoqué  d'une  ma- 
nière plus  ou  moins  vaine,  ou  plus  ou  moins  déraisonnable,  les  sou- 
Tcnirs  politiques  de  l'antiquité.  Dans  le  désir  de  la  retrouver  par- 
tout, on  a  été  jusqu'à  prétendre  que  Rossi  avait  été  frappé  à  l'endroit 
°^  où  César  était  tombé,  parce  que  le  palais  de  la  chancellerie» 


260  B£TUE   DES  DEUX   MONIIES» 

lieu  du  meurtre,  est  voi&in  de  la  rue  où  Ton  a  trouvé  la  statue  i 
Pompée;  mais,  comme  je  Tai  dit,  cette  statue  avait  été  enlevée  pi 
Auguste  de  la  curie  où  César  périt,  et  placée  à  quelque  distança  jd 
là,  devant  la  basilique  voisine  du  théâtre  de  Pompée.  La  joie  de  cetl 
coïncidence  topographique  ne  peut  donc  pas  être  accordée  aux  SiH 
guinaires  archéologues  qui  Font  rêvée. 

L*art  italien  a  expié  le  crime  d'une  main  italienne.  M.  Teneran 
qui  avait  déjà  exécuté  un  buste  de  Rossi  d'une  grande  resseroblaafl 
et  d'une  grande  vigueur,  vient  d'achever  une  statue  qu'un  noU 
Romain,  de  la  famille  Massimi,  le  duc  de  Rignano,  destine  à  être  pli 
cée  dans  sa  villa,  située  sur  l'emplacement  des  jardius  de  SalluaU 
Le  pape,  qui  aimait  Rossi,  lui  a  élevé  un  petit  monument  dafl 
l'église  de  Saint-Antoine,  à  côté  du  palais  de  la  chancellerie,  oùJ 
a  été  assassiné. 

Retournons  à  la  Rome  du  vu*  siècle;  il  n'est  rien  resté  de  Topa 
lent  Crassus  que  la  tombe  de  sa  fille.  Le  hasard  des  souvenirs  qc 
subsisteront  ne  peut  pas  plus  s'acheter  que  la  gloire.  On  conoal 
la  place  des  jardins  de  LucuUus,  occupée  aujourd'hui  par  Técol 
française  à  Rome.  Ces  jardins  rappellent  les  délices  de  sa  vie  :  c'ei 
toute  la  mémoire  qu'il  a  méritée.  Mais  celui  que  je  cherche  surtout 
c'est  César,  personnage  extraordinaire  qui  a  dominé  cet  âge  et  If 
termine;  César,  le  grand  ennemi  de  la  république  romaine,  etqi 
en  a  été  puni  en  donnant  son  nom  glorieux  à  tant  de  vils  empereun 

On  sait  où  demeurait  César.  En  démagogue  avisé,  le  noble  à» 
cendant  des  Jules  s'était  logé  dans  la  Suburra,  au  cœur  du  quartia 
plébéien,  où  la  tradition  plaçait  la  maison  de  Servi  us  Tullius,  àà 
populaire  mémoire.  Pompée,  moins  habile,  demeurait  assez  prës^l 
là,  dans  le  quartier  opulent  et  patricien  des  Carines;  c'est  aujou^ 
d'hui  un  des  lieux  les  plus  abandonnés  de  Rome.  Le  nom  de  la  S» 
burra  {Piozza  Suburra)  s'est  conservé,  et  ce  quartier  est  plus  amoil 
que  les  Caiines,  sans  être  aussi  bruyant  qu'au  temps  de  Martial) 
clamante  Suburra. 

Mais  ce  qui  importe  surtout  de  César,  c'est  son  portrait:  il  yafll 
lui  à  Rome  plusieurs  bustes  et  statues.  J'ai  été  de  l'un  à  l'autre,  cbfiP 
chant  à  pénétrer  par  eux  dans  Tàme  de  ce  mortel  auquel  nul  n'a4M 
semblable,  qui  n'est  pas  cependant  pour  moi  le  plus  grand  in 
hommes.  Que  de  fois  au  Capitole  (I)  j'ai  contemplé  cette  pbysionoadl 
froide  et  un  peu  effacée,  mais  qui  exprime  l'intelligence  clairede  tooM 

(4)  Il  y  a  une  statue  de  César  sons  le  péristyle  de  la  cour  du  palais  des  ConservateHI 
et  un  buste  dans  la  salle  où  se  trouvent  les  portraits  des  empereurs.  Je  n'ai  pas  iyadi 
ici  de  ceux  qui  ne  sont  pas  à  Borne. 


L*nsnroiBE  bomahib  a  bome.  2(1 

anse  Je  ffiscemement  sûr,  le  ccaip  d*œîl  infaillible,  et  aussi  Tabjîpnoe 
fémotion,  l'indifférence  absolue  au  bien  et  au  mal,  à  la  colère  et  à  la 
pidé  !  Sans  doute  la  politique  de  César  ne  fut  pas  cnielle,  et,  il  faut  le 
dire,  celle  de  Pompée  ne  le  fut  pas  davantage;  mais  les  atrocités  de 
César  dans  les  Gaules  révoltèrent  même  le  sénat  romain.  Ces  atro- 
cités ne  lui  ooûtaient  pas  plus  que  la  clémence.  Je  crois  qu'il  entrait 
daDs  celle-ci,  avec  une  mansuétude  naturelle,  un  peu  de  calcul,  car 
k  clémence  peut  être  utile,  et  beaucoup  de  ce  dédain  paisible  pour 
fbamanité,  qui  fait  paraître  magnanime  parce  qu'on  ne  daigne  pas 
s'irriter  de  si  haut.  Lisez  les  Commentaires  :  c'est  un  style  d'une  net- 
teté et  d^uae  fermeté  singulières,  c'est  le  style  de  l'action;  mais  ce 
Style  est  sans  image  et  sans  passion.  L'émotion  est  étrangère  au 
hogage  de  César  comme  à  ses  traits;  si  elle  naissait  dans  son  âme, 
die  serait  maîtrisée  et  contenue  par  une  volonté  supérieure.  César 
itoiit  connu  et  ne  croit  à  rien.  Il  est  matérialiste,  comme  le  prouve 
son  discours  au  sujet  des  autres  complices  deCatilina,  discours  dont 
Fimpiété  scandalisa  Caton.  Doué  d'ailleurs  comme  nul  homme  ne  le 
&t  jamais,  il  est  grand  général,  grand  administrateur,  grand  ora- 
teur, poète  même,  et,  s'il  lui  plaît,  il  sera  grammairien.  11  fait  ce 
^'il  veut  de  son  génie.  L'empire  du  monde  étant  à  sa  portée,  il 
mettrait  la  main  sur  cet  empire,  n'était  un  petit  homme  pâle  dont 
ie  buste  est  aussi  au  Capitole.  Ce  buste  de  Brutus  est  excellent  :  le 
▼isage  ^t  maigre,  les  joues  sont  creuses;  c'est  bien  le  Brutus  de 
fhistoire,  moins  tendre  et  moins  scrupuleux  que  ne  l'a  fait  Shaks- 
peare,  mais  agité  avant  l'action,  incertain  après.  11  y  a  dans  la 
bouche  une  grande  énergie,  et  le  regard  est  inquiet.  Ce  n'est  pas 
h  farouche  et  inflexible  résolution  du  premier  Brutus,  dont  le  buste 
n'est  pas  loin.  Marcus  Brutus  doutera  avant  de  frapper,  et,  vaincu 
àPbilippes,  il  s'écriera:  Veitu,  tu  n'es  qu'un  nom!  —  L'autre  Bru- 
IDS  n'eût  pas  dit  cela. 

Pour  César,  en  présence  du  poignard,  auquel  il  n'y  a  pas  de  ré- 
ponse à  faire,  même  pour  le  génie,  il  se  voilera  la  tête  et  tombera 
ans  plainte,  sauf  un  mot  peut-être,  mais  où  je  vois  surtout  l'expres- 
lion  de  la  surprise  :  «  Et  toi  aussi,  Brutus!  »  —  du  reste  impassible 
it  bdifTérent  à  la  vie  et  à  la  mort  jusqu'au  bout. 

Si  je  descends  de  l'homme  historique  à  l'homme  privé,  je  trouve 
ior  ce  front  chauve  et  dans  cette  physionomie  blasée  l'empreinte 
l'une  vie  de  désordres  effrénés,  qui  surpassa  la  licence  ordinaire  des 
mœurs  romaines  avant  l'empire,  et  fit  rougir  même  les  contempo- 
îaios  de  César.  C'est  surtout  une  tête  voilée  de  César  en  grand  pon- 
tife qu'il  faut  aller  voir  au  Vatican.  11  y  a  comme  une  ironie  dans  le 
contraste  de  ce  costume  sacerdotal  et  de  ce  visage  flétri,  ridé,  qm 


262  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

semble  celui  d'une  Messaline  vieillie  dans  le  vice.  Oui,  il  faut  Tôir 
aussi  ce  César-là,  qui  est  le  César  de  Suétone,  pour  avoir  une  idée 
complète  de  la  créature  la  plus  intelligente,  la  plus  corrompue  el 
la  plus  athée  qui  fut  jamais.  .  i 

Il  y  a  aussi  au  Capitole  un  buste  d'Alexandre  divinisé.  Quelle  dit. 
férence  entre  lui  et  César  !  Quelle  noblesse  !  quel  élan  !  Ce  regard, 
au  lieu  de  se  fixer  sur  la  terre,  se  tourne  vers  le  ciel  et  se  perd  dans 
rinfini.  On  sent  que  cet  homme  est  capable  de  crimes  et  de  vertm^ 
de  vraie  passion  et  de  vraie  magnanimité;  il  tuera  Clitus,  mais  ilb 
pleurera;  César  n*eût  ni  tué  ni  pleuré  son  ami.  Qui  fut  Tami  de 
César?  Alexandre  aimait  la  gloire  pour  elle-même,  César  la  vouhil 
surtout  pour  arriver  à  la  puissance.  César  a  possédé  au  plus  luot 
degré  l'intelligence,  qui  est  la  moitié  de  Thomme;  Alexandre  aviil 
reçu  le  don  de  Tenlbousiasme,  qui  fait  les  demi-dieux. 

César  est  mort,  Octave  va  venir  s  emparer  de  son  héritage.  Du  resie 
tout  préparait  l'empire.  César  faisait  pour  s'en  rapprocher  ce  qu'a- 
vait fait  aussi  Pompée  et  ce  que  firent  après  eux  les  empereurs  :  il 
bâtissait  des  monumens  publics,  magnifique  captation  du  peuple. 
Pompée  avait  élevé  le  premier  théâtre  qu'ait  vu  Rome,  et  qu'ai 
appelait  théâtre  de  marbre^  tant  le  marbre,  luxe  nouveau  des  dci?- 
nières  années  de  la  république,  et  qui  sera  le  luxe  de  l'empire,  f 
était  prodigué.  Derrière  son  théâtre,  Pompée  avait  fait  construînl 
un  portique  à  quatre  rangs  de  colonnes  auxquelles  de  riches  tefi» 
tures  étaient  suspendues,  et  qui  s'élevaient  parmi  des  arbres  et  dci 
fontaines.  Il  y  avait  joint  un  autre  portique  nommé  les  Cent  eth 
lonnes;  César  donna  un  nouveau  forum  au  peuple  romain,  comml 
firent  depuis  Auguste,  Domitien  et  Trajan.  L'achat  du  tetrain  loi 
avait  coûté  2  millions  et  demi  (10  millions  de  sesterces),  et  il  et 
dépensa  en  constructions  plus  de  60.  Dans  ce  forum,  il  élevant 
temple  à  son  aïeule  Vénus,  dont  il  était  un  digne  descendant,  saD| 
doute  pour  rappeler  aux  Romains  la  grandeur  de  son  origine,  et 
les  préparer  à  accepter  un  roi  du  sang  des  dieux.  Un  jour  on 'h 
vit,  assis  devant  ce  temple,  recevoir,  sans  se  lever,  les  hommagesdl 
sénat.  Au  centre  du  Forum  était  une  statue  équestre  d'Alexandre, 
œuvre  de  Lysippe,  César  fit  remplacer  la  tête  du  Macédonien  par  h 
sienne;  ceci  encore  est  déjà  une  pratique  de  l'empire.  Il  plaça  daai 
son  forum,  avec  le  sans-gêne  cynique  d'un  souverain  qui  honort 
publiquement  les  objets,  quels  qu  ils  soient,  de  ses  goûts,  le  portrait 
de  sa  maîtresse  Cléopâtre,  et  celui  de  son  cheval  favori,  lequel  avaH, 
dit-on,  des  pieds  pareils  à  ceux  d'un  homme,  ce  qui  faisait,  ce  M 
semble,  un  assez  mauvais  cheval.  Caligula  devait  aller  plus  loin  6t 
songer  à  créer  le  sien  consul;  mais  on  était  sur  le  chemin. 


l'histoire   romaine   a   ROME.  253 

n  reste  peu  de  chose  des  monumens  de  cette  époque,  et  surtout 
des  monumens  privés  des  Romains;  mais  ce  qui  en  reste  est  instruc- 
tif et  fait  coDDaître  ce  qu'était  le  luxe  de  la  république  à  ses  derniers 
roomens,  les  grandes  existences  qu'elle  renfermait,  et  combien  l'opu- 
lence démesurée  de  quelques  citoyens  et  la  corruption  qu'elle  entraî- 
nait étaient  pour  la  liberté  une  cause  de  ruine. 

iNul  ne  doute  de  cette  vérité;  ce  qui  subsiste  des  jardins  de  Sal- 
luste  est  bien  fait  pour  la  rendre  sensible.  Quand  on  voit  un  homme 
comme  Saliuste,  qui  dans  son  histoire  comprend  si  bien  et  déplore 
si  énergiquement  la  dépravation  de  son  siècle,  qui  aime  si  fort  en 
théorie  l'ancienne  sévérité  romaine,  qui,  même  dans  son  goût  d'écri- 
vain pour  les  mœurs  antiques,  se  plaît  à  employer  les  vieux  tours  et 
les  vieux  mots;  quand  on  le  voit,  par  la  mollesse  de  sa  vie,  par  cette 
passion  pour  les  richesses  qui  lui  attira  une  condamnation  de  pécu- 
lat,  démentir  scandaleusement  le  double  archaïsme  de  ses  maximes 
et  de  son  style,  ne  sent-on  pas  que  tout  est  perdu  depuis  que  l'éloge 
de  la  vertu  et  la  condamnation  du  vice  ne  sont  plus  qu'un  exercice 
de  rhétorique  sans  conséquence  dans  la  pratique  de  la  vie?  Vt  decla- 
malio  fias. 

Salluste  écrivait  son  histoire,  où  respire  l'honnêteté  des  âges  sim- 
ples, au  milieu  de  ses  magnifiques  jardins,  qui  couvraient  une  partie 
du  Quirinal.  On  y  voit  encore  l'emplacement  d'un  cirque  et  les  débris 
d'un  temple  de  Vénus.  Les  vastes  substructions  qui  soutenaient  ses 
terrasses  ressemblent  presque  aux  substructions  du  palais  des  Césars. 
Cette  fastueuse  existence  de  Salluste  était  si  bien  une  anticipation  de 
Fcmpire,  que  plusieurs  empereurs  habitèrent  sa  demeure,  entre 
autres  Néron.  Tandis  que  Rome  voyait  des  particuliers  jouir  de  ces 
immenses  richesses.  César  trouva  trois  cent  trente  mille  citoyens 
auxquels  on  distribuait  du  blé,  c'est-à-dire  qui  vivaient  de  la  cha- 
rité publique.  Il  en  réduisit  le  nombre  à  cent  vingt-cinq  mille;  il  ne 
put  faire  davantage,  tout  César  qu'il  était.  Cette  populace  de  men- 
diaos  fut  Tappui  du  trône  des  empereurs,  qui  l'amusaient  de  spec- 
tacles et  la  nourrissaient  d'aumônes.  Punem  et  circenses. 

Avant  la  fin  de  la  république,  les  mœurs  de  l'empire  existaient 
déjà.  Un  général  romain,  pour  dédommager  sa  maîtresse  de  lui  avoir, 
en  le  suivant  à  l'armée,  sacrifié  les  plaisirs  de  l'amphithéâtre,  faisait 
égorger  un  Gaulois  devant  elle.  On  croit  en  être  à  Héliogabale. 

Ce  sont  de  pareils  traits  qui,  bien  que  l'imagination  ne  puisse 
écarter  de  tristes  rapprochemens  de  décadence,  font  sentir  que  notre 
civilisation,  animée  d'un  principe  supérieur,  n'est  pas  tombée  jus- 
qu'au degré  où  était  alors  descendue  la  moralité  humaine,  et  per- 
mettent d'espérer  que  d'autres  destinées  l'attendent,  qu'elle  n'est 


283^  ItlTTITE   DES  nBTTX   MÛlfOES; 

pas  menacée  de  se  traîner  à  travers  rîgnominîe  séculaire  de Tempi 
romain. 

Est-il  étonnant  dès  lors  que  la  pensée  de  l'empire  flottât  dans  to 
les  esprits?  On  s*y  accoutumait,  on  y  prenait  par  degré  davantag 
à  mesure  que  la  société  se  désorganisait  plu»  profondément,  l 
reste,  les  noms  seuls  étaient  nouveaux  :  on  connaissait  la  tyranni 
Sylla  avait  régné,  il  avait  tellement  régné  qu'il  avait  abdiqué.  Il  e 
surprenant  que  le  diadème  essayé  par  Antoine  sur  le  front  de  Césai 
malgré  les  refus  si  sincères  de  celui-ci,  ait  soulevé  tant  de  répa 
gnances.  Il  faut  que  la  comédie  ait  été  mal  exécutée,  car  on  avai 
permis  à  César  d'assister  au  spectacle  assis  sur  un  siège  d'or,  a 
qui  ressemblait  beaucoup  à  un  trône,  une  couronne  d'or  sur  la  l^te. 
Ce  fut  le  diadème  au  lieu  de  la  couronne  qui  choqua  les  Romainsj 
mais  le  pas  se  pouvait  franchir.  On  avait  aussi  accordé  à  Pompée 
quelques  honneurs  semblables  :  le  sénat  lui  avait  permis  de  porter 
habituellement  la  couronne  triomphale.  Sa  statue  du  palais  SpadH 
montre  le  défenseur  de  la  république,  celui  auquel  on  immolaii 
César,  tenant  dans  sa  main  un  globe  et  une  petite  victoire  ailée, 
comme  on  représenta  depuis  les  enf\pereurs.  Peut-être  pensa-t-fl 
lui-même  à  le  devenir.  Ni  Pompée  ni  César  ne  devaient  être  empe- 
reurs, mais  l'empereur  n'était  pas  loin. 

Il  y  a  au  Vatican  un  admirable  buste  qu'on  appelle  le  petit  Ath 
gusfe,  et  qu'on  devrait  appeler  le  jeune  Octave.  Quand  on  ne  saw- 
rait  rien  de  ce  qu'on  vient  de  lire,  quand  tout  n'eût  pas  annoncé 
le  changement  qui  allait  s'accomplir,  quand  n'eussent  pas  existé  1 
Home  la  mollesse  et  la  corruption  que  rappellent  les  jardins  dk 
Salluste,  ce  prolétariat  mendiant  pour  lequel  Pompée  bâtissait  soi 
théâtre  et  ses  portiques,  auquel  César  ouvrait  son  forum;  quani 
les  insignes  de  la  puissance  impériale  ne  se  fussent  point  monCréi 
par  avance  dans  la  main  de  Pompée  et  sur  le  front  de  César,  î 
suffirait  d'aller  au  Vatican  interroger  la  figure  d'Octave  presqm 
adolescent,  ces  traits  délicats,  qui  ont  encore  un  peu  le  charme  dfc 
l'enfance,  mais  qui  révèlent  déjà  tant  de  ruse  et  de  fermeté,  cette 
bouche  fine  et  froide,  ce  regard  implacable,  ce  jeune  front  si  som- 
bre, pour  dire  :  L'empire  est  venu  ! 


sttmsÊ 


LE  ROMAN 

DE  MŒURS  POPULAIRES 

EN  RUSSIE 


•f.   GRI&OROVITCH. 


n  y  a  tx)Tit  un  aspect  de  la  Rassie  que  les  voyageurs  n'observent 
guère,  mais  dont  les  conteurs  nationaux  commencent  avec  raison  à 
9e  préoccuper  :  nous  voulons  parler  des  mœurs  des  paysans.  «  Le 
aouvenir  de  nos  villages,  dit  un  écrivain  russe  pen  disposé  à  juger 
Êvorablement  son  pays  (I),  n*a  point  été  effacé  de  ma  mémoire  par 
les  environs  de  Sorrente  et  de  Rome,  ni  même  par  les  vallées  des 
Alpes  et  les  gras  pâturages  de  rAn.i^leterre.  La  campagne  en  Russie 
a  un  caractère  qui  lui  est  propre.  Ces  p'aines  sans  (in,  couvertes 
cTuoe  verdure  uniforme,  respirent  le  calme  et  la  confiance;  elles  font 
pénétrer  dans  Tâme  une  émotion  douce  et  triste.  On  éprouve  un  in- 
dicible bonheur  à  s'asseoir,  à  Ventrée  d'un  village  russe,  à  Tombre 
d'un  bouleau  ou  d'un  tilleul.  Devant  vous  s'étend  une  longue  ran- 
gée d* isbas  (cabanes),  qui,  pressées  l'une  contre  l'autre,  semblent 
disposées  à  brûler  ensemble  plutôt  que  de  se  séparer.  L'air  est  em- 
baumé par  la  fumée  des  séchoirs,  par  l'odeur  des  meules  de  foin  quB 
le  soleil  échauffe  dans  les  prés,  et  par  les  émanations  de  ki  forêt 
Toisine,  Rien  ne  trouble  le  silence,  rien,  si  ce  n'est  le  grincement 

V)  îf.  Alexandre  Hcrtzcn.  Voyez,  sur  les  romans  de  M.  Hertzen,  la  Retni«  4u*l*^  aep- 


256  BETUE   DES  DEUX  MONDES. 

rauque  de  la  longue  bascule  d*un  puits  ou  le  bruit  d*un  cbariol 
vide,  dont  le  cheval,  excité  parla  voix  sonore  du  conducteur,  ébraolft 
en  passant  les  rondins  du  pont.  Quant  à  la  population  qui  vit  au  seoii 
de  ces  pauvres  villages,  elle  réunit  des  qualités  morales  et  pbysiquet 
fort  remarquables.  Grâce  à  des  formes  sociales  précieusement  coObc 
servées,  le  paysan  russe  n'a  vraiment  pas  son  pareil  dans  le  monde; 
il  n*a  rien  de  Tair  contraint  et  grossier  des  paysans  occidentaux.  »    < 
Ainsi  parle  M.  Hertzen,  et  Ton  doit  reconnaître  qu'en  faisant  Cil^. 
éloge  des  campagnes  de  son  pays,  il  n'est  véritablement  pas  allé  trofk 
loin.  Les  groupes  d'isbas  russes  et  leurs  paisibles  habitans  forment. 
sans  contredit  un  ensemble  original  et  poétique.  C'est  dans  ce  monda 
naïf  et  sauvage  qu  on  peut  saisir  quelques-uns  des  traits  primitifs  et 
caractéristiques  de  la  société  moscovite.  Comment  se  fait-il  pour- 
tant que  les  tableaux  de  mœurs  rustiques  aient  été  pendant  long- 
temps si  rares  en  Russie?  La  réponse  à  cette  question  est  dans  l'hii^ 
toire  même  de  ce  pays.  Les  grandes  crises  qui  ont  fait  reparattm  ; 
l'élément  national  dans  la  littérature  russe  sont  de  date  toute  ré- 
cente. Depuis  le  xvii*  siècle  jusqu'au  milieu  du  xix*,  l'expression  de  •. 
la  vie  populaire  y  est  absente  en  quelque  sorte.  On  la  trouve  çà  etii  \ 
dans  quelques  essais  dont  les  auteurs  sont  restés  inconnus,  et  dont  ': 
les  érudits  seuls  se  souviennent.  Ces  essais  sont  presque  tous  antér  ' 
rieurs  au  règne  de  Pierre  le  Grand.  Au  xix*  siècle  seulement,  le  : 
peuple  russe  retrouve  des  conteurs,  grâce  à  l'impulsion  que  les  ' 
événemens  politiques  du  règne  d'Alexandre  donnent  à  l'esprit  mo»-^ 
covite.  Résumer  dans  ses  traits  principaux  l'histoire  des  conteurs.  ' 
populaires  de  la  Russie  et  donner  une  idée  des  récits  d'un  écrivant 
qui  représente  dignement  cette  famille  trop  peu  nombreuse,  ce  rie. 
sera  pas  seulement  étudier  une  curieuse  tentative  littéraire  :  œ,  " 
sera  aussi  pénétrer  par  quelque  côté  dans  la  vie  sociale  d'un  paysJ 
d'où  nous  arrivent  à  peine  de  bien  rares  écrits;  ce  sera  nous  éclairer, 
sur  quelques-unes  des  causes  de  la  faiblesse  et  de  la  grandeur  de. 
l'empire  russe. 

L 

Bien  avant  le  règne  de  Pierre  le  Grand,  la  Russie  eut  ses  cbants.l 
et  ses  légendes  populaires,  qu'on  aimait  à  répéter  dans  les  maisons;  '■ 
des  grands  comme  dans  les  plus  pauvres  chaumières.  Cependant  ces 
naïves  productions  n'ont  pas  toujours  un  cachet  précisément  natio-' 
nal.  Nos  romans  de  chevalerie,  traduits  probablement  du  tchèque  ou* 
du  polonais,  circulaient  dans  les  campagnes,  et  \ Histoire  d'Octih^ 
vien,  la  Belle  Mnguclone,  le  Livre  de  Mélusine,  transportés  dans  la 
langue  russe,  ont  gardé  leur  physionomie  étrangère,  sans  avoir  au- 


LE   BOMAN     DE     MCBCBS   POPULAIRES   EN  RUSSIE.  267 

COU  titre  réel  à  notre  curiosité.  Il  faut  arriver  à  la  première  moitié  du 
iTii' siècle  pour  rencontrer  de  véritables  essais  de  roman  populaire. 
Ijo  conte  intitulé  Siva   Groudisine  a  un  caractère  vraiment  russe, 
l'iuteur  inconnu  met  en  scène  un  jeune  marchand  qu'un  désespoir 
d'amour  décide  à  pactiser  avec  le  diable,  qui  lui  promet  les  plus 
grands  succès,  pourvu  qu'il  se  donne  à  lui  par  un  acte  en  règle.  Le 
jeune  homme  y  consent,  et  en  effet,  à  partir  de  ce  moment,  tout  lui 
léussiL  II  s'engage  comme  soldat  dans  les  troupes  du  tsar  Mikhaïl 
ïedorovitch,  marche  sur  Smolensk  et  y  fait  des  prodiges  de  valeur. 
Doe  maladie  grave  vient  enfin  le  rappeler  à  des  pensées  de  repentir 
et  de  péniteoce.   Après  de  longues  souffrances,  Sava  se  rétablit  et 
échappe  au  pouvoir  du  diable.  11  finit  ses  jours  en  paix,  et  s'efforce 
de  racheter  sa  faute  par  toute  sorte  de  bonnes  œuvres. 
Au  commencement  du  xvui*  siècle,  on  voit  paraître  un  autre  ro- 
nan,  Frol  Skobîef,  tout  à  fait  national  pour  le  fond  et  pour  la  forme. 
Une  rapide  analyse  fera  saisir  aisénient  toute  l'originalité  de  cette 
conception.  Le  seigneur  Frol  Skobief  habite  avec  sa  sœur  le  district 
de  Novgorod.  Débauché  et  sans  fortune,  il  noue  une  intrigue  amou- 
reoseavec  Anouchka,  fille  d'un  riche  sloluik  (1)  du  voisinage,  Nadine 
Nachtchokine.  La  duègne  d'Anouchka  se  laisse  corrompre,  et  Sko- 
bief pénètre  sous  des  vêtemens  de  femme  dans  le  château,  où  une 
(èle  donnée  par  Anoucbka  réunit  toutes  les  jeunes  filles  des  envi- 
rons. Le  jeu  de  la  mariée  fournit  à  Skobief  une  excellente  occasion 
de  mener  à  fin  ses  projets  criminels.  Les  deux  époux  qu'on  a  dési- 
gnés sont  Anoucbka  et  Skobief.  Les  jeunes  filles  conduisent  le  couple 
en  grande  pompe  dans  la  chambre  nuptiale,  et  s'éloignent.  Quand 
dfeà  viennent  chercher  les  prétendus  mariés,  Anouchka  est  visible- 
BKntémue,  et  Skobief  a  pu  s'apercevoir  que  sa  passion  était  parta- 
gée. Quelque  temps  après  cette  fête,  Anouchka  est  rappelée  à  Moscou 
par  son  père,  qui  veut  lui  trouver  un  mari.  Elle  se  rend  en  hâte  dans 
la  capitale.  Skobief  la  suit.  Les  deux  amans  recourent  à  mille  arti- 
fices pour  multiplier  les  occasions  de  se  voir.  La  fille  du  slolnik  dis- 
parait enfin  de  la  maison  paternelle  avec  Skobief,  à  qui  l'unit  un 
oariage  secret.  Le  vieux  Nachtchokine  court  chez  le  tsar,  qui  lui  a 
toujours  témoigné  beaucoup  d'aflection,  et  lui  apprend  son  malheur. 
Le  tsar  fait  publier  un  avis  proclamant  la  d  sparition  d' Anouchka. 
Skobief  commence  à  s'effrayer;  il  se  rend  chez  un  de  ses  amis,  le 
ttolnik  Lovtchikor,  lui  avoue  toutes  ses  fautes,  et  lui  demande  con-- 
«eil  —  Amende-toi,  lui  dit  le  slolnik.  Tu  t'es  mis  dans  une  fâcheuse 
position;  mais  je  ferai  ce  que  je  pourrai  pour  t'en  tirer.  —  11  lui 
<lonne  ensuite  rendez-vous  pour  le  lendemain  au  sortir  de  la  messe 

(1)  OOIcier  de  bouche  des  tsars. 
Toa  XI.  ^'^ 


«ETVB  VteS  DEUX  «OKDtt. 

siQr  la  grande  place  d*Ivane  Vélikoî,  oit  les  stolniks^  ont  cratoine>A 
se  réunir.  Cette  place  est  le  tbéâtre  d*uDe  scène  toucbanFle.  LovtdM 
kof  aborde  le  stoînik  Naclrtcbokine,  et  sollicite  son  indu)^nee  pol 
Skobief.  Cehii-ci  paraît  presqu* au  même  instant,  et  9e  jette  aux  pici 
du  vieillard.  Nachtchokifle  lève  son  bâton,  ifl  s'emporte,  il  apostropii 
vertement  le  jeune  homme;  puis,  qnand  il  connaît  toute  t*étend«e4l 
son  malheur,  quand  tl  apprend  que  SkoLief  a  épousé  sa  Aile,  tt 
jambes  fléchissent,  et  il  tombe  éranoui.  Lorsqu'il  reprend  conmil 
sance,  il  veut  retourner  près  du  tsar  et  lui  demander  justice.  BÉ» 
bief  réussit  à  conjurer  ce  nouveau  péril.  «  Anoucbka,  dil-il,  est  €1 
danger  de  mort.  Ce  n'est  pas  Fanathème,  c'est  la  bénédiction  de«j 
parens  qu'attend  la  jeune  fille.  >♦  Le  vieux  stolnih^  laisse  attendril; 
il  envoie  sa  bénédiction  et  de  l'argent  aux  deuï  époux.  Tout  estw 
blié  :  Anoucbka  revoit  ses  vieux  parens,  et  l'habile  Skobief  est  nsfi 
à  la  table  du  slolnik.  Quelques  années  plus  tard,  le  vieux  NacbtcM* 
kine  rédige  un  testament  d'après  lequel  il  lègue  tous  ses  bieiril 
meubles  et  immeubles,  à  Skobief,  qui,  à  sa  mort,  se  trouve  être  «I 
des  plus  riches  propriétaires  du  pays. 

Ce  gentilhomme  campagnard  qui  arrive  à  la  fortune  par  le  \ïb&l^ 
tmage  et  par  la  ruse  personnifie  énergiquement  quelques-uns  été 
vices  de  la  société  russe  au  xvii*  siècle.  Frol  Shéief  marquait  aiM 
au  roman  de  mœurs  en  Russie  une  voie  essentiellement  nationste 
Malheureusement  les  réformes  introduites  par  Pierre  le  Grand  iN 
tardèrent  pas  à  changer  la  direction  des  tentatives  littéraires.  %M 
œuvres  locales  retombèrent  dans  l'oubli,  et  une  littérature  empreiflM 
d'un  caractère  européen  remplaça  la  littérature  populaire.  QBeM 
place  firent  les  nouveaux  écrivains  à  l'étude  des  mœurs  russeil 
Leurs  préoccupations,  à  vrai  dire,  furent  généralement  tournées  aii 
leurs.  Trétiakovski  et  Lomonosof  s'occupèrent  avant  tout  de  créBl 
la  langue.  Leurs  successeurs  imitèrent  ou  traduisirent  les  cbefr' 
d' œuvre  des  littératures  étrangères.  Vers  la  fin  du  xviii*  siècle  se** 
lement,  Derjavine  arracha  la  poésie  aux  influences  que  les  succes- 
seurs de  Lomonosof  avaient  trop  favorisées;  le  théâtre  reprit  m 
même  temps  la  tâche  commencée  par  les  conteurs  inconnus  d'ami 
Pieire  le  Grand,  mais  les  esquisses  qu'on  vit  se  produire  alors  aa( 
la  scène  russe  étaient  presque  toujours  empreintes  d'une  exagêrÉi 
tion  de  mauvais  goût.  Un  seul  écrivain  dramatique,  Oblessinîof,lri 
craignit  point  de  copier  fidèlement  les  mœurs  villageoises  dans  vâ 
petit  opéra  plein  de  naturel  et  de  grâce,  le  Meunier.  Il  ne  fut  poiitf 
encouragé.  Les  usages  occidentaux  triomphèrent  dans  les  clasM 
supérieures,  et  le  théâtre  national  fut  alois  décidément  sacrifié. 

Au  début  de  notre  siècle,  Karamsine  fit  dans  ses  nouvelles,  Al 
Pauvre  Lise,  Nathalie,  Marpha,  quelques  efforts  pour  ramener  Jl 


LE   BOMAN    DE    MOSUItS   POPULAntES   EN   RUSSIE.  SM 

Bttérature  russe  aux  sources  de  son  originalité  primitive.  Malheu- 
reusement, quoiqu'il  eût  étudié  à  fond  nos  grands  écrivains,  Karara- 
lioe  ne  sut  pas  se  soustraire  à  Tinfluence  de  l'école  mignarde  et  lan- 
goureuse représentée  en  France  par  Florian  et  Marnionlel.  Après 
hn,  le  fabuliste  Krylof  indiqua  plutôt  qu  il  ne  fraya  complètement 
iroevoie  nouvelle.  11  fallait  arriver  à  Tépoque  des  guerres  contre  la 
France  pour  voir  le  réveil  du  patriotisme  provoquer  dans  la  littéra- 
ture russe  de  sérieux  eflTorts  d'affranchissement. 

Les  années  qui  s'écoulèrent  de  1808  à  1815  furent  surtout  fécondes 
en  manifestations  lyriques.  Joukovski  arracha  vaillamment  la  muse 
nationale  aux  influences  énervantes  qui  avaient  si  longtemps  pesé 
sur  elle.  Des  hymnes  et  des  chants  de  guerre  répandirent  partout 
des  inspirations  viriles,  et  la  rupture  avec  Tesprit  du  xviii^  siècle  fut 
iceooiplie.  Notre  plan  D*est  pas  de  retracer  ici  dans  ses  détails  le 
■OQvefoent  Ittiéraire  qui  $*est  poursuivi  en  Russie  depuis  la  guerre 
de  1812  jusqu'à  nos  jours.  Nous  ne  voulons  y  saisir  que  Tépanouis- 
Kment  graduel  du  genre  particulier  de  littérature  dont  relèvent  les 
ridts  qui  seront  l'objet  de  cette  étude.  Nous  laisserons  donc  de 
cAté  les  nombreuses  tentatives  d'imitation  provoquées  par  les  ro- 
uans de  Walter  Scott.  Les  paysans  russes  qu'on  fait  figurer  dans 
ces  tableaux  historiques  ne  sont  guère  plus  vrais  que  ceux  qui  nous 
apparaissent  dans  les  histoires  langoureuses  du  xv!!!*"  siècle.  Les  pre* 
■iers  sont  calqués  sur  les  montagnards  écossais,  comme  les  seconds 
filaient  sur  les  héros  de  Florian.  Dans  cette  mêlée  littéraire,  domi- 
lie  par  les  puissantes  créations  de  Pouchkine,  nous  ne  nous  atta^ 
dberons  qu'à  un  seul  poète,  qui  marche  indépendant  et  obscur  dans 
k  vaie  où  Gogol  entraînera  plus  tard  les  romanciers  de  son  pays. 
Ge  poète  est  un  paysan  nommé  Slépouchkine.  Son  recueil  contient 
uie  suite  de  tableaux  où  les  mœurs  de  la  campagne  sont  décrites 
ivec  une  toucbxnte  simplicité.  Qu'on  en  juge  par  cette  page  naïve 
ntitulée  tisba,  que  nous  croyons  devoir  citer  tout  entière. 

€  Amis,  je  veux  vous  parler  de  la  vie  paisible  du  village  :  je  vais  vous 
irecamment  une  honnête  famille  passe  sa  vie  dans  les  champs.  La  pauvre 
ahaoe  qu  elle  habite  est  entièrement  couverte  eu  chaume;  ses  murs  sont 
Iieneés  de  deux  fenêtres  étroites;  tout  y  est  simple.  Près  de  la  porte  est  une 
mge  devant  laquelle  brûle,  suivant  l'usage,  une  bougie  de  cire  jauue; 
phK  loin,  une  grande  table  de  chêne,  ordinairement  dégarnie,  à  moins  qu'il 
ÎI6  s'y  trouve  un  puisoir  en  érable,  rempli  de  bonne  bière.  Le  long  du  mur 
ligne  un  banc  de  bois;  quelques  tabourets  complètent  l'ameublement.  Les 
pelisses  sont  suspendues  en  bon  ordre,  et  les  pots  entourés  d'écorces  qui  rem- 
p&scnt  les  éta^^ères  sont  propres  et  bien  tenus.  Dans  le  coin  est  un  grand 
toffir  :  c'est  là  qu'en  hiver,  après  le  travail,  toute  la  temille  passe  la  nuit  et 
to  comme  dans  le  meilleur  lit.  Un  enfant  repose  paisiblement  dans  son 


260  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

berceau  suspendu  à  une  longue  perche,  et  sa  mère  veille  auprès  de  lui  e 
filant.  Le  grand-père  est  assis  sur  le  four;  il  y  tresse  avec  les  en  fans  des  wn 
liers  de  nattes  et  chante  une  joyeuse  chanson  du  vieux  temps.  Les  filles  MÉ 
sur  les  bancs;  elles  filent.  Les  femmes,  placées  à  leurs  métiers,  tissent  A 
étoffes  rayées  ou  du  drap.  Au  milieu  d'elles  se  tient  la  grand'mère;  el 
s'adresse  à  toute  la  famille  et  dit  :  «  Que  devons-nous  conserver  soignaa 
sèment  et  qu'est-ce  qui  nous  est  le  plus  utile?  »  Chacun  médite  en  silène 
on  n'entend  plus  que  le  bruit  des  navettes  et  des  fuseaux.  La  bonne  vUU 
reprend  la  parole  :  «  Voilà,  dit-elle  en  montrant  le  four;  sans  lui,  nousijf 
pourrions  vivre.  Il  nous  réchauffe  dans  les  froids  rigoureux,  il  prépare  1 
pain  de  la  famille,  console  le  vieillard  et  égaie  les  petits  enfans.  La  fun^ 
même  qu'il  répand  nous  est  salutaire  :  voyez-la  sortir  en  tourbillons  épilj 
le  matin,  quand  on  le  chauffe;  elle  sèche  les  murs  de  Visba  {{),  Le  fournodi 
conser\'e  la  santé,  il  nous  donne  le  courage  et  le  repos.  »  '  ^ 

Il  y  a  une  simplicité,  une  douceur  tout  enfantine  dans  les  cbaok 
de  Slépouchkine;  mais  cette  voix  trop  faible  fut  à  peine  écoutée.  Hei^ 
reusement  Tœuvre  d'initiation  à  la  vie  populaire,  contrariée  jai^ 
qu'alors  par  tant  d'influences  diverses,  fut  enfin  tentée  par  les  jeuDBl 
romanciers  qui  se  groupèrent  à  la  suite  de  Gogol.  Dès  lors  un  pi9^ 
gramme  net  rendait  toutes  déviations  impossibles.  On  sait  qorii 
étaient  les  principes  de  Gogol  :  s'affranchir  de  toute  imitation  etip 
produire  avec  impartialité,  dans  tous  leurs  détails,  les  sujets  ew 
pruntés  à  la  vie  nationale,  telle  était  la  règle  dont  Gogol  poiup 
souvent  l'application  jusqu'à  ses  extrêmes  limites.  Aujourd'hui  e» 
core  c'est  la  tendance  féconde  représentée  par  Gogol  qui  prévaiij 
mais  alliée  à  des  instincts  de  critique  et  d'art  qui  la  corrigent  etir 
tempèrent.  - 

M.  Grigorovitch  est  l'un  des  écrivains  les  plus  distingués  d» 
groupe  littéraire  où  figurent  M.  Tourguenief,  l'auteur  des  MimmnÈ 
d'un  Chasseur,  et  deux  autres  romanciers  fort  aimés  du  public  msaHi 
M.  Pisemskiet  M.  Dabi.  Sa  vie  s'est  passée  en  grande  partie  àb 
campagne.  Né  en  1822,  dans  le  gouvernement  de  Simbirsk,  il  fiÉ 
destiné  d'abord  par  ses  parens  à  servir  dans  l'armée  russe.  Il  fitflil 
premières  études  dans  une  école  du  génie.  Apostrophé  rudement il 
jour  par  le  grand-duc  Michel  à  propos  de  sa  tenue,  il  renonça  àli 
carrière  qu'il  avait  embrassée  et  rentra  dans  la  vie  civile.  Ce  n'alla 
pas  seulement  vers  la  littérature  qu'une  fois  maître  d'écouter  sa  lis 
cation,  il  se  sentit  entraîné  d'abord.  M.  Grigorovitch  eut  un  tùoïïkM 
la  velléité  d'appliquer  à  la  peinture  les  facultés  d'observation  qjim 
devait  porter  plus  tard  dans  le  roman.  Il  suivit  les  cours  de  YKciiMh' 

(1)  Certaines  isbns  n'ont  point  de  cheminées  :  on  les  appelle  des  isbas  noires  par  opyt* 
sition  aux  iabas  blanches,  on  pourvues  de  cheiuiniies.  il  est  évidemment  ici  qoe^ 
d'une  Uba  noire. 


LE   ROMAN     DE    MOEURS  POPULAIRES   EN   RUSSIE.  261 

mie  des  Beaux- Arts,  et  le  peintre  Brulof  le  compta  parmi  ses  élèves. 
Dégoûté  bientôt  de  la  peinture  comme  il  l'avait  été  des  études  mi- 
litaires, M.  Grigorovitch  s'engagea  dès  lors  résolument  dans  la  voie 
qu'il  ne  devait  plus  quitter.  Sa  première  nouvelle,  le  Village,  publiée 
CD  1846,  révéla  à  la  Russie  un  talent  original.  Familier  avec  la  vie 
populaire  et  habile  à  en  reproduire  les  plus  humbles  aspects,  M.  Gri- 
gorovitch y  préludait  aux  nombreux  récits  où  il  devait  combattre  les 
abos  du  servage,  en  montrant  ce  que  la  domination  d'un  darosta 
ou  maire  de  village  a  parfois  d'excessif  et  de  tyrannique.  L'héroïne 
du  yUlage  était  une  pauvre  jeune  fille,  une  orpheline,  à  qui  le  res- 
KDlimentd'un  sinrosta  enlevait  même  la  sécurité  du  foyer,  puisque 
lemaître  de  Vorpheline,  trompé  par  des  avis  perfides,  l'unissait  à 
UD  paysan  ivrogne,  devenu  sans  le  savoir  le  brutal  instrument  des 
Tcogeances  du  starostn.  Cette  donnée  touchante  s'encadrait  dans 
des  scènes  et  des  descriptions  dont  la  réalité  pittoresque  faisait  re- 
connaître l'ancien  disciple  de  l'Académie  des  Beaux-Arts.  Il  y  avait 
là  et  on  a  pu  remarquer  depuis  dans  tous  les  récits  de  M.  Grigoro- 
Tîtch  une  fidélité  d'observation  qui  tenait  du  peintre  autant  que  du 
romancier.  \u  Villaqe  succéda  bientôt  ArUone  Gorémyka  (Antoine 
Souffre-Douleur).  Celte  lamentable  histoire,  dont  nous  chercherons 
plus  loin  à  donner  une  idée,  acheva  de  fonder  la  réputation  du  jeune 
imvaîn.  Dès  ce  moment,  ses  écrits  se  suivirent  assez  rapidement, 
et  aujourd'hui  sa  carrière  littéraire  peut  se  partager  en  deux  pé- 
riodes, —  l'une,  de  1846  à  1849,  marquée  par  quelques  récits, 
quelques  esquisses  rapides; — l'autre,  qui  se  continue  encore  et  que 
remplissent  des  compositions  plus  étendues.  Dans  les  nouvelles  de 
la  première  manière  de  M.  Grigorovitch,  Bobyl  (1),  le  Village,  la 
Yattie  de  Smédova,  le  Mailre  de  chapelle  SousUkof,  Anlone  Goré- 
m^ka^  l'action  est  à  peine  marquée  :  le  tableau  de  mœurs  se  sub- 
stitue au  récit;  mais  le  but  du  conteur  n'est  pas  un  instant  douteux. 
Ce  qu'il  s'est  proposé,  on  le  devine  aisément  :  il  veut  nous  inspirer 
Thorrear  du  servage,  et  rien  ne  lui  coûte  pour  éveiller  en  nous 
l'iodignation  qui  l'anime.  Rien  de  plus  louable  assurément.  Remar- 
(juons  toutefois  que  l'exagération  de  certaines  teintes  a,  dans  les  es- 
quisses de  M.  Grigorovitch,  un  inconvénient  véritable,  et  que  les 
critiques  russes  ont  relevé  avec  amertume.  L'amélioration  du  sort 
des  paysans  a  été  dans  ces  derniers  temps  une  question  à  la  mode 
a  Russie,  et  quelques  écrivains  ont  trouvé  leur  compte  à  flatter  la 
disposition  des  hautes  classes  de  la  société  russe  à  s'apitoyer  sur  le 
sort  des  classes  populaires.  N'auraient-ils  pas  dû  comprendre  que 

(1)  Bobyl,  paysan  vagabond.  C'est  en  effet  un  épisode  de  la  vie  du  mendiant  no- 
«ède  encadré  djias  un  toocliaut  tableau  d'iniéheur  qui  sert  de  thème  à  cette  nouyelle. 


982  RETUE   DBS   DEUX   BIONDIS. 

procéder  ainsi,  c'était  afTaiblir  la  portée  d*im  mouvement  qui  €Éi 
pu  atteindre  à  quelques  résultats  utiles,  s'il  se  fût  maintmiu  dan 
le  domaine  des  réalités  sérieuses?  M.  Grîgorovitcb  a  payé  on  trilurf 
à  cette  tendance  passagère;  mais  s'il  faut  regretter  que  ses  récits^] 
aient  perdu  en  vérité,  on  ne  peut  qu'applaudir  au  sentiment  géoé» 
reux  dont  cette  erreur  est  après  tout  le  témoignage. 

Les  dernières  compositions  de  M,  Grigorovitch  ne  soulèvent  hea? 
pcuseraent  pas  la  môme  objection.  Ce  qu'il  faudrait  y  relever,  ce  ae»- 
rait  plutôt  une  tendance  qui  ne  s  accorde  guère  avec  le  principe 
fondamental  de  l'école  nouvelle;  l'imitation  étrangère  y  a  laissé  phn 
d'une  trace.  Les  Chemins  de  traverse,  roman  assez  volumineux,  pa^ 
blié  il  y  a  peu  d'années  et  composé  d'une  suite  d'études  détachées^ 
rappellent  visiblement  le  Pickwivk's  Club  de  Dickens.  Dans  une  dt 
ses  plus  récentes  compositions.  Une  Soirée  d'hiver,  figure  un  jouev 
de  clarinette  qui  semble  aussi  emprunté  aux  romans  du  conteur  an^ 
glais.  Il  faut  reconnaître  toutefois  que  si  le  cadre  adopté  rappelle 
l'auteur  anglais,  les  détails  et  les  types  principaux  sont  entièrement 
russes.  Dans  les  Chemins  de  traverse,  par  exemple,  M.  Grigorovitcll 
a  groupé  plusieurs  types  qui  appartiennent  tous  à  la  classe  des  petits 
propriétaires.  Ce  livre  nous  déroule  une  vaste  galerie  de  portraits^ 
auxquels  on  ne  peut  reprocher  que  d'offrir  des  calques  un  peu  troj^ 
serviles  de  la  réalité.  Toutes  ces  physionomies  ont  beau  être  vrneai 
elles  n'en  sont  pas  moins  insignifiantes  et  vulgaires.  Ce  qui  rachète 
ce  défaut,  c'est  l'ampleur  de  la  conception  destinée  à  relier  tant 
d'épisodes  et  de  figures  diverses.  On  retrouve  d'ailleurs  dans  les  dé- 
tails ce  mérite  d'exactitude  pittoresque  propre  à  l'auteur  d'Antom 
Gorémyka  (1).  Dans  d'autres  récits,  M.  Grigorovitch  s'est  souvenu 
un  peu  des  i*omans  villageois  de  George  Sand;  mais  il  a  poussé  dans 
cette  voie  la  réminiscence  bien  moins  loin  que  d'autres  conteurs 
russes  d'aujourd'hui.  M.  Pisemski  est  à  cet  égard  bien  plus  répré^ 
hensible,  et  un  écrivain  mort  depuis  peu,  M.  Kokoref,  avait  donné 
en  plein  dans  ce  travers.  Enfin  M.  Avdeïef,  dans  son  Servent  été 
Feu,  petit  roman  prétendu  populaire,  avait  exagéré  l'imitation  jus* 
qu'au  ridicule,  et  ce  n'était  pas  à  la  vie  russe,  c'était  à  la  Petite 
Fadette  qu'il  avait  emprunté  les  détails  de  ce  récit.  On  peut  s'expli- 
quer cette  manie,  si  l'on  se  rappelle  que  le  monde  quil}rille  dansJss 

(i)  Malgré  le  succès  qu'ont  obtenu  ses  études  sur  les  paysans  russes,  M.  GrigoHmftÈr 
paraît  avoir  renoncé  pour  le  moment  à  nous  ea  parler;  il  se  borne  à  étudier  la  oiaii» 
populaire  des  grandes  viUes.  La  dernière  production  qu'il  vient  de  publier  dans  un  de» 
recueils  littéraires  de  son  pays  est  intitulée  Sviatuvlkine.  Le  personnage  que  nous  y 
voyons  figurer  est  assez  curieux  :  c'est  un  dautly  de  bas  étage,  produit  de  cette  civilisa- 
tion toute  superftcieUe  qui  descend  peuÀ  pau  des  classes  supérieures  de  la  société  ] 
dans  la  bourgeoisie  et  le  peuple. 


LE   KOM AN    nS   IICEURS  POPULAIRES  EN   RUSSIE.  26S 

salons  de  Saint-Pétersbourg  resseiuble  par  plus  d'un  côté  à  la  so- 
ciété des  salons  parisiens  du  dernier  siècle.  Le  goût  des  pastiches  nia 
JUS  cessé  de  prédomiiier  parmi  les  grands  seigneurs  russes.  JL  Gri- 
gorovitch  &  parfois  dans  ses  romans  cédé  à  ce  penchant  aristocra- 
tique, comme  dans  ses  nouvelles  il  flattaît  outre  ruesure  la  sympathie 
manilestée  en  faveur  des  serfs.  L'essentiel  est  (fue  la  vérité  de  ses 
peintures  n*en  ait  pas  trop  souffert,  et  en  fin  de  compte  il  est  dif- 
îdlede  refuser  à  ses  récits  le  premier  rang  parmi  les  études  consa- 
crées eo  Russie  aux  mœurs  populaires. 

Deui  de  ces  récits  nous  montreront  sous  son  double  aspect  le  ta* 
leDtdeîI.  Grigorovitcb.  Dans  in/owe  Cor^^iwyjÈo,  c'est  Télcquent  dé- 
loseur  des  serfs  que  nous  allons  entendre;  dans  le  roman  des  Pê^ 
dbri,  c'est  un  peintre  exact  et  sobre  qu'il  nous  faudra  apprécier. 
Imt  d'introduire  le  lecteur  dans  ces  deux  compositions,  il  faut  rap- 
peler par  quelles  qualités  M.  Grigorovitcb  se  distingue  des  autres 
roffiiDciers  russes.  Ses  écrits  n'ont  pas  le  cachet  d'élégance  et  de 
iKsse  qui  recomnoande  ceux  de  M.  Tourguenief;  ils  le  cèdent  en 
eWeuret  en  verve  humoristique  à  ceux  de  M.  Hertzcn.  Ce  qui  les 
neommande,  c*est  le  sentiment  et  la  connaissance  parfaite  de  la  vie 
popolaire.  L'iatérêt  naît  ici  d'une  reproduction  fidèle  de  la  réalité 
phtôt  que  des  complications  romanesques.  Nous  saisissons  dans  ses 
traita  rudes  et  naïfs  la  physionomie  du  paysan  russe;  nous  Tenten- 
tos,  serf  ou  affranchi,  nous  raconter  avec  simplicité  ses  joies  et  ses 
douleurs.  Pour  le  lecteur  étranger,  les  récits  de  M.  Grigorovitcb  ont 
ionck  mérite  d'mie  sorte  d'enquête  sur  la  condition  et  les  mœurs 
fone  classe  d'hommes  qui,  en  Ru.ssie  même,  est  imparfaitement 
CQoiue.  C'est  à  ce  titre  surtout  que  nous  les  interrogerons  ici. 


IL 

Àntme  sovffre-donleinr,  telle  est  la  sîgnîricatîon  de  ce  nom  d*A  ntone 
9oréinyka^  donné  par  M.  Grigorovitcb  au  personnage  principal  d*un 
de  ses  plus  toucbans  récits.  L'auteur  a  voulu  montrer,  par  un  exem- 
ple sai:>issant,  à  travers  quelle  série  de  traitemens  iniques  certain& 
serfe  russes,  martyrs  d'un  intendant  rapace  ou  cruel,  sont  conduits 
(pielquefois  de  la  misère  à  un  état  de  révolte  contre  les  lois  sociales 
dont  l'exil  ou  la  captivité  est  l'inévitable  terme.  Dans  le  tableau 
toicépar  le  romancier  russe,  l'action  tient  peu  de  place.  Elle  se  ré- 
duit à  quelques  scènes  essentielles  qu'il  nous  suffira  de  résumer 
pour  saisir  nettement  la  pensée  du  conteur. 

Qu'on  imagine  la  fin  d'une  journée  d'automne  en  Russie.  Letemps 
tst  froid,  le  ciel  est. sombre.  La  forêt  de  Troskino  est  dépouillée  de 


26A  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

ses  derniers  feuillages.  Voici,  au  milieu  des  broussailles,  le  serf  Aijh 
tone  Gorémyka  rassemblant  en  paquets  les  branches  que  vient  d'abai^ 
tre  sa  hache.  L'heure  est  venue  de  rentrer  au  village,  assez  éloîj 
encore  de  la  forêt.  Le  pauvre  paysan  trouvera-t-il  du  pain  dans  i 
chaumière?  A  cette  journée  si  rude  une  plus  sombre  nuit  ne  va-tn 
pas  succéder? —  C'est  une  question  qui  semble  vaguement  préo(P| 
cuper  Antone.  Dans  son  regard  terne,  sur  ses  traits  flétris,  on  ped| 
lire  tour  à  tour  l'inquiétude  et  l'abattement.  Grand  et  maigre,  couiw 
déjà  par  l'approche  de  la  vieillesse,  le  malheureux  bûcheron  tféjf 
travaille  pas  moins  avec  cette  résignation  qui  est  le  trait  caractériîk 
tique  des  paysans  de  la  Russie.  Antone  n'est  pas  seul  :  à  cinquaoff 
pas  de  lui,  un  enfant  à  demi  nu  grimpe  péniblement  à  un  viei^ 
sapin  dont  la  cime  est  couronnée  par  des  nids  de  corbeaux.  Pm? 
près,  à  l'entrée  du  fourré,  un  telega  (chariot),  attelé  d'un  petit  cl#r 
val  bai-brun  assez  vigoureux,  attend  le  chargement  qu' Antone  d(d^ 
ramener  au  village. 

Telle  est  donc  la  scène,  et  dans  ces  premiers  détails  du  tableau! 
règne  une  tristesse  qui  est  en  harmonie  avec  l'action  où  va  figurerl 
serf  souffre-douleur.  Les  feuilles  mortes  couvrent  le  sol  et  tourb 
lonnent  sur  l'eau  verdâlre  des  mares  que  les  pluies  d'automne  onlf^ 
creusées  çà  et  là  au  milieu  des  bi*uyères.  Le  silence  est  profond.  I4; 
paysan  jette  un  coup  d'œil  sur  l'enfant,  qui  est  son  neveu;  il  Tapj 
pelle  d'une  voix  éteinte  et  rauque.  L'enfant  est  toujours  au  bai|^ 
du  sapin;  loin  d'obéir,  il  se  met  à  grimper  de  plus  belle.  Enfin  sojL 
oncle  lui  promet  de  le  laisser  monter  à  cheval,  et  Vaniouchka  (c'est 
le  nom  du  jeune  paysan)  descend  de  l'arbre  avec  la  rapidité  d'an:' 
écureuil.  On  reprend  la  route  du  village  de  Troskino,  et  on  arrhê' 
bientôt  à  Xisha  d'Antone.  \ 

«  Cette  isha  était  située  au  bout  du  village,  et  se  faisait  remarquer  ptf^ 
sa  vétusté.  Comme  les  poutres  dont  elle  se  composait  étaient  presque  eB*ï 
tièrement  pourries  du  côté  qui  donnait  sur  les  prés,  elle  était  fortemeol. 
inclinée  dans  cette  direction.  Le  toit  de  paille  qui  la  couvrait  penchait  eft- 
avant;  elle  n'avait  point  de  cheminée;  un  pot  de  terre,  dont  le  fond  avait  éti^ 
troué,  en  tenait  lieu.  L'unique  fenêtre  qui  Téclairait  était  encadrée  d'uDi 
bande  de  terre  glaise  et  bouchée  par  un  paquet  de  haillons.  Enûn  des  sup^' 
ports  de  bois  la  soutenaient  de  tous  cô:és;  on  eût  dit  ua  vieillard  qui  s'ap*- 
puyait  sur  des  bi^quilles.  La  vue  de  cette  pauvre  demeure  inspirait  une  pnh= 
fonde  tristesse;  il  n'y  avait  pas  jusqu'au  voisin,  le  vieux  Stépane  Bitchougi|v 
qui  tenait  fort  peu  cependant  aux  choses  de  ce  moude^  dont  le  cœur  ne  8B 
serrât  toutes  les  fols  qu'il  portait  les  yeux  de  ce  côté. 

a  Quoi  qu'il  en  soit,  Antone  et  son  neveu  avaient  hâté  le  pas,  et  à  mesure 
qu'ils  approchaient,  leurs  ûgures  s'épanouissaient.  Le  petit  Vaniouchka 
s'écria  même  plusieurs  fois  dans  l'excès  de  son  bonheur  :  —  Oncle  AntoiWi 
nous  voici  arrivés  !  vois-tu,  oncle,  la  maison  là-bas  !  elle  est  là  ! 


LE   BOM AN    DE    MŒURS   POPULAIRES   EN   RUSSIE.  266 

t  lorsqu'ils  entrèrent  dans  la  cour,  une  petite  fille  de  six  ans  environ  vint 
à  leur  reaconlre;  elle  se  mit  à  courir  en  criant  et  en  battant  des  mains  autour 
du/''<j»,  cl  finit  par  s'accrocher  à  la  touhvpe  (1)  d'Antone.  Celui-ci  la  prit 
dans  ses  bras,  lui  montra  la  charrette  du  doigt,  tira  de  son  sein,  en  souriant 
avec  malice,  un  petit  rameau  et  le  lui  donna;  puis  il  la  caressa  de  nouveau 
et  la  posa  doucement  par  terre.  L'enfant  paraissait  ivre  de  Joie. 

«  —  Allons,  Vania,  cria-t-il  au  garçon,  tu  dois  en  avoir  assez,  descends  et 
rentre  avec  ta  sœur  dans  Vuba;  allez  vous  coucher  sur  le  four.  Mais  vous 
devez  avoir  faim? 

•  —  Oncle  Antone,  mon  tourtereau,  mon  trésor,  laisse-moi  dételer  le  che- 
Tal;  je  mangerai  ensuite. 

•  —  Tu  es  gelé,  comment  pourrais-tu  t'en  tirer?  tes  mains  sont  toutes  raides. 
t  — Oncle  Antone,  mon  tourtereau,  reprit  Vania,  je  l'en  supplie!  Toi, 

petite,  rentre;  tu  as  froid...  je  vais  venir. 

•  Le  paysan  céda  à  ces  instances,  et  quelques  momens  apr^s  ils  entrèrent 
tous  trois  dans  Vlsba.  La  femme  d'Antone  n'était  pas  seule,  et  le  personnage 
pétait  sur  le  banc,  à  quelques  pas  d'elle,  parut  faire  sur  Antone  une  im- 
liression  assez  désagréable.  C'était  une  vieille  femme  dont  tout  l'extérieur 
annonçait  la  plus  profonde  misère.  Un  teint  jaunâtre,  un  nez  pointu,  des 
jeax  gris  enfoncés,  mais  perçans,  lui  donnaient  l'apparence  d'une  baba- 
ioga  (2),  ou  pour  le  moins  d'une  sorcière  de  village.  » 

Entre  cette  viei'le  mégère  et  Antone  Gorémyka  s'engage  une  con- 
Tersation  où  l'auteur  introduit  habilement  toutes  les  formules  hypo- 
crites des  roendians  russes.  Antone  rapporte  à  la  vieille  femme  les 
broils  qui  courent  sur  elle.  On  assure  qu  elle  a  mis  de  l'argent  de 
côté.  La  vieille  s'en  défend  avec  force  et  crie  misère  :  elle  n'a  point 
de  gîte,  et  son  fils  a  été  fait  soldat;  elle  est  seule  au  monde.  Tout 
en  parlant  ainsi,  elle  prend  adroitement  quelques  renseignemens  sur 
les  paysans  riches  du  village,  et  Antone  lui  répond  sans  méfiance. 
Peu  à  peu  il  parait  même  se  laisser  aller  à  causer  amicalement.  Il  fait 
asseoir  la  mendiante  à  ses  côtés  et  lui  oiïre  de  partager  son  repas. 

•  —  Varvara,  que  fais-tu  là  dans  ton  coin?  Sers-nous  à  dîner;  je  meurs  de 
taim,  les  eufans  aussi  probablement,  et  la  vieille  mangera  bien  un  morceau 
avec  nous. 

•  —  Que  veux-tu  que  je  te  donne  Antonouchka  (3)?  Nous  n'avons  rien. 
«  —  Je  croyais  qu'il  restait  des  oignons. 

c  —  Non,  il  n'y  en  a  plus,  les  enfans  les  ont  mangés  ce  matin.  »  Et  la 
I^avre  femme  poussa  un  profond  soupir. 

i  —  Allons!  donne-nous  du  pain  et  du  kvas  (4),  et  ne  sois  donc  pas  triste 
comme  cela. 

C)  Tunique  de  poau  de  mouton. 

f%  Divinité  malfaisante  dont  le  nom  revient  souvent  dans  les  anciens  contes  popu- 
Uires. 
(3)  Diminutif  d'Antone. 
(<)  BoiMon  ordinaire  des  paysans  russes  :  elle  est  faite  de  farine  de  seigle  et  de  drèclie. 


^66  RETTJE   DES  DKTTX  MONDES. 

«  Varvara^seleva,  prit  tin  pot  qui  était  stir  la  planche,  y  versa  du  koas, 
tira  du  tiroir  de  la  table  le  reste  du  pain  noir,  une  salière  ébréchéc,  un  coo- 
teau,  et  posa  le  tout  en  silence  devant  son  mari.  Cela  fait,  eHe  alla  s'asseoir 
au  fond  de  la  chambre,  les  bras  croisés,  et  se  mit  à  regarder  Antone  dHm 
air  attentif.  Les  deux  en  feins,  qui  s'étaient  blottis  sur  le  four.  Tinrent  pren- 
dre part  à  ce  triste  régal;  la  vieille  avait  déjà  mangé  avec  Yarvara.  Antone 
reprit  la  conversation. 

«  —  Eh!  la  mère,  —  dit-il  à  la  vieille,  tout  en  caressant  la  petite  fîUe  qfà 
s'était  cramponnée  à  son  cou,  —  j'espère  que  voilà  des  enfans  gâtés!  mai»  Il 
le  faut  bien;  ils  ne  reverront  plus  leur  père  sans  doute  et  n'auront  après 
moi  que  misère... 

«  —  Ainsi,  lui  répondit  assez  brusquement  la  vieille,  ton  frère  Yermolal 
ne  t'a  plus  donné  le  moindre  signe  de  vie? 

a  —  Non,  depuis  qu'il  a  été  fait  soldat,  ni  lui,  ni  sa  femme  ne  m'ont  donné 
de  leurs  nouvelles.  Nous  en  avons  demandé  à  des  militaires  qui  se  sont  arrê- 
tés dans  le  village  l'année  dernière;  ils  nous  ont  dit  qu'ils  n'en  avaneat 
jamais  entendu  x>arler.  Ce  n'est  pas  que  nous  le  regrettions,  lui  :  c'était  «n 
IMiresseux  et  un  ivrogne  qui  vivait  à  mes  dépens;  mais  sa  femme  était  doctte 
et  travailleuse,  oui.  Au  reste  telle  était  sans  doute  la  volonté  de  Dieu. 

«  A  peine  avait-il  achevé,  qu'il  se  renversa  contre  le  mur;  puis  sa  physfo- 
nomie  douce  et  naïve  s'assombrit  peu  à  peu.  Il  était  facile  do  voir  que  tout 
sentiment  de  bonheur  s'était  éteint  dans  son  cœur,  mais  11  semblait- oraindre 
de  manifester  cet  abattement  devant  sa  femme,  car  il  la  regardait  de  temps 
en  temps  à  la- dérobée.  Il  se  redressa  bientôt  et  continua  en  ces  termes  : 

«  —  11  y  avait  un  temps,  vieille  mère,  où  je  ne  vivais  pas  plus  mal  qu'un 
autre  :ma  réserve  était  pleine  et  mon  champ  me  donnait  de  bonnes  récoltes; 
j'avais  trois  vaches  dans  mon  étable  et  deux  chevaux.  Maintenantme  voilà 
trop  heureux  d'avoir  à  manger  une  croûte  de  pain,  et  si  j'ai  quelque  chose 
de  mieuK,  c'est  lorsqu'il  y  a  un  mort  dans  le  village;  je  le  veille  en  lisant  des 
psaumes,  et  cela  me  vaut  toujours  un.  grivennik({)  ou  deux... 

a  Aais  ici  il  jeta  les  yeux  sur  Varvara;  elle  s'était  caché  la  figure  avee  lès 
mains  et  pleurait.  Antone  se  troubla.  —  Oui,  la  vieille,  dit-il  en  élevant  la 
voix,  c'est  comme  ça,  et  cependant  moi  et  ma  femme  nous  supportons 
notre  sort  avec  courage,  nous  ne  le  reprochons  pas  au  ciel,  — et  toi,  tu  te 
plains  tou,iour8!  C'est  un  crimp,  car  enfin  telle  est  la  volonté  de  Dieu  :  la  Tle 
est  amère  pour  nous  autres  paysans,  mais  il  faut  s'y  résigner... 

«  Varvara  se  leva  vivement,  ouvrit  la  porte  et  disparut.  A  peine  fut-elle 
sortie,  qu'Antone  reprit  en  baissant  la  voix  :  —  C'est  elle  qui  me  tourmente 
le  plus;  elle  ne  sait  pas  supporter  cela!  Mais  je  vais  m'ouvrir  à  toi  mainte- 
nant. Ah  !  va,  nous  sommes  perdus,  nous  et  ces  enfans!  perdus  sans  retour. 
Ge  morceau  de  pain  que  voilà,  eh  bien  !  c'est  amer  à  dire,  mais  il  n'est  pas  à 
nous;  je  l'ai  emprunté  au  voisin  Stegnéi.  Trop  heureux  qu'il  me  Tait  donné! 

a  —  Et  tout  ça  vient  sans  doute  de  l'intendant?  dit  la  vieille.  Vous  lui 
déplaisez  sans  doute. 

a  —  Si  ce  n'était  que  cela,  reprît  Antone,  le  mal  ne  serait  pas  si  grand.  Qui 
est-ce  qui  lui  plaît?  £t  cependant  ils  vivent  tous  tant  bien  que  maL  Maiail  7 

(1)  Pièce  d^  dix  kopeks  argent. 


LE  BOMAN    JX&  «ORJRB  KOPeLAIRES  £19   RUSSIE.  267 

ato^mp»  (pie le  misérable  a  joré  de  me  perdre,  de  me  chasser  d'ici-bas, 

et«is-tii  pourqacû  1  lia  jour,  il  y  a  quaUe  ans  de  cela,  les  paysans,  fatigués 

h  monstre,  se  <fêciâBQl  à  le  dénoncer  aux  jeunes  maîtres  qui  vivent  à 
fêtersbour^.  Comme  je  sais  écrire,  on  me  charge  de  faire  la  lettre,  et  elle  est 
envoyée.  Malheureusement  il  a  des  amis  là-bas,  dans  les  antichambres,  et  au 
lieu  d'élre  mise  sous  les  yeux  des  maîtres,  la  lettre  lui  revient.  11  réunit  les 
paysans,  et  à  force  de  les  tourmenter,  il  apprend  d'eux  que  la  dénonciation 
I  été  écrite  par  moi.  Toilà  mon  crime.  A  partir  de  ce  moment,  il  ne  sait 
qi'inveoter  pour  me  punir.  Aprèsavoir  £ait  mon  frère  soldat,  il  m'a  accablé 
detonrées,  si  bien  que  je  n'ai  plus  eu  le  temps  de  cultiver  ma  terre;  il  me 
h  changée  pour  ime  autre  qui  ne  vaut  rien.  Je  suis  ruiné;  c'en  est  fait  de 
jbbL  Ainsi  maintenant  voici  le  moment  de  payer  Yabrok  (1).  Où  prendrai-je 
de  l'argent?  il  m'a  réduit  à  la  mendicité  et  me  menace  de  me  faire  soldat  ou 
dem'envoyer  aux  colonies  (2),  sans  pitié  pour  ma  femme.  Ahl  ai  j'étais  seul  ! 
1»  non.  Ahl  il  faut  que  je  sois  bien  coupable  devant  Dieu. 

«  Il  se  taty  car  Varvara  rentra  précipitamment,  et  lui  annonça  qu'on  frajy- 
piità  la  porte  de  lacour.  Antone  courut  à  la  fenêtre  et  demanda  :  —  Qui  est 
làt  — (hi  ne  répondait  pas.  11  répéta  sa  question.  Une  voix  argentine  se  ût 
CBtttidre,  et  ime  petite  illle  d'une  douiaine  d'années  parut  dans  Vi^ba.  A  ses 
tnilB  délicals  et  à  son  costiune,  il  était  aisé  de  vcÂr  qu'elle  n's^ppartenait  pas 
àla  dasse  des  paysans. 

«—  Qne  Teax-tu»  FatinuiudiiLa?  loi  dit  Antone  d'une  voix  émue.  Veux- tu 
des  (ioifrAi  (3)?  Tiens. 

«  —  Non,  merci,  oncle  Antone,  répondit  la  petite  encore  toute  haletante. 
Col  Nlkita  Fédorovitch  qui  te  demande  tout  de  suite. 

«  A  cette  nouvelle,  Varvara  se  mit  à  fondre  en  larmes,  et  Antone  lui- 
méaie  pamt  comme  atterré.  —  Allons!  s'écria- t-il,  le  jour  de  malheur  est 
aoivé;  c'est  sans  doute  pour  la  redevance.  Varvara,  tais-toi.  Qu'y  taire?  » 

Antone  se  hâte  de  se  rendre  à  rinvitatlon  de  Thomme  impitoyable 
qiî  dispose  deaa  vie.  Il  Taborde  en  tremblant  Uiniendant  réclame  le 
{Meoieot  de  la  redevance.  «  Écriyez  aui[  maîtres,  répood  Antone  avec 
calme.  Je  sabirai  le  châtiment  qu'on  m'imposera,  rnai^  il  m'est  im- 
possible de  payer.  »  L'intendant  se  souvient  alors  qu'il  reste  à  An- 
tone un  cheval  en  vie.  Qu'Antone  vende  ce  cheval,  et  le  paiement  est 
issuré.  C'est  en  vain  qu' Antone  le  supplie  au  nom  de  sa  femme  et  de 
ses  deux  enfans  adoptifs  de  lui  laisser  ce  vieux  compagnon  de  travail. 
—C'est  demain  jour  de  foire  àla  ville,  répond  l'intendant  :  va  vendre 
tOD  cheval,  et  qu'aprèâ-<lemain  l'argent  soit  au  complet. 

Cet  ordre  va  décider  de  la  destinée  d' Antone.  Le  lendemain  il  part^ 

(1)  Redevance  pécuniaire. 

(?)  Les  seigneurs  et  les  communes  libres  ont  le  droit  d'envoyer  un  paysan  en  Sibérie, 
hnqvli  est  prouvé  que  c'est  un  maoïTais  sujet  incorrigible.  Ce  sont  ordinairement  des 
tenes  impropies  aa^rriee  mUitaire  que  Vsm  expédie  ainsi;  on  Les  dirige  aar  les  oih 
lunin. 

(3j  Bonkttes  de  pain  trempées  dans  du  kvaz. 


268  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

il  emmène  son  cheval  à  la  ville  voisine  :  triste  voyage,  animé  tonta^ 
fois  par  quelques  rencontres  qui  fournissent  à  M.  Grigorovitch  Focciii 
slon  de  mettre  en  relief  certains  traits  curieux  de  la  vie  du  serf  et  df 
paysan  libre  en  Russie.  Le  contraste  de  la  bonne  humeur  du  paystti 
libre  et  de  la  tristess3  résignée  du  serf  est  vivement  rendu,  par  exeohii 
pie,  dans  la  scène  que  nous  allons  citer. 

«  Comme  Antone  s'avançait,  il  entendit  retentir  devant  lui  un  refintiH 
joyeux,  et  bientôt  après  il  aperçut,  au  détour  de  la  route,  deux  jeunes  g«|| 
qui  marchaient  d'un  pas  dégagé  dans  la  môme  direction  que  lui.  L'un  d'e 
celui  qui  paraissait  le  plus  âgé,  avait  les  cheveux  et  les  yeux  noirs  con 
jais;  l'autre  était  blond,  et  sa  barbe  était  naissante.  Ils  portaient  des  tuniq 
courtes  eu  peau  de  mouton  et  encore  couvertes  de  craie  (1),  des  casqueM^I 
de  bourgeois  à  visière,  ornées  sur  le  devant  d'une  plume  de  paon.  Chacw 
d'eux  avait  une  paire  de  bottes  neuves  qui  lui  ballottait  sur  le  dos.  Eolii 
l'un  et  l'autre  avaient  à  la  bouche  une  petite  pipe  avec  une  garniture  dl1 
cuivre.  *^ 

«  A  peine  Antone  les  eut-il  atteints,  qu'ils  s'arrêtèrent,  et  l'aîné  à'&M 
eux  lui  cria  en  montrant  une  rangée  de  dents  blanches  comme  des  perieiT^ 
—  Bonjour,  frère  paysan,  veux-tu  nous  prendre  en  croupe?  —  Après  qiiA4 
ques  plaisanteries  sur  sa  monture,  plaisanteries  auxquelles  Antone  répôodÉ 
aussi  gaiement  qu'il  put^  le  plus  jeune  des  deux,  Matiouchka,  prit  la  panV 
à  son  tour  :  •'i 

«  —  De  quel  endroit  Dieu  t'amène-t-il,  homme  du  Christ?  >•* 

«  —  Nous  sommes  du  village  de  Troskino,  répondit  Antone  en  soupintftf 
et  vous?  -1 

«  —  Nous?  du  village  de  Doubînovka,  près  du  bourg  de  RhvorostinovlM 
commune  de  Kalotilovka  (2),  répondit  sérieusement  le  jeune  gars  à  la  baflj 
noire. 

«  —  Ah!  diables  que  vous  êtes!  dit  Antone.  Mais  quel  est  votre  métier?-^ 

«  —  Tu  veux  le  savoir?  Arrivés  dans  un  village,  nous  frappons  à  graw 
coups  de  gourdin  à  une  fenêtre.  —  Eh!  vous  toutes,  disons-nous,  feauM^I 
jeunes  ûlles  et  maîtresses  de  logis,  avez-vous  de  l'ouvrage  à  nous  doniM^ 
Si  vous  en  manquez,  servez-nous  au  moins  de  la  braga  (3);  nous  sonuoes^^ 
bons  vivans.  . , 

«  —  Vous  êtes  sans  doute  tailleurs?  ., 

<c  —  Oui,  et  de  fameux  lurons!  Allons,  Seneka,  cria  le  jeune  paysan  à  soi 
camarade,  tu  es  donc  endormi;  entonnons  quelque  chose. 

«  Ils  se  mirent  à  chanter.  Antone  les  écouta  en  silence. 

«  —  Combien  payez- vous  d'abrok?  leur  demanda-t-il  d'un  air  soudM 
dès  qu'ils  eurent  cessé. 

«  —  Pas  un  kopeck,  lui  répondit  l'un  d'entre  eux. 

«  —  Comment  cela? 

(1)  Toates  les  toalonpes  sont  blanchies  avec  de  la  craie,  lorsqu'on  les  met  en  vente, 
(i)  Ces  trois  mots  sont  dérivés  dés  suivans  :  douUina,  massue,  khvorott,  fagot,  Jbcli 
tilo^  battoir. 
(3)  Boisson  faite  d'orge  et  de  mUlct. 


U  ROMAN    DE    MOEURS   POPULAIRES   EN  RUSSIE.  269 

•  —  Mais  oui,  frère,  nous  sommes  libres,  nous  vivons  sans  souci  et  sans 
maffres.  —  Et  ils  se  mirent  à  chanter  de  plus  belle.  Les  voyageurs  avaient 
atteint  un  monticule  au  sommet  duquel  était  un  cabaret,  et  ils  s'arrêtèrent. 

•  —  Allons,  crièrent  les  tailleurs  à  Antone,  descends,  il  faut  nous  rafraî- 
chir le  cœur;  voici  justement  une  apothicaire  rie  de  l'état  (1). 

•  —  Non,  merci,  frères;  vrai,  je  vous  remercie,  répondit-il  en  détournant 
les  yeux  et  en  se  grattant  la  nuque. 

«—Ah!  ne  fais  donc  pas  le  dégoûté;  allons  boire  ensemble  à  noire  ren- 
contre? 

«  —  Je  n'ai  pas  le  temps,  je  ne  suis  pas  comme  vous,  moi.  D'ailleurs  je 
n'ai  pas  d'argent. 

«—Le  beau  malheur!  tu  laisseras  quelque  chose  en  gage,  et  tu  le  prendras 
en  repassant. 

«Antone  était  sur  le  point  de  succomber;  mais  après  quelques  instans  de 
hilte,  il  reprit  avec  force  :  —  Non,  avec  l'aide  de  Dieu,  je  n'entrerai  pas. 

«  —  Tu  ne  bois  donc  pas? 

«—Si  fait,  mais  je  n'irai  pas.  —  Et  fouettant  son  cheval^  il  s'éloigna  ra- 
pidement. » 

Comment  Antone  arrive  à  la  ville,  comment  il  hésite  à  se  séparer 
de  son  cheval  malgré  les  marchés  favorables  qu'on  lui  offre,  com- 
ment il  est  introduit  par  un  compagnon  officieux  dans  une  auberge 
où  on  doit  le  loger  à  crédit,  ce  sont  des  incidens  trop  complaisam- 
ment  développés  peut-être  par  M.  Grigorovitch.  Entrons  tout  de 
suite  dans  l'auberge  où  doit  séjourner  Antone.  Le  pauvre  serf,  une 
fois  installé  dans  ce  triste  gîte,  y  est  victime  de  la  confiance  qu'il 
$'est  trop  hâté  d'accorder  à  son  complaisant  introducteur.  L'hôte, 
dont  cet  homme  est  le  complice,  accueille  sans  difficulté  le  paysan 
tauffre-doulenr;  échauffé  par  quelques  libations  d'eau-de-vie,  ce- 
lui-ci ne  tarde  pas  à  s'endormir.  La  nuit  s'écoule;  mais  à  peine  le 
jour  commence-t-il  à  poindre,  que  des  gémissemens  réveillent  en 
sursaut  tous  les  dormeurs.  C'est  Antone  qui  pousse  ces  cris;  il  est 
dans  le  plus  profond  désespoir,  il  s'arrache  les  cheveux  et  se  tord 
les  bras.  On  l'entoure,  et  il  entraîne  tous  les  spectateurs  au  fond 
de  la  cour,  à  la  place  où  il  avait  attaché  son  clieval;  elle  est  vide. 
Qui  peut  avoir  commis  ce  vol?  L'hôte  est  interpellé  avec  vivacité 
par  tous  les  assistans,  que  la  douleur  d'Antone  fait  sortir  de  leur 
calme  habituel.  L'aubergiste  paraît  d'abord  un  peu  décontenancé 
par  ces  vociférations  :  il  essaie  néanmoins  de  se  justifier,  et  donne  à 
entendre  que  le  paysan  dont  Antone  était  accompagné,  et  qui  a  dis- 
paru, peut  bien  avoir  fait  le  coup;  mais  il  ne  le  connaît  pas.  —  «Que 
faire?  s'écrie  Antone;  je  suis  perdu,  ruiné  sans  retour,  moi,  ma 
femme  et  nos  pauvres  orphelins.  L'intendant  va  me  dévorer.  — Cours 

(l)  C'est  ainsi  qne  les  hommes  du  peuple  d'signeat  quelquefois  iroaiquement  les  ca- 
^^^ej  riisoa  de  la  protection  qne  leur  accorde  le  gouvememeut. 


27ft  SE¥UB   DBS  DEUX  JIONDBS. 

au  tribunal,  lui  dit  un  des  assistans,  déposes-y  ta  plainte.  —  Mais  je 
n'ai  pas  d'argent!  —  Âb!  tu  n'as  pas  d'argent!  s'écrie  aussitôt  l'au- 
bergiste changeant  de  ton.  Coquin  qne  tu  es!  tu  viens  boire  et  maii* 
ger  chez  d'honnêtes  gens  sans  avoir  de  quoi  les  payer?  »  A  ces  mots, 
l'auditoire  populaire  n'ose  plus  prendre  la  défense  d'Antone;  OB 
commence  à  se  demander  qui  il  est,  d'où  il  vient;  personne  ne  peut 
le  dire.  L'hôte  triomphe,  il  exige  qu'Antone  se  dépouille  de  sa  tou* 
loupe  et  la  lui  donne  en  gage.  Le  pauvre  Antone  reste  en  chemise  au 
milieu  de  la  cour.  11  commence  à  pleuvoir;  Antone  ne  sent  rien,  et 
comme  il  continue  à  se  tourmenter,  quelques  bonnes  âmes,  qui  per- 
sistent à  s'mtéresser  à  son  sort»  rengagent  à  aller  lui-même  à  la  re- 
charche  de  son  cheval.  Mais  où  aller?  Les  uns  lui  indiquent  un  vil- 
lage mal  famé  à  vingt  verstes  de  là,  d'autres  l'envoient  d'uD  côté 
tout  opposé;  personne  n'est  d'accord.  Il  finit  par  se  mettre  en  roule 
au  hasard.  A  peine  est-il  parti,  que  tous  les  donneurs  d'avis  s' ac- 
cordent à  dire  qu'il  va  courir  en  pure  perte,  et  que,  puisqu'il  n'a  pas 
d'argent,  il  ne  saurait  rentrer  en  possession  de  son  cheval  dans  te 
cas  où  il  le  retrouverait.  Après  avoir  ainsi  sagement  devisé^  ils  ren- 
trent dans  Y  isba,  car  la  pluie  redouble. 

Quel  sera  le  dénoûment  de  cette  sombre  histoire?  Antone,  pousaé 
au  désespoir,  deviendra  le  complice  de  son  frère  Yermolaï,  un  déser- 
teur vagabond  qui,  avec  le  fils  de  la  vieille  sorcière  déjà  entreme 
au  début  du  récit,  court  le  pays  pour  dévaliser  les  voyageurs.  Le  serf 
se  transformera  donc  en  voleur;  celte  vie  commencée  dans  le  travail 
s'achèvera  dans  l'ignominie,  et  l'inhumanité  d'un  intendant  cupide 
aura  été  la  cause  de  cette  transformation. 

Une  semaine  s'est  écoulée  depuis  cette  aventure.  Les  voleurs  ont 
été  surpris,  Antone  a  été  arrêté  avec  eux.  On  les  condamne  à  finir 
leurs  jours  en  prison,  et  presque  tous  les  babitans  du  village  de 
Trosk.no  sortent  des  maisons  pour  assister  au  départ  des  prison- 
niers. La  foule  est  nombreuse  et  animée;  paysans,  paysannes,  jeunes 
filles  et  enfans  de  tout  âge  entourent  deux  charrettes  attelées  cha- 
cune d'une  paire  de  chevaux  vigoureux.  Les  chaiTettes  sont  vides; 
mais  deux  hommes  d'un  âge  mûr  se  tiennent  accoudés  oontre  Tune 
d'elles;  ils  portent  des  tuniques  très  courtes  fortement  sanglées  a»- 
tour  du  corps  par  une  courroie;  des  plaques  de  cuivre  brillent  «a 
côté  droit  de  leur  poitrine;  ce  senties  sotski  (centeaiers)  du  bureau 
de  police  du  district.  Ils  causent  amicalement  l'un  et  l'autre  avec  un 
jeune  gars  auquel  est  échue  la  triste  corvée  de  conduire  les  détenus 
jusqu'à  la  prison  voisine.  A  quelques  pas  de  ce  groupe,  un  soldat 
appuyé  sur  son  fusil  tourne  le  dos  au  conducteur  du  second  (ôlega^ 
enfant  de  seize  ans  environ,  et  frise  son  épaisse  moustache  en  re- 
gardant les  paysannes.  De  l'autre  côté  du  tdejap  le  forgeron  YavUa. 


I£   BOMAN    DE  MCEVBS  POPULiKIRES  EN   RUSSIE.  971 

ftSQD  lîde  9ont  a.s3is  sur  les  essieux.  Ce  dernier  tient  un  sac  de  cuir 
foù  sort  Textréniité  d'une  pince  et  d'un  marteau;  il  se  gratte  ïa 
Boque  d'un  air  insouciant  et  regarde  le  ciel,  qui  est  couvert  de 
nuages.  Ce  sont  surtout  ces  deux  personnages  qui  attirent  Tattenlion 
de  la  foule.  Chacun  s'efforce  de  voir  les  kalodki  (l*)  de  bouleau  qui 
lom  entassés  devant  le  forgeron;  un  vieux  paysan  ne  peut  même 
(oiût  se  retenir,  il  les  pousse  du  pied. 

I— Quelles  machines!  dîl-il  en  retirant  vivement  le  pîed. 
€—  De  quoi  le  môles-lu?  lit  Vavila  d'un  ton  sévère;  est-ce  que  tu  n'en  as 
junaisvu? 

•  —  Non;  c'est  la  première  fois,  reprit-il  d'un  air  de  regret,  c'est  curieux, 
i  —  Dis  donc,  oncle  Vavila,  dit  une  paysanne,  cela  doit  être  bien  lourd.  — 

Et  elle  tendit  en  avant  son  long  cou  hâlé  par  le  soleil. 

•  —Sans  doute  que  c'est  lourd,  répondit  le  forgeron;  essaie-les.  —  Allons! 
où  te  fourres-tn?  dit  b  vieux  paysan  à  la  jeune  femme.  Veux-tu  t'en  aller, 
ou  je  le...  Et  l'ayant  repoussée,  il  fixa  de  nouveau  les  yeux  sur  l'objet  de  la 
cnriosité  générale. 

•  —  Où  les  as-tu  coupées,  oncle  Vavila?  Est-ce  dans  Te  bois  de  sapins?  de- 
manda une  jeune  ûlle  aux  joues  cramoisies  qui  se  tenait  derrière  une  vieille 
femme  couverte  de  rides. 

f  —  Qu'est-ce  que  cela  te  fait? 

«  —  Ah!  notre  Antone  aura  à  quoi  penser  maiiitenant,  dît  un  des  specta- 
tenrs  :  voilà  pour  ses  vieux  jours  une  paire  de  bottes  qui  a  de  fameux  revers. 

t  —  Et  illes  a  méritées,  le  brigand  !  Pourquoi  s'est-il  chargé  la  conscience 
lun  pareil  crime?  Dévaliser  un  homme,  quelle  bagatelle! 

•  —  Oui,  frère,  ajouta  un  aulre;  qui  l'en  aurait  cru  capable?  Personne  ne 
pouvait  deviner  qui  volait  dans  le  village...  11  paraît  que  c'étaient  eux,  et 
qa' Antone  était  chargé  d'indiquer  les  vols  à  commettre.  Élais-tu  là,  tante 
Fédûcia,  lorsqu'on  a  amené  la  vieille  mendiante? 

i  —  Non,  je  n'y  étais  malheureusement  pas;  on  dit  qu'elle  est  la  mèce 
de  l'un  des  malheureux. 

t  ~  Oui;  maie  elle  est  si  méchante,  que  lorsqu'on  a  voulu  la  lier,  elle  a 
fûlll  mordre  Trifone  à  la  main.  La  vieille  diablesse!  elle  qui  paraissait  31 
douce,  si  tranquille!  Chacun  lui  donnait  quelque  chose. 

•  Les  conversations  continuèrent  ainsi  pendant  quelque  temps;  mais  tout 
icoup  le  bruit  augmenta,  et  une  voix  cria  :  — On  les  amène,  les  voici. 

«  Le  cortège  que  l'on  attendait  si  impatiemment  parut  en  effet  à  l'extré- 
inté  du  village;  l'intendant  marchait  en  tète  d'un  air  affairé;  il  était  entouré 
étsotskietde  starosta.  La  haie  était  formée  par  des  soldats  en  teiyie  d'es- 
torte.  Antone  marchait  le  dernier,  et  entre  lui  et  la  foule,  qui  suivait  en 
ékoce,  venait  Varvara  se  traînant  avec  peine;  Vaniouchka  et  sa  petite  sœur 
iUieut  pr^  d'elle,  et  poussaient  des  gémissemens  qui  résonnaient  d'un 
ioaldu  village  à  l'autre.  Quelques  groupes  d'enfans  couraient  sur  les.  côtés. 

•  — Allez- vous-en,  cria  avec  force  l'intendant  en  repoussant  la  foule. 

n  Entraves  âb  l>ois  que  Von  fixe  aux  jambes  des  prisonmers. 


272  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Qu'es(-ce  que  vous  faites  là?  A'ions,  dit-il  au  forgeron,  l^vc-toî  et  mets-leur 
les  kalétdki.  Et  vous,  ajouta-t-il  en  s'adressant  d'un  air  souriant  aux  sot.^lU 
et  aux  soldats,  faites  bien  attention.  —  Cela  dit,  il  se  retira  de  quelques  pas. 
Le  forgeron  entra  immédiatement  en  besogne. 

«  La  foule  devint  morne  et  attentive;  les  coups  de  marteau  retentissaient 
au  loin. 

o  — Eh!  frère  Vavila!  lui  dit  hardiment  Yermolaï  lorsqu'il  avança  le 
pied,  qui  aurait  dit  que  nous  nous  reverrions  un  jour  pour  cela?  Te  rap- 
pelles-tu le  temps  où  nous  buvions  ensemble?  Ah!  tu  étais  alors  un  fameux 
luron. 

a  — Monte,  misérable!  lui  cria  l'intendant;  attends  un  peu,  et  on  t'ap- 
prendra à  rire. 

0  Les  sot^kî  aidèrent  Yermolaï  à  monter  dans  un  des  telega  où  étalent 
déjà  la  vieille  mendiante  et  son  ÛIs. 

«  Quand  il  s'agit  de  faire  subir  la  même  opération  à  Antone,  le  forgeron 
lui  dit  de  s'asseoir  sur  l'essieu  du  telega.  Au  premier  coup  qu'il  frappa,  une 
sourde  rumeur  s'éleva  dans  la  foule,  et  Varvara  vint  se  jeter  aux  pieds  de 
son  mari;  les  paysans  y  poussèrent  aussi  les  deux  enfans. 

«  —  Oh!  père,  s'écria  Varvara  dans  son  désespoir,  ne  nous  quitte  pas!  ne 
te  laisse  pas  emmener  !  Qu'allonsnous  devenir? 

«  —  Eh  !  frères,  s'écria  Yermolaï  en  couvrant  la  voix  de  Varvara,  ne  man- 
quez pas,  au  nom  de  notre  ancienne  amitié,  de  proléger  mes  pauvres  enfans. 
Ils  ne  sont  pas  coupables...  Eh!  vous,  les  ûlles,  mes  tourterelles  en  jupons, 
mes  petites  pies  au  blanc  corsage,  ajouta-t-il  en  faisant  signe  aux  jeunes 
paysannes  qui  étaient  dans  la  foule,  ayez  bien  soin  des  pauvres  orphelins. 

«  En  ce  moment,  les  yeux  d'Antone,  qui  jusqu'alors  était  resté  complète- 
ment impassibles,  se  mouillèrent  de  larmes,  et  il  releva  lentement  la  tète. 
Son  voisin  Bitchouga  s'approcha  de  lui. 

«  —  Eh  !  frère  Antone,  lui  dit-il  tristement,  tu  avais  là  un  vilain  com- 
merce; çi  me  fait  de  la  peine,  vrai. 

«  —  Que  veux-tu!  répondit  tristement  Antone,  j'étais  né  sans  doute  pour 
le  malheur.  Il  faut  savoir  s'y  résigner;  mais  les  enfans  me  chagrinent.  An 
reste  j'ai  eu  lort,  je  me  suis  fourré  parmi  des  voleurs  :  je  suis  coupable, 
j'aurais  dû  prévenir  l'autorité;  mais  comment  le  faire?  C'était  livrer  mon 
frère...  Maintenant  tout  est  fini.  —  il  voulait  encore  ajouter  quelques  mots, 
mais  il  fil  un  signe  de  la  main,  s'essuya  les  yeux  avec  le  pan  de  sa  iouloupe 
et  parut  complètement  résigné  à  son  malheureux  sort. 

«  —  Allons,  faites-le  monter!  cria  l'intendant  aux  sotski.  —  Varvara  se 
prosterna  devant  lui;  les  sanglots  étouffaient  sa  voix. 

«—  Tante  Varvara!  s'écria  Yermolaï,  tais-toi  donc  !  tu  n'obtiendras  rien 
de  ce  drôle- là.  Vois  comme  il  s'étale;  il  avait  juré  de  perdre  Antone  le  Jonr 
où  celui-ci  l'a  dénoncé. 

«  —  Partez  !  dit  l'intendant  d'un  air  furieux.  —  Et  le  convoi  se  mit  en 
mouvement.  La  foule  suivit  les  prisonniers  jusqu'à  la  barrière  du  village  et 
y  resta  jusqu'à  ce  qu'on  les  eût  entièrement  perdus  de  vue.  » 

Ainsi  se  termine  souvent  la  vie  d*un  serf  russe.  Remarquons  cepen- 


IX  ROMAN    DE    MOEURS  POPULAIRES  EN   RUSSIE.  273 

dant  que,  préoccupé  de  montrer  les  abus  du  servage,  M.  Grîgoro- 
TÎlch  a  un  peu  assombri  les  teintes  du  tableau.  Quoi  qu  il  en  sçit,  il 
y  a  dans  le  récit  dUAnlone  Gorémyka  assez  de  traits  exacts,  assez  de 
révélations  douloureuses  pour  que  le  défaut  de  mesure,  signalé 
dans  quelcpies  détails,  ne  détruise  ni  Tintérôt  ni  la  signification  de 
l'ensemble. 

Autour  ^Antone  Gorémyka^  on  peut  grouper  toute  la  série  des 
nouvelles  de  M.  Grigoroviich  inspirées,  comme  celle-ci,  par  cette  hor- 
reur du  servage  qui  a  dicté  de  nos  jours  aux  romanciers  russes 
quelques-uns  de  leurs  plus  éloquens  récits.  D*autres  compositions, 
plus  calmes  et  de  plus  longue  haleine,  n'ont  plus,  nous  Tavons  dit, 
ce  cachet  de  plaidoyer,  de  protestation  passionnée  :  ce  n*est  pas 
le  serf,  c'est  le  paysan  libre  qui  nous  apparaît  alors,  et  xM.  Grigoro- 
vitcb,  ennemi  du  passé  en  ce  qui  touche  le  servage,  s  en  montre  le 
défenseur,  quand  il  s'agit  de  décider  simplement  entre  les  vieilles 
mceurs  et  les  mœurs  nouvelles,  entre  la  Russie  patriarcale  et  la 
Russie  moderne,  dont  le  contraste  n'est  pas  moins  saisissant  dans 
les  campagnes  que  dans  les  villes.  Que  l'on  en  juge  par  cette  cu- 
rieuse histoire  des  Pécheurs,  type  des  derniers  romans  de  M.  Grigo- 
ro\itcb,  comme  Antone  Gorémyka  est  le  type  de  ses  premières  nou- 
velles. Nous  n'avons  plus  ici  à  nous  attendrir,  à  nous  indigner  :  nous 
avons  devant  nous  des  paysans  libres;  seulement  l'ancien  paysan  est 
opposé  au  nouveau,  le  culte  du  passé  au  goût  des  changemens,  et 
c'est  de  la  lutte  de  dei^x  tendances  contraires  que  naît  l'intérêt. 

L'histoire  A*Anfone  Gorémyka  s'ouvrait  par  une  description  qui 
était  en  harmonie  parfaite  avec  le  sujet  du  récit.  C'était  au  milieu 
d* une  nature  désolée,  à  la  fin  d'une  sombre  journée  d'automne,  que 
DOQS  rencontrions  le  serf  souffre-douleur.  Dans  les  Pêcheurs^  le 
paysage,  calms  et  grave,  est  d'accord  aussi  avec  les  incidens  qu'il 
doit  encadrer.  Transportons-nous  dans  le  gouvernement  de  Toula, 
près  d'un  gros  bourg  nommé  Komarévo;  dirigeons-nous  vers  cette 
rivière  de  l'Oka  que  borde  une  longue  rangée  de  collines,  descen- 
dons-en les  bords  jusqu'à  l'endroit  où  un  ravin  profond  se  creuse 
00  passage  entre  ces  hauteurs  couvertes  de  sapins.  Au  milieu  du 
ravin  s'élève  une  maison  de  paysan,  construite  en  bois,  comme  le 
soot  toutes  les  demeures  des  paysans  russes.  Derrière  la  maison 
flTt^tend  un  petit  verger  arrosé  par  un  ruisseau.  Plus  loin,  un  sentier 
mèoe  à  la  forêt.  Quelques  filets  suspendus  aux  broussailles,  un  ba- 
teau amarré  sur  le  bord  de  la  rivière,  annoncent  que  ce  lieu  est 
habité  par  une  famille  de  pêcheurs.  Tel  est  le  paysage  où  vont  se 
dérouler  les  principales  scènes  du  drame  dont  il  faut  maintenant 
passer  en  revue  les  acteurs. 
Le  chef  de  cette  petite  colonie  perdue  au  bord  de  TOka  se  nomme 
ton  H.  i* 


S7A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Gleb  Savinitch.  C*est  un  paysan  libre  du  village  de  Sasnovka;  i 
abandonne  les  champs  qui  lui  reviennent  comme  membre  de  1 
commune  pour  avoir  le  droit  de  jyêcher  sur  ce  point  de  la  riyièn 
S'est-il  enrichi  à  ce  pénible  métier?  Il  serait  difficile  de  le  titre,  H 
paysan  russe,  quels  que  soient  ses  profits,  ne  modifie  nullemel 
sa  manière  de  vivre;  il  continue  à  habiter  son  isba  enfumée,  k  pofH 
le  même  kaftane  (1);  sa  femme  et  ses  enfans  marchent  tonjovi 
pieds  nus.  11  serait  possible  cependant  qu3  Gleb  eût  de  Fargeot  m 
caisse.  C'est  maintenant  un  homme  d'une  soixantaine  d'annéeq 
encore  plein  de  vigueur  et  d'entrain.  Quoique  d'un  caractère  m 
dent,  Gleb  est  presque  toujours  maître  de  lui-même;  mais  \ot^ 
qu'il  est  poussé  à  bout,  ses  yeux  s'animent,  il  élève  la  voix,  ethi 
plus  blessans  sarcasmes  s  échappent  de  ses  lèvres.  Anna,  safemo^ 
est  une  petite  vieille  très  alerte  et  occupée  du  matin  au  soir  à  fiÉl 
marcher  son  ménage.  La  pauvre  Anna  est  d'ailleurs  aussi  bomie  ifk 
résignée,  et  tout  despote  qu'il  est,  Gleb  apprécie  les  qualités  del| 
compagne.  Jamais  il  ne  s'est  permis  de  lever  la  main  sur  elle;  mil 
il  la  rudoie  sans  pitié  lorsqu'elle  se  hasarde  à  lui  donner  un  avis,  # 
conseil,  avec  cette  abondance  de  paroles  que  l'on  reproche  généffr 
lement  aux  femmes;  tout  ce  que  Gleb  exige  d'elle,  c'est  que  % 
maison  soit  en  ordre. 

Le  laborieux  pêcheur  a  trois  fils.  Le  plus  jeune  d'entre  ein,  !!► 
Dia,  est  un  charmant  blondin  de  huit  ans,  d'un  caractère  domll 
mélancolique;  le  second,  Vassili,  ne  le  cède  point  à  son  frère  potf 
la  douceur,  mais  il  est  beaucoup  plus  vif;  quoiqu'il  ait  douze  ans) 
peine,  c'est  déjà  un  solide  gaillard  aux  larges  épaules,  aux  nudll 
nerveuses,  et  un  travailleur  infatigable.  Quant  à  Petre,  l'aîné  desci» 
fans  de  Gleb,  il  a  vingt-quatre  ans  et  ne  ressemble  en  rien  à  ses  doÇ 
frères.  Il  est  d'une  taille  gigantesque,  et  pourtant  ses  membres  grttK 
et  sa  poitrine  étroite  annoncent  un  pauvre  ouvrier;  sa  figure  basaiil 
exprime  une  énergie  sauvage,  et  il  a  dans  le  regard  quelque  ctaMP 
de  sinistre.  Quoique  marié  depuis  un  an,  il  continue,  suivant  l'usili 
des  paysans  russes,  à  demeurer  avec  sa  jeune  femme  et  son  entlÉ 
dans  la  maison  paternelle;  mais  il  supporte  assez  impatiemmeatl 
joug  que  Gleb  impose  à  tous  les  membres  de  sa  famille.  11  lui  tjdl 
d'aller  exercer  son  métier  dans  un  riche  village  qui  se  trouve  ^  <1^ 
cents  ventes  de  Yisba  paternelle,  et  où  on  lui  a  dit  qu'il  gagHMl 
sa  vie  sans  grandes  fatigues.  11  a  déjà  laissé  entrevoir  cette  intenM 
à  son  père;  celui-ci  ne  veut  pas  en  entendre  parler;  il  ne  saurait  iN 
passer  des  services  de  Petre,  et  ne  veut  point  louer  un  ouvrierpoi 
le  remplacer.  Bien  des  années  se  seraient  écoulées  avant  que  Cd*St 

(1)  Taaiqae  de  drap. 


LE   BOMA.I<i    D£   IIOEUBS  POPULAIRES   EN   RUSSIE.  275 

fèrend  se  fût  arrangé  à  Tamiable,  si  une  circonstance  tout  à  fait  im- 
prévue D* était  venue  y  mettre  fin. 

On  est  à  la  fin  de  l'hiver;  une  neige  épaisse  couvre  encore  le  sol, 
loâisdéjàla  température  annonce  le  printemps.  La  vieille  Anna  est 
assise  avec  Vania  devant  le  perron  qui  donne  sur  la  cour,  et  son 
tablier  est  rempli  de  petits  gâteaux  moulés  en  forme  d^oiseaux;  elle 
ks  jette  sur  le  toit  Tua  après  Tautre,  et  sa  douce  physionomie  est 
nymoante  de  bonheur.  Au  moment  où  elle  se  livre  à  cette  occupa- 
tion, un  paysan  très  mal  vêtu,  accompagné  d'un  enfant  d'une  dizaine 
faDoées,  par^t  sur  le  sentier  de  la  forêt;  lorsqu'il  est  arrivé  à  quel- 
ques pas  d'Anna,  il  la  salue  respectueusement.  La  bonne  vieille  pousse 
vue  exclamation;  elle  vient  de  reconnaître  un  de  ses  parens  éloignés 
qu'elle  avait  perdu  de  vue  depuis  bien  des  années.  L'homme  qui 
neot  de  se  présenter  inopinément  devant  Anna  se  nomme  Akime. 
n  est  d'un  village  des  environs.  A  la  mort  de  son  père,  il  a  hérité 
l'une  isba  bien  construite,  de  plusieurs  chevaux  et  de  quelques 
pièces  de  bétail;  néanmoins,  peu  habitué  au  travail  dans  son  en- 
iaoce,  il  a  bientôt  vu  la  misère  succéder  à  sa  rustique  opulence.  Tour 
à  tour  marinier,  meunier,  berger,  il  en  est  venu  à  mener  la  vie  de 
fouvrier  nomade,  et  on  ne  l'a  vu  se  fixer  qu'une  seule  fois  chez  la 
femme  d'un  soldat,  dans  un  village  du  gouvernement  de  Toula. 
Gomment  a-t-il  pu  rester  cinq  ans  au  service  de  cette  femme,  connue 
pour  sa  dureté  impitoyable?  Un  enfant  que  la  mégère  avait  mis  au 
monde  un  an  après  l'arrivée  d'Akime  explique  cette  patience.  A  la 
mort  de  son  hôtesse,  Akime  a  chargé  l'orphelm  sur  son  dos,  et  après 
plusieurs  démarches  infructueuses  pour  trouver  du  travail,  il  vient 
frapper  à  la  porte  de  Gleb  le  pêcheur.  La  vieille  Anna  accueille  avec 
joie  sa  demande;  mais  son  mari  se  montrera-t-il  aussi  charitable? 
Elle  tremble  qu'il  ne  refuse;  elle  indique  à  Akime  toutes  les  pré- 
cautions qu'il  faut  prendre,  et  celui-ci  promet  de  les  suivre  de  point 
en  poinL  Bref  Yoncle  Akime  est  reçu  dans  la  maison  de  Gleb;  ce- 
lui-ci a  calculé  en  effet  que  l'enfant  dont  Akime  est  accompagné 
pourra  avec  le  temps  devenir  un  bon  ouvrier.  Au  moment  même  où 
ces  nouveaux  hôtes  s'installent  sous  le  toit  paternel,  Tetre  obtient 
de  Gleb  la  permission  depuis  longtemps  sollicitée,  celle  de  chercher 
du  travail  dans  un  riche  village  des  environs,  et  il  part  avec  son  frère 
Tassili,  laissant  sa  femme  et  ses  enfans  sous  la  garde  du  pêcheur. 

L'oncle  Akime  est  désormais  le  plus  heureux  des  hommes;  mais 
fcpetitGrichka,  Tenfant  qu'il  a  adopté,  est  beaucoup  moins  satisfait, 
3?eut  repartir.  Grichka,  il  faut  bien  le  dire,  est  peu  digne  d'inté- 
rtt  :  ij  est  vicieux  et  sournois.  Quelques  corrections  cependant  le  re- 
stent sur  le  droit  chemin,  et  on  le  voit  bientôt  se  lier  avec  l'aimable 
«tdoux  Vania,  le  plus  jeune  des  fils  du  pêcheur.  Un  jour  ils  condui- 


276  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sent  ensemble  une  nacelle  sur  la  rivière  de  TOka,  qui  coule  près  « 
rhabitation.  Jetés  sur  le  bord  opposé,  ils  se  décident  à  aller  d 
mander  secours  à  quelques  bergers.  Tout  à  coup  ils  rencontrent  lU 
jeune  fille  de  leur  âge  qui,  en  les  voyant,  s'arrête  interdite.  Ils  r 
connaissent  Dounia,  fille  d*un  vieux  pêcheur  nommé  Kondrati,  q 
venait  de  s'établir  depuis  peu  sur  les  bords  de  l'étang.  Les  enfans  ) 
racontent  leur  mésaventure;  Dounia  les  conduit  vers  son  père,  q 
leur  fournit  des  avirons,  et  ils  regagnent  la  maison  sans  que  Gleb  : 
doute  de  leur  escapade.  A  partir  de  ce  jour,  des  relations  assez  fréquei 
tes  s'établissent  entre  Dounia  et  les  deux  enfans;  mais  on  touche  dé 
à  la  fin  de  l'été,  voilà  plus  de  cinq  mois  que  l'oncle  Akime  est  dans 
maison  du  pêcheur  :  l'ennui  commence  aie  gagner,  et  malgré  toui 
la  crainte  qu3  Gleb  lui  inspire,  il  néglige  les  travaux  dont  on  ! 
charge  pour  se  livrer,  suivant  son  habitude,  aux  occupations  les  pli 
futiles.  On  le  voit  passer  des  heures  entières  à  confectionner  de 
jouets  d'enfans;  il  élève  au  milieu  de  la  cour  une  huche  à  étoumea» 
très  habilement  faite.  Le  pêcheur  perd  patience;  il  le  tance  sévère 
ment  et  lui  signifie  qu'il  ait  à  vider  les  lieux  ou  à  reprendre  au  pla 
tôt  la  rame  et  le  filet.  L'oncle  Akime  se  sent  profondément  humiliii 
il  trouve  ces  reproches  injustes  et  cherche  une  autre  place.  La  Pith 
vidence  lui  épargne  ce  soin.  Un  jour  qu'il  tombait  une  neige  glacîali 
mêlée  de  pluie,  le  pêcheur  charge  l'oncle  Akime  d'une  commissîoi 
pressante.  Il  s'agit  de  se  rendre  au  village.  Le  pauvre  Akime  s'eifc 
cute;  mais  il  rentre  au  milieu  de  la  nuit,  mouillé  jusqu'aux  os,  et  M 
couche  sur  le  four.  La  fièvre  se  déclare,  et  peu  de  jours  après,  ai 
moment  où  tous  les  membres  de  la  famille  viennent  de  souper  a 
commun  dans  Y  isba,  l'oncle  Akime  pousse  un  long  gémissement. 

«  —  Qu'as-tu?  lui  demanda  Gleb  avec  impatience. 

«  —  Père,  répo